Introduction
p. 14-15
Texte intégral
« Faire de la science, cela suppose au moins observer des phénomènes, essayer de les expliquer, agir en construisant des dispositifs expérimentaux pour tester ces explications, communiquer les conclusions à d’autres membres d’une communauté. »
(Barberousse et al., 2000, p. 175-176)
1L’archéologie a subi une mutation importante ces dernières décennies. La manière dont on la pratiquait dans les années 1950 n’a plus grand-chose à voir avec ce qui se fait aujourd’hui. Sa professionnalisation et son éclatement en nombreuses disciplines y sont évidemment pour beaucoup. Délivrée de ses vieux oripeaux du XXe siècle, certains aspirent déjà à la faire basculer du côté des sciences expérimentales.
2Le jeu de balancier entre sciences expérimentales et sciences humaines n’est pas nouveau. Il fait écho au vieux débat qui a opposé à la fin des années 1960, d’un côté, les tenants de la New Archaeology qui se proposaient de retrouver des « lois universelles » et qui prétendaient arracher l’archéologie au domaine de l’irréfutable pour en faire une science hypothético-déductive ; de l’autre, les tenants de l’archéologie contextuelle, qui réintroduisirent tout ce que la New Archaeology avait écarté : l’individualisme, la culture et l’histoire. Autant dire qu’ils revenaient sur les prétentions jugées scientistes de leurs prédécesseurs. Aujourd’hui (presque) tous admettent que l’archéologie fonctionne sous le régime caractérisant les sciences dites « historiques ». Et il me semble que les quelques voix discordantes viennent de ceux qui invoquent la complexité des procédures de contrôle qu’elle utilise, oubliant que les techniques utilisées par une science ne préjugent en rien du régime épistémologique sous lequel elle fonctionne (de Beaune 2007).
3Si l’archéologie a bien pour objectif la compréhension de l’homme et des sociétés humaines du passé proche ou lointain, elle fait appel dans ses méthodes à de nombreux acteurs, parfois venus d’horizons inattendus. Il nous revenait de montrer, à travers ce colloque et cet ouvrage que, en deçà de ses questionnements sur le passé des sociétés humaines – l’évolution biologique, cognitive et culturelle des hommes, leur place dans leur environnement naturel et culturel à différentes échelles, du local au global, l’organisation des sociétés tant du point de vue social, politique, qu’économique ou religieux, leur évolution et leurs interrelations, à différentes échelles de temps – l’archéologie constitue un véritable pont entre les disciplines. Et c’est bien souvent là, dans les recoins inattendus de l’interdisciplinarité, qu’il y a des trouvailles à faire ou des éclairages nouveaux à apporter sur des problèmes parfois anciens.
4Plutôt que de revenir sur l’apport de cette interdisciplinarité dont il sera largement question dans ce volume, j’ai choisi de vous faire part, dans cette brève introduction de quelques réflexions sur les relations qu’entretient l’archéologie avec ces deux autres sciences humaines sœurs que sont d’une part l’anthropologie sociale et d’autre part l’histoire.
5Je ne redirai pas ici le rôle essentiel qu’a joué et que joue encore l’anthropologie sociale pour mieux comprendre les sociétés du passé. Je rappellerai brièvement que l’utilisation par les archéologues des données de l’ethnologie a tout d’abord été fort maladroite. Cette première phase, qui s’est étendue sur la première moitié du XXe siècle voire au-delà, se résumait à un comparatisme ethnographique abusif, qui consistait à inférer, de l’analogie d’un ou deux éléments entre deux sociétés, une convergence de l’ensemble des autres éléments, ce qui conduisait inévitablement à prétendre que les sociétés partageant la même économie avaient très probablement la même pensée religieuse et la même organisation sociale. Cette utilisation abusive a été suivie par un rejet massif de tout recours à l’ethnologie jusque dans les années 1975. Aujourd’hui, son utilisation est nettement plus raisonnée. Elle permet essentiellement d’élargir le champ des possibles, à côté d’autres démarches telles que l’expérimentation. Le recours à l’ethnographie est particulièrement fécond dans le domaine des techniques, tant il est vrai que les outils subissent les mêmes contraintes de la matière quels que soient le lieu et l’époque considérés. Mais la tendance comparatiste menace encore aujourd’hui, certains considérant encore que les sociétés humaines répondent à des invariants et peuvent être cataloguées à l’instar des phénomènes géologiques ou climatiques. Plusieurs d’entre nous s’insurgent ici contre cette vision réductrice et souvent néo-évolutionniste des sociétés du passé (entre autres Butterlin, Brun et Michelet, ce volume, p. 184 et p. 193).
6Dans l’autre sens, l’apport de l’archéologie à l’anthropologie est relativement récent. Il consiste surtout en une prise de conscience de l’épaisseur historique des sociétés étudiées par l’ethnologue, qui a eu trop tendance, depuis l’origine de cette discipline, à considérer les sociétés non occidentales comme des sociétés figées, sans histoire. Un bel exemple de cette récente prise en compte de la durée est le colloque « La préhistoire des autres. Comment l’archéologie et l’anthropologie abordent le passé des sociétés non occidentales », qui s’est tenu au musée du Quai Branly en janvier 2011. Cette nouvelle dimension historique conférée aux sociétés considérées comme situées de l’autre côté de la ligne du « Grand Partage » était déjà dans l’air du temps comme en témoignent les plaidoyers de quelques anthropologues (cf. entre autres Bensa 2006, Bazin 2008).
7L’archéologue et l’ethnologue partagent un autre trait commun. L’ethnologue travaille à partir de données orales qui disparaissent aussitôt qu’elles sont proférées et dont il ne garde que le souvenir, paroles éventuellement transcrites dans un cahier ou enregistrées ; l’archéologue détruit les sols d’occupation anciens au fur et à mesure de leur dégagement et ne gardent d’eux que les vestiges matériels qu’ils ont livrés, avec les enregistrements topographiques et photographiques qu’il aura pu réaliser. Tous deux – à la différence de l’historien qui a toujours la ressource de retourner aux archives écrites – travaillent à partir d’une matière éminemment volatile, partielle et partiale. L’anthropologue peut se demander ce qu’aurait dit son informateur à un autre moment de la journée, de l’année, de sa vie, ou ce qu’aurait dit, dans la même circonstance, un autre informateur. De même, la nature et la quantité de données archéologiques disponibles auraient-elles été les mêmes si l’archéologue à l’œuvre avait été un autre, peu expérimenté, ou au contraire plus chevronné ? S’il avait fouillé dans un autre secteur du site ? Si le temps imparti pour réaliser les fouilles avait été beaucoup plus court, ou au contraire beaucoup plus long ? Si les moyens d’analyse à sa disposition n’avaient pas été les mêmes ? Si sa problématique de recherche avait été autre ? Les réponses évidentes à ces quelques questions montrent à quel point nos observations sont éminemment variables en fonction du contexte de la recherche archéologique et anthropologique.
8L’archéologue partage avec l’historien d’autres embûches. D’abord, au-delà du fait brut – événement historique, vestige archéologique attestant de telle ou telle occupation – à un certain niveau de discours, historiens et archéologues entrent tous deux dans une phase interprétative. Ils ont alors le choix entre deux options : soit partir de données muettes par elles-mêmes, et les assembler peu à peu jusqu’à former une figure qui fasse sens, soit partir d’un modèle préalable, d’un catalogue déjà construit de figures possibles, et tenter de rattacher les données à l’une d’entre elles. Les archéologues ont longtemps eu une dilection particulière pour la seconde approche, mais les historiens soucieux de repérer des invariants universels n’en étaient pas exempts non plus. Avec le risque, souligné par Roger Chartier, d’oublier que les faits ainsi isolés et comparés entre eux à travers le temps et l’espace avaient été isolés du contexte précis qui seul leur donnait sens (Chartier 2010, p. 70). Mais la deuxième approche suppose qu’on reconstruise, au prix d’une inévitable interprétation, le contexte où les faits recueillis se trouvaient pris.
9Or, si les historiens sont aujourd’hui bien conscients de la dimension interprétative de leurs écrits, la plupart des archéologues ont encore le plus grand mal à l’admettre.
10Qu’il en soit conscient ou non, l’archéologue, comme l’historien, subit l’influence de son temps. Tous deux sont prisonniers des représentations du passé qui se conforment à un modèle, sans compter que les interprétations qu’ils proposent sont empreintes de leur propre présent. Les questions évoluent en fonction du moment, de même que les réponses qu’ils leur apportent, influencées par le savoir disponible, les croyances ou les dogmes en vigueur. Ils construisent le passé dans le présent et cette construction est scripturaire. Ils sont – l’un et l’autre – « historiographes », au sens défini par Michel de Certeau (2002). Ces orientations sont parfois orchestrées pour s’adapter à des logiques institutionnelles qui n’ont rien à voir avec la science. Mais on sait aussi que l’archéologie, comme l’histoire, n’échappe pas à l’instrumentalisation politique (cf. à ce sujet, de Beaune 2010). Rares sont encore les archéologues qui s’interrogent sur la pertinence de nos interprétations et qui ont conscience que les objets archéologiques ne parlent pas d’euxmêmes et que c’est l’archéologue qui les fait parler (Breniquet ce volume, p. 92).
11Malgré ces obstacles inhérents à toute science historique, nous allons voir dans les pages qui suivent que nos connaissances du passé progressent significativement depuis ces dernières années, d’une part grâce à la multiplication exponentielle des fouilles et prospections en particulier en France – même si certaines régions du monde restent peu explorées – ce qui permet d’accroître significativement les « faits bruts », d’autre part grâce aux progrès des méthodes d’analyse toujours plus nombreuses, toujours plus raffinées. Mais la question de l’interprétation et de l’appropriation des données reste ouverte.
Auteur
Professeur à l’université Jean Moulin Lyon 3 et chercheur au laboratoire Archéologies et sciences de l’Antiquité (UMR 7041). Elle a été directrice adjointe scientifique à l’Institut des sciences humaines et sociales (CNRS) en 2009 et 2010. Auteur de nombreux ouvrages, ses recherches en préhistoire portent sur l’outillage, les gestes techniques et les activités que l’on peut en inférer. Elle travaille sur l’émergence et l’évolution des aptitudes cognitives, des premiers homininés aux hommes modernes et a introduit en France l’analyse croisée de la neuropsychologie et de l’archéologie
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L'archéologie à découvert
Hommes, objets, espaces et temporalités
Sophie A. de Beaune et Henri-Paul Francfort (dir.)
2012