4. Les scientifiques dans le débat public sur l’énergie
p. 304-305
Texte intégral
1Le grand débat national sur la transition énergétique est l’occasion de questionner le rapport complexe que la société entretient avec les scientifiques. Ces derniers sont l’objet d’une grande attente, car perçus comme dépositaires du « savoir » et de promesses qui peuvent en découler ; mais lorsque la transparence fait défaut, ou que des conflits d’intérêt semblent poindre, cette attente se teinte de méfiance. La science est donc vécue aujourd’hui de façon paradoxale, entre espérance et soupçon.
2Plus généralement, la deuxième moitié du siècle dernier a tiré un trait, probablement définitif, sur la vision naïve d’une société absorbant simplement, à son profit et de façon continue, les progrès des sciences et des techniques ; et ce alors même que ceux-ci impriment de façon inégalée l’environnement quotidien de l’Homme. Le débat sur l’énergie pourrait être l’occasion, pour le monde académique, de donner le plus possible d’informations crédibles au grand public (et in fine aux décideurs) sur l’état des recherches et la compréhension autant thématique que globale du processus de transition. Mais s’il est bien mené, il peut également informer sur comment se fait la science, et en particulier sur sa temporalité bien différente du rythme des décisions politiques, mais aussi ses modes de validation.
Expertise scientifique
3Celle-ci est devenue un sujet de réflexion en soi. Individuelle ou collective, elle se généralise, que ce soit à des fins d’information, de prise de décision politique, économique, environnementale, sanitaire ou encore judiciaire. Les organismes de recherches et l’Académie des Sciences ont adopté récemment des « chartes de l’expertise » qui entendent encadrer les cas où des expertises leur sont explicitement demandées. On peut alors s’interroger sur la façon dont ces préconisations peuvent s’appliquer à des participations individuelles lors de débats publics.
4Rappelons une définition de l’expertise, donnée par Philippe Roqueplo : « L’expression d’une connaissance formulée en réponse à une demande de ceux qui ont une décision à prendre, en sachant que cette réponse est destinée à être intégrée à un processus de décision » ; et celle de l’expert (charte de l’expertise de l’Académie des Sciences, mars 2012) : « Un expert peut-être défini comme un acteur reconnu par ses pairs, qui maîtrise les compétences requises pour répondre à une question ».
5Cette reconnaissance par les pairs n’est pas anodine, et doit se comprendre de façon disciplinaire. Un diplôme, s’il peut qualifier une compétence de « scientifique », ne rend pas celle-ci universelle. Les polémiques récentes concernant le climat ont d’ailleurs clairement mis en évidence la nécessaire distinction entre faits scientifiques et opinion. Il y a des lieux où se discute le caractère fondé des résultats scientifiques : ce sont en particulier les revues, souvent techniques, où ils sont publiés et critiqués. Un livre destiné au grand public, même si son impact est grand, ne peut prétendre au critère de scientificité sur la seule base des qualités prêtées à son auteur. On pourrait objecter qu’une telle présentation est trop restrictive, voire élitiste, mais l’on n’a pas à ce jour trouvé meilleure garantie scientifique que l’examen contradictoire par les pairs.
6Cette question paraît d’autant plus importante dans le cas de l’énergie, où l’on n’a pas « une » seule communauté scientifique, mais plusieurs, distinctes : ils seraient bien exceptionnels, les esprits universels qui pourraient prétendre à une compréhension fine des questions scientifiques soulevées tout autant par le nucléaire, le photovoltaïque, la biomasse (elle-même très diverse) ou bien encore les batteries. Le champ couvert par ce débat-ci est très large, tant sur les sources d’énergie, les technologies, le stockage, l’efficacité, les modes de vie, les enjeux sanitaires, environnementaux, économiques ou politiques. Cette diversité inviterait d’ailleurs à relativiser les éventuelles prétentions à une expertise individuelle de type généraliste, et à discuter de l’intérêt, mais aussi des difficultés, d’une expertise collective. Elle rend nécessaire de préciser le sens d’une expertise indépendante, et la façon d’en mesurer le degré. Elle doit aussi conduire à bien séparer, dans le propos de l’expert, ce qui ressort des faits scientifiques, de convictions, ce qui reste soumis aux hypothèses d’un scénario, et ce qui relève plutôt d’une simple opinion. La composante subjective des divers indicateurs doit également être soulignée (cf. I.6). Dans le souci d’accompagner l’information du public, et de crédibiliser les propos, il conviendrait également d’accompagner toute intervention comme expert scientifique dans le débat, d’un ensemble de sources facilement consultables (par exemple sur le site national du débat).
Conflit d’intérêt
7Cette notion mérite elle aussi d’être précisée. Une définition en avait été donnée en 2011 par la Commission de réflexion pour la prévention de conflits d’intérêts dans la vie publique : « Un conflit d’intérêts est une situation d’interférence entre une mission de service public et l’intérêt privé d’une personne qui concourt à l’exercice de cette mission, lorsque cet intérêt, par sa nature et son intensité peut raisonnablement être regardé comme étant de nature à influencer ou paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif de ses fonctions ».
8En théorie, toujours dans l’idée d’appliquer les principes déontologiques acceptés pour les expertises, au cadre du débat public, on pourrait alors être tenté de limiter l’intervention, à titre « d’expert », d’un chercheur ayant eu un contrat de recherche impliquant un opérateur du domaine de l’énergie. Mais en pratique, cela risquerait de réduire le vivier d’intervenants, et probablement de se priver des chercheurs les plus pertinents. Il convient par ailleurs de différencier les activités de conseil ou contractuelles à titre personnel de celles menées au titre d’un laboratoire : un expert recevant un bénéfice personnel n’est pas a priori dans le même rapport d’intérêt/indépendance qu’un chercheur développant un programme contractuel de son laboratoire avec une entreprise. Quoi qu’il en soit, la règle simple suivante devrait s’appliquer : les intervenants invités à s’exprimer au titre d’experts scientifiques, issus du monde académique, devraient indiquer clairement toutes les situations individuelles ou collectives pouvant être considérées comme des sources possibles de conflit d’intérêt (conseils ou contrats auprès d’entreprises liées au domaine de l’énergie…).
9On entend enfin souvent défendre l’indépendance académique comme une condition importante d’une recherche féconde, ce qui est certes vrai. Mais l’on devrait tout autant mettre en valeur cette indépendance comme une nécessité démocratique, pour une société confrontée sans cesse à des choix à fort contenu scientifique.
Bibliographie
Références bibliographiques
• P. ROQUEPLO – Entre savoir et décision, l’expertise scientifique, INRA, Sciences en Questions, 1997.
• Avis du COMETS – Ethique et expertise scientifique, 2005.
• Charte de l’expertise du CNRS – www.cnrs.fr/fr/une/docs/charte_expertise_cnrs.pdf, 2011.
• Charte de l’expertise de l’Académie des Sciences – www.academie-sciences.fr/activite/rapport/charte0412.pdf, 2012.
Auteur
Physicien, Directeur de Recherche au CNRS, LPTMC, Paris.
remy.mosseri@upmc.fr
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L'archéologie à découvert
Hommes, objets, espaces et temporalités
Sophie A. de Beaune et Henri-Paul Francfort (dir.)
2012