3. Enseigner l’énergie à la fois comme concept scientifique et comme bien public
p. 302-303
Texte intégral
1Malgré son omniprésence dans les programmes scolaires français des classes scientifiques depuis plus d’un siècle, l’enseignement de l’énergie reste une gageure. Car l’énergie est de ces concepts qui ne possèdent aucun correspondant dans l’ordre des perceptions ; un concept formel* dont nous n’avons, de l’aveu même de tout physicien, aucune connaissance de ce qu’elle est. Une conséquence cognitive majeure de cela est que le degré d’abstraction nécessaire à la construction du concept d’énergie reste redoutablement élevé : approcher l’énergie revient à porter l’attention sur ses manifestations afin de favoriser peu à peu l’exercice de la pensée formelle* à travers laquelle les concepts n’appartenant pas au monde des sensations finissent par prendre corps, par faire sens. Privée par essence de la possibilité d’être définie, l’énergie n’en demeure pas moins un objet d’enseignement dont la construction, en contexte scolaire, doit passer par l’étude de ses propriétés fondamentales : conservation et transfert. Quels que soient les domaines d’applications concernés, la quantité totale d’énergie de n’importe quel système isolé doit rester constante ; l’énergie peut passer d’une forme à une autre au sein de ce système mais demeure, en quantité totale, constante dans le temps. Dans cette perspective, une façon de donner sens au concept d’énergie est de permettre aux élèves, au collège et au lycée, de s’interroger sur la possibilité de réaliser un événement non réalisable de manière immédiate (ex. faire rouler une voiture).
Concilier les énergies
2L’enjeu consiste ensuite à trouver un juste équilibre entre « énergie » objet de la science et « énergie » objet social afin d’éviter l’installation prématurée de tensions entre savoir savant et savoir utile pour le débat citoyen. Si dans la physique scolaire l’énergie est cinétique, potentielle et se conserve, dans la vie quotidienne elle est fossile, verte, propre, renouvelable et dégradable. C’est cet effort de conciliation qui doit conduire les volontés didactiques actuelles. Car c’est bien parce que l’énergie se transfère et se conserve, qu’on ne peut pas la créer à partir de rien, c’est « parce que les réservoirs d’énergie sont de taille finie que les choix énergétiques deviennent des enjeux de société ». Les nouveaux programmes de lycées des classes scientifiques semblent avoir pris la mesure de ces nécessités puisqu’ils engagent les enseignants à outiller conceptuellement les élèves pour comprendre une partie des enjeux et débats de société autour de l’énergie.
3Il n’en reste pas moins qu’en arrivant à l’université les étudiants trouvent plus abstraite la notion d’énergie que, par exemple, celle de quantité de mouvement*, alors que du point de vue mathématique les scalaires* leur sont bien évidemment plus faciles à manipuler que les vecteurs*. Une des raisons de ce paradoxe tient au fait que la conservation de la quantité de mouvement peut être intuitée en jouant aux billes, puis se préciser en observant des collisions de palets sur une table à coussin d’air. En revanche pour la conservation de l’énergie, il faut l’admettre lors de transformations en acceptant, pour sauver le bilan numérique, de rendre homogène par le jeu de constantes fondamentales des quantités aussi différentes dans leur perception sensible immédiate que l’énergie mécanique, la chaleur (E = JQ), la masse (E = mc²), la fréquence* (E = hʋ)… Quoi de plus abstrait sans des instruments de mesure sophistiqués, même lorsqu’on invoque l’existence aujourd’hui bien concrète du neutrino*, postulée par Pauli uniquement pour sauver le bilan énergétique de la radioactivité β ?
Incarner le concept d’énergie
4Cela dit, même si les étudiants disposaient des instruments appropriés, on ne prouve pas une loi de conservation : on l’admet en la jugeant rationnelle, sachant que la contester nécessiterait de s’appuyer sur une expérience-clé que rien ne réclame à ce jour. Pour faire admettre comme rationnelle une loi de conservation, une argumentation consiste à la faire découler d’un principe d’invariance semblant « naturel » dans les idées d’une époque, voire le « bon sens ». En l’occurrence, le principe d’invariance à invoquer est celui des lois physiques par translation dans le temps, autrement dit au cours du temps et toutes choses égales par ailleurs (cf. II.1). Cet argument ne dissipe pas immédiatement le caractère abstrait du concept mais aide les étudiants à admettre la loi de conservation comme une « évidence naturelle » et à se l’incorporer par les pratiques qui leur sont proposées. Certains s’en trouvent motivés pour la recherche lorsqu’on les ouvre en prime à un questionnement philosophique : comment se fait-il que la nature se prête au respect de principes d’invariance qui germent dans l’esprit humain ?
5Incarner le concept d’énergie repose plus encore sur l’intérêt que certains étudiants portent aux questions liées à la « transition énergétique ». Bon nombre sont en effet plus passionnés par les sciences et techniques quand elles leur offrent la démarche qui consiste, en des circonstances propices, à mettre sa discipline au service de la résolution d’un problème essentiel pour la ou les générations à venir. La transition énergétique en cours est l’une de ces circonstances : amplifiée par la croissance continue des besoins énergétiques mondiaux, elle soulève de multiples problèmes environnementaux dont la question climatique. Face à cette situation reconnue complexe, aucune discipline ne saurait prétendre détenir à elle seule des solutions globales. Certes les énergies donnent lieu à un concept transversal, facilitant les innovations pluridisciplinaires scientifiques et techniques, mais leur exploitation fait l’objet de politiques publiques, de pratiques sociales, ainsi que d’attentes, de croyances et parfois même de craintes, ce qui implique l’ensemble des préoccupations des sciences humaines et sociales. Pour répondre à cette nécessité de rapprochement des « deux cultures » citées, commencent à voir le jour des formations universitaires allant en ce sens.
Bibliographie
Références bibliographiques
• P. BALLINI, G. ROBARDET, et J.-M. ROLANDO – L’intuition, obstacle à l’acquisition de concepts scientifiques, Propositions pour l’enseignement du concept d’énergie en Première S. Aster, 1997.
• J. VINCE et A. TIBERGHIEN – Enseigner l’énergie en physique à partir de la question sociale du défi énergétique, Review of Science, Mathematics and ICT Education, 2012.
• L. VALENTIN – L’univers mécanique, Hermann, 1995.
Auteurs
Didacticienne, Maître de Conférences, LDAR, Université Paris Diderot, Paris.
cecile.dehosson@univ-paris-diderot.fr
Physicien, Professeur émérite, Université Paris Diderot, Paris.
lvalentin91@orange.fr
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L'archéologie à découvert
Hommes, objets, espaces et temporalités
Sophie A. de Beaune et Henri-Paul Francfort (dir.)
2012