2. Gaz de schiste : une source d’énergie qui fait débat
p. 244-245
Texte intégral
1Jamais la production d’une source d’énergie n’a crû de manière aussi rapide que celle du gaz de schiste. S’il a fallu 60 ans au pétrole et 40 ans au nucléaire pour atteindre une production annuelle de 200 Mtep/an, cette industrie a réussi à dépasser ce cap en une dizaine d’années seulement (en comparaison, la production de pétrole des sables bitumineux de l’Alberta n’est que de 80 Mtep). Alors que jusqu’en 2008, l’Amérique du Nord appréhendait une pénurie imminente de gaz naturel et multipliait les projets de ports méthaniers sur les deux côtes du continent afin d’accueillir le gaz liquéfié en provenance du Moyen-Orient ou de la Russie, aujourd’hui, le Nouveau Monde est en situation de surplus chronique et prévoit sous peu d’exporter massivement cette ressource vers le reste de la planète. La crise énergétique américaine n’aura donc pas lieu. Du moins, pas avant quelques décennies.
L’exploitation en flèche d’une ressource non-conventionnelle
2Comment expliquer ce retournement ? L’Amérique du Nord consomme environ le quart de la production mondiale de gaz naturel alors que ses réserves conventionnelles représentent environ 5 % de celles de la planète. Au début des années 2000, la grande industrie a sonné l’alarme : il fallait absolument trouver une alternative aux réserves qui s’épuisaient rapidement. Pendant que tous les yeux étaient tournés vers les divers projets de port méthanier, l’industrie gazière du continent, qui est dominée par des sociétés de petite et moyenne taille, cherchait les moyens de survivre et développait activement une technologie qui devait permettre d’extirper le gaz naturel des immenses réserves contenues dans les schistes gaziers formant une partie importante du soussol du continent, un défi colossal.
3Dès les premières années du nouveau millénaire, les résultats des forages dans le schiste de Barnett au Texas furent très prometteurs et le coup de pouce final fut offert par le vice-président Richard Cheney, qui décida de soustraire les liquides de fracturation hydraulique à l’application du Clean Water Act en 2005, alors que les difficultés de la guerre en Irak relançaient le débat sur l’indépendance énergétique aux États-Unis. Libérées de ces contraintes, les compagnies gazières se lancèrent dans l’exploitation à grande échelle de cette ressource, tant au États-Unis que dans le nord-est de la Colombie-Britannique, au Canada.
4L’exploitation du gaz de schiste repose sur la technique de la fracturation hydraulique. On creuse d’abord un puits vertical jusqu’au schiste argileux puis on fait tourner la tête de forage afin de poursuivre horizontalement, dans le schiste, sur une distance entre un et deux kilomètres, parfois plus. On injecte ensuite le liquide de fracturation sous pression afin d’ouvrir des chemins dans la roche et de permettre au gaz de diffuser, ce liquide étant généralement composé essentiellement d’eau (96 %), de sable (4 %), et de divers produits qui assurent une fracturation optimale (< 1 %) permettant d’extraire, sur la durée du puits, environ 20 % du gaz en place. Lorsque la fracturation est réussie, le gaz, sous pression, s’échappe rapidement et la production initiale d’un puits peut atteindre 250 000 mètres cubes par jour les premiers mois, pour ensuite diminuer rapidement, à 20 ou 30 % de la production initiale après un an, et moins de 10 % après quelques années. Pour maintenir une production viable, une société gazière doit donc constamment forer de nouveaux puits qui s’étalent systématiquement à travers le territoire. Cette diminution rapide de la production est confirmée par la chute dramatique de la production moyenne de gaz par puits entre 1998 et aujourd’hui (figure 1).
Les premières inquiétudes
5La multiplication très rapide des puits sur des territoires agricoles et urbains a suscité une inquiétude importante dans la population et chez les scientifiques en ce qui concerne les risques environnementaux du procédé de fracturation hydraulique. On se préoccupe tout particulièrement de la possibilité de contamination des nappes phréatiques, des risques associés à la gestion des eaux de reflux et de l’impact à long terme de ces dizaines de milliers de puits qui seront fermés avec 80 % du gaz en place, un gaz qui risque de s’échapper sur plusieurs décennies. Plusieurs États et plusieurs pays comme la France et le Québec ont d’ailleurs voté des moratoires sur l’exploration ou la fracturation hydraulique ces dernières années, dans l’attente d’une évaluation complète des impacts environnementaux de cette industrie. Malgré une poignée d’études, les questions sont nombreuses et on attend avec impatience les résultats de l’étude de l’Environmental Protection Agency (EPA), l’organisme américain en charge de la protection environnementale, qui devrait livrer son rapport sur les risques pour l’eau en 2014.
6D’ici là, de nombreux États américains ainsi que la Colombie-Britannique continuent à promouvoir le développement de cette industrie. Alors que l’économie nord-américaine peine à se sortir de la crise qui dure depuis 2008, les emplois et l’argent associés à cette industrie semblent bien difficiles à refuser et seules quelques régions résistent. Si l’impact sur l’eau reste à préciser, l’effet de cette production sur la lutte contre les changements climatiques est inquiétant. Le surplus de gaz naturel en Amérique du Nord a fait chuter les prix, qui sont entre 6 et 10 fois plus faibles que le pétrole à énergie égale, un niveau jamais atteint qui empêche tout développement à grande échelle de projets d’énergie renouvelable en Amérique du Nord à l’exception, bien entendu, de l’hydroélectricité, puisqu’une taxe sur le carbone est politiquement impossible sur l’essentiel du continent. Par ailleurs, la démonstration à grande échelle de l’efficacité de la fracturation hydraulique se fait également sentir dans l’industrie des hydrocarbures traditionnels, ce qui a permis d’augmenter significativement le rendement des puits vieillissants ou même abandonnés et de contribuer à l’augmentation significative de la production de pétrole aux États-Unis ces dernières années.
7Il est encore trop tôt pour évaluer pleinement le coût environnemental de l’exploitation du gaz de schiste. Une chose est certaine, cette nouvelle ressource ne bouscule pas que le marché nord-américain. C’est toute la planète qui s’en trouve affectée. Pour le meilleur et pour le pire.
Bibliographie
Références bibliographiques
• AGENCE INTERNATIONALE DE L’ÉNERGIE – Golden rules for a golden age of gas, www.worldenergyoutlook.org, 2012.
• N. MOUSSEAU – La révolution des gaz de schiste, MultiMondes, 2010.
• CONSEIL SCIENTIFIQUE RÉGIONAL D’ÎLE-DE-FRANCE – Risques potentiels de l’exploration et de l’exploitation des hydrocarbures non conventionnels en Île-de-France, www.ile-de-france.fr, 2012.
Auteur
Physicien des matériaux, Professeur des Universités, Titulaire de la Chaire de Recherche du Canada en physique numérique des matériaux complexes, Université de Montréal, Québec.
nm@normandmousseau.com
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