10. La valorisation des chaleurs fatales : un potentiel important encore trop peu utilisé
p. 238-239
Texte intégral
1L’association européenne Euroheat & Power estime que la quantité de chaleur gaspillée dans la production électrique, l’incinération et l’industrie en Europe serait équivalente à 500 milliards d’euros, soit 1 000 euros par Européen par an. En France, la Direction Générale de l’Énergie et du Climat estimait les gisements de chaleurs produites par un processus dont l’objet n’est pas la production de cette chaleur (les « chaleurs fatales ») comme « considérables » et « très diversifiés ». La situation actuelle des chaleurs fatales en France peut être brossée comme suit, en valeurs annuelles : 80 MTep pour les centrales nucléaires – dont seuls 0,4 sont actuellement valorisés ; 24 MTep dans les industries, encore marginalement réutilisés ; 4 Mtep dans les usines d’incinération des déchets – dont 0,5 est actuellement valorisé sous forme thermique et 0,4 sous forme électrique ; plus de 10 MTep dans le tertiaire (rejets des data-centers, de la climatisation et du froid commercial, etc.) encore très peu recyclés.
2Pour comparaison, les besoins de chaleur, représentant environ la moitié de la consommation finale française, se montent à 85 MTep/an, dont plus de la moitié pour maintenir des bâtiments à 20 °C.
3La valorisation des chaleurs fatales apporte un double bénéfice : diminution de la pollution thermique* et substitution d’énergie conventionnelle. Elle se heurte toutefois à plusieurs contraintes.
Contraintes techniques
4La valorisation sous forme électrique est possible si l’on dispose de chaleur à haute température, typiquement avec les techniques actuelles 300 °C ; les contraintes sont alors faibles. Les défis auxquels doit faire face la valorisation thermique des chaleurs fatales sont de 3 ordres : techniques, économiques et organisationnels.
5La première contrainte concerne la concordance de qualité. Il s’agit d’assurer la compatibilité des niveaux de température entre ressource et usage. La température d’utilisation va dépendre essentiellement de l’application (chauffage des bâtiments : 25 à 80 °C, eau-chaude sanitaire 60 °C et chaleur industrielle 25 à plus de 100 °C) et de caractéristiques techniques propres (chauffage par radiateur ou par le sol, etc.). Si la température de la ressource n’est pas suffisante, l’emploi d’une pompe à chaleur* est nécessaire, avec des implications techniques et financières certaines.
6La deuxième contrainte touche à la concordance de lieu. Si la ressource fatale n’est pas utilisée en interne, il y a besoin d’un réseau de connexion externe dédié : contrairement au réseau électrique*, les réseaux thermiques sont peu présents en France. Une bonne valorisation impose une densité de demande de chaleur suffisante dans le voisinage, ce qui souligne l’importance de la mixité des activités au sein d’un territoire et de la densification de l’habitat.
7Enfin la troisième contrainte est la concordance de temps. La demande de chaleur peut être constante (process, eau chaude sanitaire sur une base journalière) ou varier fortement (chauffage des bâtiments). La prise en compte de la simultanéité de la production fatale et de la demande est essentielle et peutêtre améliorée grâce au stockage de la chaleur à court ou moyen terme. Pour le cas spécifique des besoins thermiques des bâtiments, il faut tenir compte de la relation entre la puissance et l’énergie (courbe de charge). Ainsi, 25 % de la puissance maximale permet de fournir environ 50 % de l’énergie et la moitié de la puissance maximale assure 80 % de l’énergie ; ce qui plaide pour une complémentarité des ressources (par exemple chaleur fatale* industrielle comme base et gaz pour les pointes par exemple).
LE CAS DU DANEMARK
Le Danemark est un des pays les plus efficaces du point de vue énergétique. Dès 1979, une première loi, le « Heat supply act », donne priorité au développement de la production couplée de chaleur et d’électricité, aux réseaux urbains, avec à la clé un plan directeur des réseaux de chaleur. L’obligation de se connecter au réseau de chauffage urbain, la stabilité du cadre politique et juridique et les taxes prélevées sur les énergies fossiles permettent le financement de ces infrastructures. La production électrique est assurée à 50 % par la cogénération* et à 20 % par les éoliennes. La récupération de la chaleur représente 80 % de la chaleur délivrée par les chauffages urbains qui, eux-mêmes fournissent, plus de 60 % de la chaleur aux usagers. Les besoins de chaleur des habitants de Copenhague sont fournis à 98 % par des réseaux thermiques, où les 5 communes qui forment le Grand Copenhague travaillent en partenariat.
Contraintes économiques et organisationnelles
8Les infrastructures nécessaires ont besoin de temps pour s’amortir, donc les ressources fatales et les besoins de chaleur doivent être pérennes ou « noyés » dans des systèmes multiressources/multi-usages. D’autre part, on se doit d’être concurrentiel aussi bien vis-à-vis de la chaleur vendue que pour la gestion du déchet thermique. Si la température de la chaleur fatale est élevée, la ressource peut avoir une certaine valeur et donc un prix d’achat positif, si elle est « basse », elle est vue comme un déchet à éliminer et donc peut donc s’acquérir à un prix « négatif ».
9La valorisation des chaleurs fatales n’est pas spontanée vues les contraintes décrites plus haut ; le commerce de l’énergie thermique n’est en général pas le « core business » des acteurs directement concernés (producteurs de la chaleur fatale et utilisateurs). L’intervention d’un acteur industriel actif dans le commerce de la chaleur est quasiment incontournable, surtout dans le cas où la valorisation n’est pas dédiée à un preneur principal mais distribuée (contacts commerciaux, facturation, suivi, etc.).
Des solutions innovantes
10La première solution s’impose si on dispose d’une température de rejet compatible avec un chauffage à distance « classique » (T > 80 °C). S’il existe un réseau urbain de chaleur à proximité, c’est la situation la plus facile mais, dans le cas inverse, ce peut être une excellente opportunité d’en créer un. Comme exemples typiques, citons les usines d’incinération, la cogénération*, les process industriels comme les cimenteries, etc. C’est le chemin qu’ont suivi systématiquement certains pays comme le Danemark depuis trente ans, avec un succès remarquable. Grâce au développement d’un réseau dit à « basse température », une deuxième solution peut être envisagée pour valoriser une température de rejets basse mais compatible avec une utilisation (thermalisme, serres horticoles, bâtiments HQE, éco quartier, etc.). Enfin, la troisième solution s’applique à une température de rejet non compatible avec une valorisation directe : l’utilisation de pompes à chaleur pour remonter la température est alors indispensable. Elle peut se réaliser de manière centralisée, en alimentant un réseau de chaleur ; ou de manière décentralisée, en alimentant un réseau d’eau à basse température – solution possible en milieu dense pour les besoins de chauffage. Cette solution peut se combiner avec une ressource comme l’eau froide des couches profondes de lac ou de la mer alimentant un réseau de froid pour les besoins de climatisation.
11La valorisation intensive des chaleurs fatales n’est techniquement pas un problème difficile, le besoin d’innovation est principalement d’ordre organisationnel : on modifie les habitudes chez les 2 acteurs – producteur de chaleur déchet et demandeur de chaleur. Un tiers (société énergétique maîtrisant bien les réseaux de chaleur) est le plus à même de jouer le médiateur. Au vu de l’importance des aspects territoriaux, le rôle des collectivités publiques est fondamental, mais les grands besoins financiers pour mettre en place les infrastructures laissent une place certaine au secteur privé. Son nécessaire développement requiert de mieux connaître cette ressource encore trop négligée, de développer des expériences de valorisation commerciale et de bien les évaluer afin de promouvoir les bonnes pratiques et d’accélérer leur développement.
Bibliographie
Références bibliographiques
• CETE de l’Ouest – www.cete-ouest.developpement-durable.gouv.fr/reseaux-de-chaleur-et-energies-de-a438.html.
• Direction Générale de l’Énergie et du Climat – Programmation pluriannuelle des investissements de production de chaleur : période 2009-2020, www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics, 2009.
Auteur
Physicien, Professeur, Groupe Énergie de l’Institut Forel, Université de Genève, Genève.
bernard.lachal@unige.ch
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