32. Les conditions sociotechniques du développement des ENR
p. 196-197
Texte intégral
1Les pays européens ayant misé sur un soutien aux énergies renouvelables (ENR) en mesurent actuellement les avantages : floraison de petites et moyennes entreprises, développement d’emplois, mises en filières, ouvertures de marchés, moindre dépendance énergétique, développement local, forte capacité de résilience en cas d’accident climatique ou technique… En France, le Grenelle de l’environnement, conforté par les impératifs de transition énergétique, a constitué une belle occasion de promouvoir ces énergies et les dynamiques d’innovation qui leur sont associées. Des scénarios énergétiques* ambitieux servent de référence aujourd’hui, comme le scénario Négawatt*, qui, sur la base du développement des ENR combiné à l’amélioration de l’efficacité énergétique des technologies et à la généralisation d’une culture de sobriété énergétique, vise en 2050 à une réduction des deux tiers de l’énergie consommée, à une très forte diminution des émissions de CO2, et à la disparition progressive du recours aux énergies fossiles et fissiles. Ce projet de transition énergétique suppose un changement de paradigme quant aux choix technologiques pour tendre vers une société moins carbonée. Il reste tributaire d’une volonté politique forte et d’une prise de conscience collective. De fait, il importe que l’ensemble de la collectivité y contribue. En effet, alors que les systèmes techniques ENR sont innovants et performants, le rythme de leur diffusion reste encore balbutiant. Plusieurs raisons à cela, dont deux principales : la première est éminemment complexe et renvoie à ce que l’on nomme communément leur « acceptabilité sociale » ; la seconde relève du politique et se cristallise autour de controverses.
De leur acceptabilité sociale…
2Réfléchir en termes d’acceptabilité sociale, c’est appréhender tout à la fois les conditions qui permettent le changement, ainsi que les effets d’inertie produits par toute une série de résistances. Ainsi, dans une approche classique et bien souvent déterministe, on peut interroger les courbes de diffusion des différentes technologies ENR au regard d’un calcul coût-bénéfice mis en œuvre par les usagers ou les territoires concernés, généralement investis d’une rationalité économique. On fait alors l’hypothèse que leur calcul s’organise sur la base de comparaisons ayant trait aux intérêts directs ou plus lointains de s’équiper ou pas de tel ou tel dispositif ENR. Ces intérêts concernent l’impact escompté de leur choix soit sur la facture (le prix à payer), soit sur le compteur (l’énergie épargnée ou produite), soit en termes de satisfaction (avoir adopté une technologie compatible avec des valeurs), soit en termes d’image (greenwashing).
3Mais d’autres considérations entrent en ligne de compte. Par exemple, pour ce qui concerne le photovoltaïque, des conflits d’usage au niveau du foncier qui portent atteinte à des activités traditionnelles peuvent intervenir comme facteur limitant. Pour ce qui est de l’éolien, les représentations que l’on se fait des perturbations possibles des futurs mâts (perturbations de la réception des ondes radioélectriques), de leurs impacts visuels (caractère inesthétique), sanitaires (bruit des pâles qui provoquerait insomnies, stress et maux de tête), ou environnementaux (sur la flore, l’avifaune*), peuvent fortement contrarier la mise en œuvre de projets. De manière générale, l’importance des démarches (choix des technologies, montage du dossier, demande d’autorisation, repérage des professionnels, apprentissage des fonctionnalités, maintenance…) ajoute une contrainte supplémentaire que l’on peut ranger au titre du caractère social des facteurs de blocage. Là aussi, le processus de décision peut être analysé sous l’angle d’un calcul dans lequel, pour lever ces freins, l’État ou les collectivités locales peuvent intervenir pour inverser la situation grâce à des mesures qui compensent l’investissement de départ.
… à leur faisabilité sociotechnique
4Raisonner en termes d’acceptabilité sociale, c’est renvoyer aux seuls usagers, citoyens ou élus la responsabilité d’adopter ou pas les technologies concernées. C’est considérer que seule la dimension sociale joue dans la réalisation des potentiels dont sont investies les technologies. Or, la frilosité à s’engager dans l’acquisition ou l’utilisation d’un dispositif ENR réfère à une logique plus complexe. Les freins à l’adoption de certains équipements ne sont pas uniquement d’ordre socio-économique ; ils sont aussi techniques. Ils relèvent à la fois du jeu d’un processus de disqualification des techniligues ENR sur un marché concurrentiel et/ou de la difficulté à partager une culture moins énergivore dans une société qui, paradoxalement, invite à consommer toujours plus : les normes techniques et sociales tendent à tirer les pratiques vers plus de confort (température idéale de 19-20 °C, développement de la balnéothérapie et de la climatisation, multi-équipement, éclairage abondant…), ce qui entre en dissonance forte avec les messages visant à faire économiser l’énergie. Ils renvoient aussi au fait que les technologies sont le plus souvent conçues en dehors de leurs destinataires. Leurs concepteurs font en effet deux paris : que l’annonce de performance suffit à convaincre et que les clients mettront en œuvre des usages conformément à l’efficience programmée. On pourrait dire qu’ils attendent d’eux qu’ils s’adaptent aux technologies, comme s’ils constituaient une seule et même catégorie, homogène, en capacité d’adhérer, d’une seule et unique façon, aux projets énergétiques véhiculés par ces technologies.
5De fait, s’approprier une technologie ne résulte pas uniquement d’un calcul visant à maximiser une « fonction d’utilité » ou une « fonction de satisfaction », mais constitue un processus à la fois cognitif et technique qui repose sur des savoirs et des connaissances (techniques, mais aussi profanes), des représentations (autour des enjeux, des valeurs portées par la technique, des menaces imaginées), des arbitrages (économiques, familiaux, organisationnels…), des réseaux sociaux, des rapports aux médias, de jeux politiques… Le jeu des controverses peut alors se déployer à son aise. Les ENR ne sont alors pas toujours considérées comme une clé pour relever le défi de la transition énergétique. C’est le jeu croisé de ces nombreux facteurs qui, dans le cas de l’éolien, concourt à l’émergence de contestations autour de mouvements de type nimbyistes qui tendent à ralentir les projets. Dans le cas d’une controverse, bien souvent, la technologie n’est pas en cause ; c’est plutôt la manière dont son annonce est faite (sans consultation préalable des territoires d’accueil), le type de partenariat et l’instabilité de la réglementation, qui sont mis en débat.
6Les dispositifs ENR ne sont donc pas que des technologies. Ils comportent une part sociale dans le sens où les publics destinataires y adhèrent ou les rejettent, se les approprient ou les disqualifient, dans un contexte territorial, économique et politique spécifique. C’est pourquoi en lieu et place de la notion d’acceptabilité sociale, il importe de raisonner en termes de faisabilité sociotechnique, expression qui évoque une responsabilité partagée entre l’univers technico-politique et le monde social.
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Références bibliographiques
• J.-C. DEBEIR, J.-P. DELEAGE et D. HEMERY – Les servitudes de la puissance. Histoire de l’énergie, Flammarion, 1986.
• J. ELLUL – Le bluff technologique, Hachette, 1987.
• A. GRAS – Grandeur et dépendance, PUF, 2003.
10.3917/oj.roche.2001.01.0091 :• D. JODELET – Le phénomène Nimby, dans L’environnement, question sociale, Odile Jacob, 2001.
• M.-C. ZELEM – Politiques de maîtrise de l’énergie et résistances au changement, L’Harmattan, 2010.
Auteur
Sociologue, Professeur des Universités, Directrice du Département de Sociologie et Anthropologie, Université Toulouse II Le Mirail, membre du CERTOP, Toulouse.
zelem@univ-tlse2.fr
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2012