1. Du projet Manhattan au nucléaire civil
p. 107-109
Texte intégral
1L’exploitation de l’énergie nucléaire est une industrie jeune dont les origines militaires ont pesé et continuent de peser sur l’attitude des populations à son égard.
Les précurseurs et le projet Manhattan
2C’est au physicien français Henri Becquerel que l’on fait en général remonter le début de l’ère atomique avec sa découverte de la radioactivité naturelle en 1896. Mais ce sont les Français Pierre et Marie Curie qui réussirent les premiers à isoler les éléments chimiques responsables de ces « rayons Becquerel ». En 1903, les Anglais Rutherford et Soddy décrivirent la radioactivité comme la transmutation spontanée d’un noyau d’atome en un nouveau noyau d’atome. En 1934, Irène et Frédéric Joliot-Curie découvrirent la radioactivité artificielle, et à leur suite l’Italien Enrico Fermi émit l’hypothèse que le neutron était le moyen idéal de provoquer cette radioactivité artificielle. Puis, c’est l’Allemand Otto Hahn (aidé par Lise Meitner) qui mit en évidence le principe de la fission de l’uranium 235 lors de la capture d’un neutron. Suite à cette avancée, les chercheurs découvrirent que la fission d’un noyau lourd d’uranium s’accompagnait d’un énorme dégagement d’énergie en vertu de la loi d’équivalence entre la masse et l’énergie énoncée en 1905 par Albert Einstein (E = mc2 où E représente l’énergie, m la masse et c la vitesse de la lumière ; la désintégration* d’un gramme d’235U libère autant d’énergie que la combustion de 2 tonnes de pétrole ou de 3 tonnes de charbon). Ils constatèrent alors qu’un seul isotope de l’uranium naturel, l’235U, subissait la fission sous l’effet des neutrons lents et qu’elle s’accompagnait de la libération de 2 à 3 neutrons, laissant entrevoir la possibilité d’une réaction en chaîne. En 1939, l’équipe du Collège de France à Paris (Frédéric Joliot-Curie, Hans van Halban et Lew Kowarski) démontra que pour provoquer une réaction en chaîne avec l’235U, il fallait soit ralentir les neutrons soit disposer de matières nucléaires présentant une forte concentration en isotopes fissiles (teneur élevée en 235U ou choix du plutonium ; c’est le principe des réacteurs à « neutrons rapides »). La première réaction en chaîne contrôlée fut obtenue par Enrico Fermi en 1942, émigré comme beaucoup d’autres savants aux États-Unis depuis l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale. Ces chercheurs rassemblèrent alors leurs forces pour concevoir une arme nucléaire avant que l’Allemagne nazie ne soit en mesure de le faire. Le « programme Manhattan » fut lancé à l’initiative du Président Roosevelt, sous la responsabilité conjointe de Robert Oppenheimer et du général Leslie Groves.
3L’utilisation militaire de l’énergie nucléaire a ainsi précédé ses applications civiles puisque les États-Unis firent exploser la première bombe expérimentale le 16 juillet 1945 à Alamogordo dans le désert du Nouveau Mexique et utilisèrent cette arme contre le Japon en août 1945 (le 6 sur Hiroshima et le 9 sur Nagasaki).
Le début des applications civiles et le retour de la France dans le club atomique
4Si le principe de la bombe consiste à accélérer la réaction en chaîne afin d’obtenir un maximum d’énergie en une seule fois, celui de la centrale nucléaire consiste à contrôler cette réaction en chaîne afin d’obtenir une certaine quantité d’énergie pendant une certaine durée. Quelle que soit la filière utilisée, le principe est toujours le même : la chaleur produite par la réaction en chaîne est transformée en vapeur, via des générateurs de vapeur, qui actionnent une turbine, laquelle est alors couplée à un alternateur pour produire de l’électricité. Il faut un ralentisseur qui n’absorbe pas trop les neutrons (comme l’eau lourde ou le graphite) ou enrichir un peu l’uranium si l’on opte pour un ralentisseur qui les absorbe beaucoup, comme l’eau ordinaire. Rappelons que l’uranium naturel ne comporte que 0,7 % d’235U, qui est fissile, et 99,3 % d’238U qui ne l’est pas. D’où la nécessité de passer à 3 ou 4 % d’235U si l’on choisit l’eau ordinaire comme ralentisseur.
5Quatre pays firent la course en tête après 1945 : les États-Unis, l’Union soviétique, la Grande-Bretagne et la France. Tous privilégièrent les filières à « neutrons lents ». Toute filière nucléaire à neutrons lents se définit par trois composantes : son combustible, son fluide caloporteur et son ralentisseur. Les États-Unis optèrent pour la filière à uranium enrichi et à eau ordinaire, la Grande-Bretagne et la France choisirent plutôt au départ la filière à uranium naturel, graphite et gaz carbonique (UNGG) car à l’époque ces deux pays ne savaient pas enrichir l’uranium et les États-Unis refusaient de leur en vendre. La filière UNGG permettait en outre de se diriger vers des applications militaires puisque l’on obtient du plutonium comme sous-produit. La première électricité d’origine nucléaire fut produite aux États-Unis en 1951 dans l’Idaho avec un réacteur non pas à neutrons lents mais à neutrons rapides d’une puissance de 100 kW. Les filières testées ensuite furent à neutrons lents, du type BWR (réacteurs à eau bouillante) ou PWR (réacteurs à eau pressurisée). C’est cette dernière filière qui est aujourd’hui la principale filière utilisée dans le monde.
6La France, qui était à la pointe de la recherche atomique avant la guerre, se retrouva un peu distancée après celle-ci. Le 18 octobre 1945, le Général de Gaulle créa par ordonnance le CEA (Commissariat à l’Énergie Atomique). La première pile atomique française Zoé, de faible puissance, faite avec de l’oxyde d’uranium et quelques tonnes d’eau lourde norvégienne que la France avait réussi à préserver durant la guerre, commença à fonctionner le 15 décembre 1948. De l’uranium avait été découvert dans le Limousin suite à un effort intense de prospection. Trois réacteurs furent ensuite construits à Marcoule (G1, G2, G3), ainsi qu’une usine de retraitement des combustibles irradiés pour la production de plutonium destiné à faire la bombe. Pour ces trois réacteurs on choisit le graphite comme modérateur car c’était plus facile et moins coûteux que de produire de l’eau lourde. Le réacteur G1, refroidi par air en circuit ouvert, commença à fonctionner en 1956 ; mais il fut arrêté au bout de quelques années pour des raisons de sûreté. Les deux autres réacteurs G2 et G3 étaient refroidis par du gaz carbonique sous pression en circuit fermé et ils étaient contenus dans une enceinte en béton précontraint. Ils démarrèrent en 1958 et 1959. La puissance électrique restait modeste : 80 MW chacun.
7EDF se lança ensuite dans la construction de réacteurs à Chinon puis au Bugey. Tous ces réacteurs UNGG sont aujourd’hui arrêtés, après une exploitation de plus de vingt ans. Après la Conférence « Atoms for Peace » de 1955 à Genève, au cours de laquelle le Président Eisenhower déclara vouloir exporter la technologie civile américaine, il devint possible de se procurer de l’uranium enrichi auprès des Américains. EDF et une compagnie belge s’unirent alors pour construire une centrale de type PWR (300 MW) à Chooz en Belgique, par l’intermédiaire de l’entreprise Framatome créée en 1958 et qui avait acquis la licence de la société américaine Westinghouse en pointe dans la technologie PWR. Mais les relations entre le CEA et EDF se détériorèrent, le CEA souhaitant maintenir la filière française UNGG tandis qu’EDF misait sur la filière américaine, à ses yeux plus prometteuse et plus sûre. Le CEA acquit ensuite la maîtrise complète de la technique des réacteurs à eau sous pression ce qui permit à la France de s’affranchir de la tutelle de Westinghouse dès la fin des années 1970. On avait « francisé » ainsi la filière américaine. Entre 1970 et 1987, Framatome construisit pour le compte d’EDF 34 chaudières de 900 MW ; puis entre 1977 et 1992, 20 chaudières de 1 300 MW ; et enfin 4 chaudières de 1 450 MW entre 1984 et 2000.
8Mais le CEA ne délaissa pas pour autant la filière des neutrons rapides. Dès 1962, il entreprit de construire à Cadarache un tel réacteur, RAPSODIE. Il démarra en 1967 et servit de modèle pour la construction à Marcoule de la centrale électrique PHENIX (récemment arrêtée), d’une puissance de 250 MW, couplée au réseau électrique* dès 1974. Le succès de PHENIX conduisit les pouvoirs publics à construire à Creys-Malville un réacteur plus puissant, SUPERPHENIX (1 200 M W) qui fut arrêté suite à quelques incidents mais surtout à une décision politique liée à un mouvement de contestation. Notons qu’en 1976 une nouvelle société, la COGEMA, reprit les activités du cycle du combustible jusque-là assurées par le CEA, qui se spécialisa dans la recherche. La France maîtrisait ainsi l’ensemble de la filière, de la mine d’uranium au retraitement des combustibles usés, en passant par l’enrichissement* de l’uranium (grâce à l’usine d’Eurodif au Tricastin) et la construction des réacteurs. En 2001, Framatome, Cogema et CEA-Industrie fusionnèrent pour devenir Areva. L’enrichissement de l’uranium par diffusion gazeuse choisi par la France fut récemment abandonné au profit de l’enrichissement par ultracentrifugation, beaucoup plus économe en électricité.
Les interrogations pour le futur
9Aujourd’hui, le parc français en fonctionnement est composé de 58 réacteurs dits de deuxième génération (PWR) pour une puissance installée totale de 63 GW, ce qui place la France au second rang mondial derrière les États-Unis. Le nucléaire représente 75 % de la production d’électricité en France, soit le pourcentage le plus élevé dans le monde. Le développement du programme a été accéléré au moment du premier choc pétrolier lors de l’élaboration en mars 1974 du « Plan Messmer », du nom du Premier ministre qui s’était engagé à organiser un débat dès l’ouverture de la session parlementaire, mais qui n’a pu le faire suite au décès début avril du Président Georges Pompidou. L’objectif était de retrouver une certaine indépendance énergétique de la France en portant la part du nucléaire à 75 % à l’horizon 1990. Le programme fut fortement ralenti ensuite, la demande d’électricité augmentant moins vite que ce qui avait été prévu. Certains scénarios proposent aujourd’hui d’allonger à soixante ans la durée de vie des réacteurs actuels de deuxième génération (au lieu des quarante ans prévus), d’autres proposent d’accélérer le passage à la génération III (EPR) voire à la génération IV (surgénérateurs). Le gouvernement socialiste a décidé en 2012 de réduire à 50 % la part du nucléaire à l’horizon 2025 et certains vont même jusqu’à proposer une sortie totale du nucléaire d’ici 2030. C’est que le consensus en faveur du nucléaire (à l’époque, seuls les écologistes s’étaient portés contre) a été plus qu’écorné par trois accidents majeurs : celui de Three Mile Island en 1979 aux États-Unis, celui de Tchernobyl en 1986 en Union Soviétique et surtout celui de Fukushima en 2011 au Japon.
10Une autre question sensible pour l’opinion publique se pose avec l’énergie nucléaire : celle de la gestion des déchets, notamment ceux à Haute Activité et Vie Longue. Ces déchets HAVL ne représentent qu’1 % des déchets radioactifs mais ils concentrent à eux seuls près de 99 % de la radioactivité et surtout ont, pour certains d’entre eux, une durée de vie (période) de plusieurs centaines, voire de plusieurs milliers d’années. Certains pays, comme la France, ont opté pour le « cycle fermé » : le retraitement-recyclage des déchets consiste à séparer et à récupérer les produits recyclables et à stocker dans un site géologique profond (proche du laboratoire de Bure dans la Meuse, qui devrait être opérationnel en 2025) les produits non récupérables. Cette option permet d’économiser du combustible et de « consommer » une part du plutonium produit. D’autres pays ont cependant choisi le « cycle ouvert ». Tous les déchets qui sont aujourd’hui entreposés seront stockés à terme, sans que l’on procède à leur séparation. Suite au rapport de la Cour des Comptes, les experts de la CNEF* ont estimé à l’automne 2012 que les provisions actuelles des principaux exploitants nucléaires sont conformes à la réglementation mais qu’il n’y a pas de marge de sécurité pour couvrir les coûts encore aléatoires de ces opérations futures.
11Pour certains, la mise au point de surgénérateurs (projet ASTRID qui devrait démarrer après 2020 et déboucher sur un prototype industriel après 2030) devrait régler tout à la fois le problème de la disponibilité de la ressource en uranium, puisque l’uranium 238 pourrait alors être valorisé, et celui de la gestion de certains déchets, puisque ces nouveaux réacteurs permettront de brûler le plutonium produit par les réacteurs nucléaires et pourraient permettre de transmuter certains actinides mineurs (notamment l’américium).
Bibliographie
Références bibliographiques
• P. BARRÉ et P.-R. BAUQUIS – L’Énergie nucléaire, Hirle, 2007.
• COUR DES COMPTES – Les coûts de la filière électronucléaire, Documentation française, 2012.
• J. -P. HANSEN et J. PERCEBOIS – Énergie : économie et politiques, de Boeck, 2010.
Auteur
Professeur des Universités, Université de Montpellier 1. Membre de la CNE2, Montpellier.
jacques.percebois@univ-montp1.fr
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L'archéologie à découvert
Hommes, objets, espaces et temporalités
Sophie A. de Beaune et Henri-Paul Francfort (dir.)
2012