1. L’énergie, une grandeur « qui se conserve »
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Texte intégral
1Le mot « énergie » demeure victime d’une polysémie fulgurante : dans le langage courant, il désigne tout aussi bien la force que la puissance, ou la vigueur, l’élan, le dynamisme, la volonté… Et comme ce mot fleure bon le grec ancien, on s’imagine qu’il a toujours fait partie du vocabulaire scientifique. Or, il n’y a été introduit qu’il y a à peine trois siècles par Jean Bernouilli qui, dans une lettre à Pierre Varignon du 26 janvier 1717, définit l’énergie comme le produit de la force par le déplacement (ce qu’aujourd’hui nous appelons le travail mécanique). Mais cette première conception scientifique de l’énergie était d’application trop limitée pour coloniser toute la physique. De fait, l’énergie n’a pu devenir un concept central de la physique qu’un siècle et demi plus tard, à partir du moment où il a été établi de façon claire qu’elle obéit à une règle implacable, une loi de conservation. Qu’est-ce à dire ? Lorsque deux systèmes interagissent, ils échangent de l’énergie ; au cours de l’interaction, la somme des variations d’énergie dans le premier système se trouve toujours être l’opposée de la somme des variations d’énergie dans le second, de sorte que l’énergie globale est conservée. Par exemple, un ballon qui chute dans l’atmosphère transforme son énergie de pesanteur en chaleur, transmise à l’air via les forces de frottement : il y a conversion intégrale de l’énergie potentielle de la force de gravitation du ballon en énergie cinétique des molécules de l’air.
2C’est Max Planck qui a le premier compris la portée essentielle de cette loi de conservation de l’énergie : dans un ouvrage publié en 1887 et intitulé Le Principe de conservation de l’énergie, il explique qu’au-delà de ses diverses manifestations empiriques, l’énergie doit d’abord et surtout être abstraitement considérée comme une grandeur qui se conserve, et que c’est même cette caractéristique essentielle qui la dit le mieux. L’énergie trouvait là sa définition formelle moderne : une quantité que l’on peut associer à tout système et qui est fonction des divers paramètres caractérisant l’état de celui-ci à l’instant considéré ; elle dépend en particulier des positions et vitesses des parties du système et de leurs interactions mutuelles, et sa propriété la plus fondamentale est de rester constante au cours du temps lorsque le système est isolé. Cette découverte a exigé en son amont un très long travail de clarification conceptuelle, preuve que le concept d’énergie n’est pas aussi intuitif qu’on pourrait le croire.
3En 1918, un théorème crucial est venu renforcer la puissance conceptuelle de la loi de conservation de l’énergie : la mathématicienne Emmy Noether établit qu’à toute invariance selon un groupe de symétrie est nécessairement associée une quantité conservée en toutes circonstances, c’est-à-dire une loi de conservation. Postulons par exemple que les lois de la physique sont invariantes par translation du temps, c’est-à-dire qu’elles ne changent pas si l’on modifie le choix de l’instant de référence, « l’origine » à partir de laquelle sont mesurées les durées. Cela consiste à dire que les lois régissant toute expérience de physique ne sauraient dépendre du moment particulier où l’expérience est réalisée : pour elles, tout instant du temps doit en valoir un autre, de sorte qu’il n’existe aucun instant particulier qui puisse servir de référence absolue pour les autres. Lorsque l’on applique le théorème de Noether, on découvre que cette invariance par translation du temps a pour corollaire direct la conservation de l’énergie.
4Ainsi conceptualisée, la loi de conservation de l’énergie acquiert une profondeur théorique qui dépasse largement sa formulation habituelle : elle n’exprime rien de moins que la pérennité des lois physiques, c’est-à-dire leur invariance au cours du temps. Mais le langage ordinaire ne lui rend pas justice : dès lors que l’énergie d’un système isolé demeurant constante, il est impropre de parler de « production » ou de « consommation » d’énergie, comme si l’énergie pouvait émerger du néant ou y disparaître. Dans tous les cas, il ne s’agit jamais que d’un changement de la forme que prend l’énergie, ou de transfert d’énergie d’un système à un autre.
Auteur
Physicien, Directeur de Recherche, DSM/LARSIM, Centre d’Études de Saclay, Gif-sur-Yvette.
etienne.klein@cea.fr
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