4. Quelle histoire pour l’énergie ?
p. 29-31
Texte intégral
1On peut évidemment faire une histoire du mot « énergie » et des notions et concepts auxquels il se rapporte. Mais de l’énergie elle-même ? Pour rendre la chose possible, il convient de détacher le mot de la sphère des réalités physiques et naturelles pour l’inscrire dans le cadre des sociétés humaines, qui est celui que décrivent les historiens. Considérée comme l’une des dimensions du rapport de l’homme à son environnement, l’énergie a son histoire. Bien plus : pour les dizaines de milliers d’années précédant la période néolithique, pour lesquelles nous ne possédons que des sources matérielles, l’énergie constitue une clé de lecture essentielle des évolutions. De fait, la typologie des techniques de taille de la pierre, qui fonde en grande partie la succession des périodes préhistoriques, distingue en dernière analyse diverses manières d’appliquer l’énergie musculaire du tailleur au silex. Les statistiques des longueurs de tranchants obtenues à partir d’une même quantité de pierre qu’ont établies les archéologues pour les diverses techniques et périodes, sont typiquement des mesures d’efficacité énergétique. Il n’en va pas différemment pour les périodes suivantes : au néolithique, qui voit naître l’agriculture, les hommes utilisent à leur profit l’énergie du Soleil et les capacités de métabolisme des végétaux. L’apparition des productions textiles, céramiques et métalliques marque un nouveau progrès par l’usage raisonné des propriétés physiques qui permettent de filer et de tisser les fibres ou des divers types de combustion. La même démarche est d’autant moins difficile à appliquer aux périodes récentes que c’est précisément celle qu’ont accomplie depuis près d’un siècle les historiens des techniques, qui voient souvent dans les régimes énergétiques des organisations de production le meilleur moyen de les différencier : moulins à eau et à vent et combustion du bois, charbon et machines à vapeur, hydrocarbures et moteurs à explosion, hydroélectricité, nucléaire permettent ainsi de distinguer divers stades d’évolution des systèmes techniques.
Énergie, techniques et civilisations
2Une telle enquête peut amener à mettre en question les distinctions et périodisations culturelles et politiques habituelles chez les historiens. L’étude de la production du fer montre que l’aire occidentale du Vieux continent, de même que l’Inde et l’Asie centrale, le Japon et la Corée, ont développé depuis le premier millénaire avant notre ère une sidérurgie de l’acier, fondée sur un processus de réduction en bas foyer (environ 900 °C). La Chine, de son côté, maîtrisa dès le IVe siècle avant notre ère le processus de fusion du métal dans des hauts-fourneaux (plus de 1 538 °C). Elle développa ainsi une culture complexe et raffinée de la fonte, totalement différente de celle des régions voisines. Ce n’est qu’à partir du XIVe siècle que l’Europe inventa son propre procédé de fusion du métal, afin d’accroître sa production d’acier. Dans les diverses civilisations évoquées, l’évolution des procédés de production du fer participa à la constitution de systèmes techniques et économiques très différents. L’analyse de leurs aspects énergétiques, qu’il s’agisse de la consommation de combustible* (charbon de bois ou charbon de terre) ou de l’usage de la force hydraulique (soufflets et marteaux), constitue une voie privilégiée pour établir des comparaisons. L’historien Kenneth Pomeranz a ainsi suggéré que l’inégale capacité de l’Europe et de la Chine à résoudre durant le XVIIIe siècle les problèmes énergétiques causés par leur croissance économique et démographique fut à la base de la puissance mondiale de la première, favorisée par sa capacité à mettre en œuvre le charbon de terre, et de la longue dépression de la Chine handicapée par sa moindre disponibilité en énergies fossiles.
3Ainsi mise en scène comme un acteur de longue durée de l’histoire mondiale, l’énergie est un objet d’étude passionnant, pour peu que l’on prenne garde à l’empilement de strates d’époques et d’importances différentes qui la composent, et qui définissent en fin de compte le mix énergétique d’une société. En effet, à la différence d’autres objets techniques, que l’évolution périme, l’énergie conserve en usage les pratiques les plus anciennes : la force musculaire humaine et la traction animale, qui ont constitué jusqu’à l’antiquité l’essentiel des dispositifs énergétiques, restent mis à contribution par les sociétés contemporaines. Leur importance relative et leur destination constituent un critère de classement des diverses situations : bien-être (sport) et divertissement dans les sociétés les plus avancées technologiquement, ou production et subsistance (transport et agriculture) dans les pays les moins développés. C’est ainsi que l’outil à percussion lancé avec percuteur que l’on appelle plus communément marteau, sans doute le plus ancien de tous les outils, reste présent dans la plupart des foyers domestiques.
Pour une histoire des systèmes énergétiques anciens
4Tous les mix énergétiques historiquement attestés peuvent en théorie s’analyser de la même manière, mais nous savons que les différences entre eux ne sont pas que de proportion. Les dispositifs modernes de production d’énergie (barrages hydroélectriques, plateformes d’exploitation gazière ou pétrolière, centrales nucléaires) ne sont pas seulement démesurés au regard des installations en usage dans les sociétés traditionnelles : désormais, la production d’énergie ou d’électricité est devenue le cœur même des organisations économiques. L’un des enjeux d’une approche historique de l’énergie est donc de mettre en évidence l’émergence d’un secteur énergétique spécifique. On ne saurait, de ce point de vue, viser simplement une quantification de l’énergie produite et consommée dans les diverses périodes. Certes, pour peu que l’on se contente d’ordres de grandeur, il n’est pas difficile de proposer des estimations raisonnables pour la puissance d’un marteau manié manuellement, d’un animal de trait, d’un moulin à eau ou à vent, mais la complexité et l’intérêt des systèmes énergétiques anciens ne résident pas seulement dans leurs caractéristiques techniques. L’étude des sources anciennes autant que les enquêtes anthropologiques les montrent comme des constructions institutionnelles, tout comme des dispositifs de production. Ainsi, la diffusion des moulins à eau le long des cours d’eau européens à partir du Haut Moyen-Âge ne s’explique pas par des innovations de type technologique (de tels instruments sont bien attestés dans l’Empire romain) mais par une configuration économique et sociale nouvelle, qui place les moulins à blé entre les mains du groupe seigneurial et en régule à la fois le service aux consommateurs locaux de farine et la coexistence dans des bassins hydrauliques soigneusement entretenus et délimités. Un moulin à eau ne se réduit pas à son mécanisme rotatif et à ses transmissions : il comprend aussi l’ensemble des droits et règles qui protègent son site et régissent ses rapports avec les habitants des environs.
L’accès aux ressources énergétiques : un vieux problème
5Une enquête menée dans la longue durée sur les conditions d’organisation de la production d’énergie permet de dépasser l’opposition trop réductrice entre des sociétés traditionnelles consommatrices d’énergies renouvelables et les sociétés industrielles dévoreuses d’énergies fossiles, génératrices de gaz à effet de serre. Dans le cas européen, c’est depuis la période de croissance des XIIe et XIIIe siècles, que le problème de l’accès à l’énergie (cours d’eau et bois des forêts, pour l’essentiel) a fait l’objet de normes précises, qui témoignent d’une réflexion générale sur le sujet. Le processus complexe qui voit à partir du XVIIIe siècle l’industrie européenne se convertir progressivement à l’usage des combustibles fossiles (houille puis hydrocarbure) sans pour autant renoncer à l’industrie hydraulique voire, localement, à l’usage de la biomasse, ne peut s’expliquer sans cette expérience initiale.
6Un retour à l’exemple de la sidérurgie ancienne permettra de comprendre le problème : vers 1300, avant l’avènement des hauts-fourneaux et du procédé indirect de production du fer, un foyer de réduction directe consommait en moyenne une dizaine d’hectares de taillis par an. Deux siècles plus tard, un haut-fourneau de taille moyenne exige la mise en coupe annuelle de 500 à 1 000 hectares annuels, et donc la mise en réserve, pour son approvisionnement, d’un massif forestier de 10 000 à 20 000 hectares. De tels prélèvements sont impensables dans les régions agricoles densément peuplées ou en amont des grandes villes, dévoreuses de bois de chauffe. Mais dans le même temps, le haut-fourneau représente à tous points de vue un progrès de grande ampleur dans l’efficacité énergétique de la réduction du minerai, et permet une production de métal à moindre coût. La diffusion de cette innovation dans l’Europe des XVIe-XVIIIe siècles s’accompagne d’une restructuration complète de la sidérurgie européenne, dictée en partie par des préoccupations de sauvegarde des équilibres énergétiques locaux. Pour l’Angleterre, où une telle évolution n’apparaît pas possible, faute de ressources forestières, c’est l’invention du coke*, un combustible obtenu par pyrolyse de la houille, qui permettra la poursuite de l’évolution, et le passage à l’industrialisation.
7Préservation ou mise en péril des équilibres locaux, mise au point de mix énergétiques adaptés aux conditions écologiques et sociales locales, amélioration de l’efficacité des procédés, arbitrage entre les prix de marché et les coûts induits par les choix effectués, l’histoire des industries anciennes met en scène quelques-uns des problèmes soulevés par la crise énergétique à laquelle nous faisons face. La longue durée dans laquelle s’inscrit volontiers l’histoire des techniques donne aussi quelques clés pour réfléchir au caractère durable, ou non, des solutions qui s’offrent à nous.
Bibliographie
Références bibliographiques
• K. POMERANZ – Une grande divergence. La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, Albin Michel, 2000.
• S. CAVACIOCCHI – Economia e Energia, Actes de la 34e semaine d’étude de l’Institut Francesco Datini de Prato, Florence, Le Monnier, 2003.
• J.-C. DEBEIR, J.-P. DÉLÉAGE et D. HÉMERY – Les servitudes de la puissance. Une histoire de l’énergie, Flammarion, 1986.
Auteur
Historien du Moyen-Âge, Professeur des Universités, Directeur d’Études et Membre de l’Institut Universitaire de France, LIED, Université Paris-Diderot et EHESS, Paris.
mathieu.arnoux@univ-parisdiderot.fr
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L'archéologie à découvert
Hommes, objets, espaces et temporalités
Sophie A. de Beaune et Henri-Paul Francfort (dir.)
2012