24. Qu'est-ce qu'une croissance durable ?
p. 318-319
Texte intégral
Rio et le pari manqué d’une croissance durable
1Le sommet de la terre de Rio (1992) marque la naissance du développement durable comme horizon commun à tous les pays du monde, quel que soit leur revenu. L’alarme qu’il sonne est celle d’un impossible statu quo : les modèles de développement, jusque-là intensifs en énergies fossiles et en ressources naturelles, ne sont pas soutenables dans le temps. La croissance à laquelle chaque pays aspire au motif d’accroître la prospérité et mieux, de la partager, ne peut se prolonger sans une révision profonde des manières de produire, de consommer et d’accumuler (cf. I.15). La clé d’une croissance durable réside dans le découplage progressif – et le plus rapide possible – entre la croissance du Produit intérieur brut (PIB*) et la croissance de la consommation d’énergies fossiles et de ressources naturelles. Tels sont également le legs intellectuel et le pari politique de Rio. Ajoutons que ce découplage devait survenir en premier lieu dans les pays les plus industrialisés, au nom de la responsabilité historique de ces derniers dans l’émission de gaz à effet de serre* et de la destruction de la biodiversité qui, chacune, occupe une des grandes conventions signées à Rio (cf. I.2).
2Ce pari a pour l’instant été perdu. Aucun pays au monde n’est parvenu à délier son modèle de croissance de la consommation de ressources « polluantes » prises au sens le plus large, comme le plus étroit – et en premier lieu de ressources énergétiques fossiles. L’Europe peut se targuer d’avoir été parmi les plus volontaristes dans ce domaine, mais ses émissions de gaz à effet de serre ne baissent pas à un rythme suffisamment soutenu pour qu’elle puisse affirmer avoir véritablement transformé son modèle de croissance ; il en est de même pour son empreinte écologique. Le premier responsable des modestes performances européennes tient davantage à l’épuisement de sa croissance qu’au découplage absolu de celle-ci. L’Europe croît moins et donc pollue moins. Une moindre croissance n’est pas la solution envisagée à Rio. Elle reste résolument étrangère aux projets politiques des différents pays. Une croissance soutenable reste une ambition et un pari.
3Cette question trouve un écho particulier dans l’actuel contexte européen d’économies atones et endettées. La croissance, dans les discours politiques, n’a jamais occupé autant de place et elle n’a dans le même temps jamais paru aussi difficile à provoquer. Les perspectives, depuis vingt ans, se sont inversées. La croissance était trop polluante, ses effets sur l’environnement méritaient d’être corrigés. Aujourd’hui, l’environnement est présenté comme un élément déclencheur possible d’une croissance, dont nos économies semblent avoir perdu le secret. La « croissance » ou « économie verte » chasse la « croissance durable », et la relation problématique – ou de causalité – entre croissance et environnement est en passe de s’inverser : l’environnement n’est plus ce seul effet collatéral de la croissance que des marchés dédiés (marché carbone, paiement pour service écosystémique) sont censés nous aider à « internaliser » et, in fine, à résorber, il en est aussi, et surtout, un des moteurs les plus prometteurs et les mieux partagés.
Les chemins de la croissance verte
4Les investissements dans les technologies et les infrastructures vertes ont été au cœur des débats économiques sur les plans de relance élaborés dans l’immédiat après crise (2008-2009), et les institutions comme le programme des Nations unies pour l’Environnement (PNUE), la Banque mondiale et l’OCDE soulignent le fait que les mesures en faveur de l’environnement peuvent rendre nos systèmes fiscaux plus efficaces, grâce à la fiscalité écologique ou encore mettre un terme au gaspillage de certaines ressources, ce qui a pour effet d’accroître l’efficacité des économies. Des auteurs comme Jeremy Rifkin (2012) ou Nicholas Stern (2012) vont encore plus loin, et annoncent une nouvelle révolution industrielle à fort contenu écologique, grâce aux technologies vertes, que l’on pourrait qualifier de « révolution industrielle verte » (RIV). En faisant référence à l’histoire des révolutions industrielles aux XIXe et XXe siècles, ces auteurs et les quelques responsables politiques qui s’en inspirent suscitent l’espoir d’un sursaut de l’activité économique pendant plusieurs décennies, d’une nouvelle vague de croissance, comparable, voire supérieure à celles générées par la machine à vapeur, le rail, l’électricité ou les technologies de l’information. Une question importante, toujours sans réponse, est de savoir sous quelles conditions cet espoir est crédible et si la « révolution industrielle verte » peut être autre chose qu’un récit positif et mobilisateur.
5En premier examen, l’économie, la croissance ou la révolution industrielle « verte » ne satisfont pas aisément au critère d’universalité : ces termes revêtent des significations totalement différentes selon les pays, sans base théorique et normative suffisante pour l’instant pour fédérer des communautés épistémiques et des coalitions. Dans les pays émergents, la croissance verte est généralement considérée comme une croissance moins « sale » – c’est-à-dire moins intensive en énergies fossiles, moins dégradante pour l’environnement ; elle est un ajustement, une transition, à l’image de ce que la « croissance durable » était dans les esprits à l’époque de Rio (1992). Dans les pays de l’OCDE et en particulier ceux de la zone euro, elle est invoquée comme une croissance tout court, pourrait-on dire, tant les perspectives économiques restent maussades. Enfin, elle peut être conçue comme un moyen d’accélérer la convergence dans les pays en développement non émergents, abondamment dotés en capital naturel. Les attentes et les ambitions à l’égard de la croissance verte sont donc complètement différentes ; d’où la difficulté sans doute de la mettre à l’agenda international pour l’instant. La croissance verte n’est ni un concept, ni une quelconque réalité pour l’instant : c’est encore un pari. Un nouveau pari, après le pari perdu de Rio (1992).
6Son succès impose que soient levés au moins deux malentendus. Le premier est celui d’une croissance rapide. L’économie verte serait une économie à fort potentiel de croissance. Rétrospectivement, les pays industrialisés ont crû de moins de 2 % par an en moyenne sur les deux derniers siècles – ce qui est en réalité colossal. Si un pays ne peut plus croître par endettement public massif, même dans la perspective de grappes technologiques importantes devant lui (bâtiment intelligent, transport, organisation des villes, services), les effets ne se feront sentir qu’à long terme. L’économie verte dans les économies développées reste, à court terme, une économie à faible croissance (cf. IV.22). Le second malentendu est relatif à l’emploi. L’économie verte serait une économie riche en emplois. Ce qui ressort des études rédigées sur le sujet appelle quelques nuances. Des emplois créés, fort heureusement il y en aura, mais l’estimation des créations nettes d’emploi en particulier à long terme est loin d’être robuste (cf. VI.26). Il est difficile de connaître à la fois une croissance très intensive en technologies et très intensive en emplois – ou alors il faut dire qu’il s’agit d’emplois qualifiés à très qualifiés, ce qui ne résoudra pas le problème de chômage de masse. Le périmètre des négociations à engager varie d’un pays à l’autre, selon la nature et les objectifs du contrat social en place bien sûr, mais aussi de la base énergétique et de l’empreinte environnementale de son économie.
7Faute de lever ces deux malentendus, l’économie verte ne trouvera pas d’incarnation politique et in fine aucune traduction en politique publique. Le principal trait commun à toutes les ébauches d’économie verte que dessinent les différents pays est pour l’instant celui d’une économie hautement subventionnée – quoiqu’une partie de ses segments, comme les projets d’énergies renouvelables à grande échelle, reçoit des marques d’intérêt croissantes d’investisseurs et de fonds souverains. La capacité de l’Organisation mondiale du Commerce (OMC) à fournir des solutions collectives cohérentes à toutes les guerres « vertes » en cours ou annoncées, tant avec l’agenda commercial qu’avec l’agenda climatique, est l’autre grande inconnue de cette économie tout juste naissante et déjà mondialisée.
Bibliographie
Références bibliographiques
• BANQUE MONDIALE – Inclusive Green Growth : The Pathway to Sustainable Development, 2012.
• M. JACOBS – Green Growth : Economic Theory and Political Discourse, Center for Climate Change Economics and Policy, 2012.
• OCDE – Divided We Stand : why Inequality Keeps Rising, Organisation for Economic Cooperation and Development, 2011.
• N. STERN et J. RYDGE – The New Energy-Industrial Revolution and an International Agreement on Climate Change, Economics of Energy and Environmental Policy, 2012.
Auteur
Spécialiste Développement durable, Agriculture et Énergie, Directrice de l’IDDRI, Directrice de la Chaire Développement Durable à Sciences Po, Professeur à Columbia University, New York, Paris.
laurence.tubiana@iddri.org
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2012