3. Inondations : éradiquer le danger ou vivre avec ?
p. 216-217
Texte intégral
1Malgré les immenses progrès accomplis dans la connaissance des processus physiques (cf. VI.19), la prévision, l’alerte, et les sommes considérables investies dans les techniques de prévention et de protection (barrages réservoirs, digues…), les inondations demeurent des risques majeurs, aussi bien dans les pays pauvres que dans les pays riches. Cet accroissement du risque pose la question de la pertinence des mesures de gestion. Au-delà de la fiabilité des dispositifs techniques, la culture du risque, qui renvoie en particulier à la perception de ces derniers, est en cause.
Une exposition toujours plus grande aux risques
2L’incapacité des sociétés modernes à éradiquer les inondations s’explique par plusieurs facteurs, au premier rang desquels une exposition croissante. Celle-ci peut être subie : les terrains connus pour être inondables voient leur valeur foncière s’effondrer et sont parfois frappés d’inconstructibilité. Dès lors, ce sont les populations les plus pauvres qui s’y installent, la plupart du temps de façon illégale et informelle, faute de pouvoir accéder à des terres plus sûres : l’extension urbaine s’opère ainsi souvent dans des zones inondables, sous la forme de bidonvilles ou d’habitats précaires.
3Mais l’occupation des zones à risque est aussi largement choisie dans la mesure où ces espaces offrent d’indéniables opportunités. Les littoraux ouvrent par exemple un accès direct à la ressource halieutique*. Ces espaces généralement plans, et donc facilement constructibles, sont aussi favorables au développement du tourisme (cf. III.17). Les vallées fluviales sont des axes de pénétration importants, qui permettent d’implanter des activités industrielles et logistiques. Les berges offrent, quant à elles, une proximité au fleuve très recherchée dans un contexte de « retour à la nature ». Ainsi, non seulement le nombre de personnes et de biens exposés augmente, ce qui accroît ipso facto le potentiel d’endommagement, mais les populations qui vivent dans ces espaces ignorent ou minimisent le plus souvent le risque.
4L’absence de conscience du risque est d’abord liée à la méconnaissance du milieu : les populations récemment installées imaginent rarement que le minuscule filet d’eau qui coule à proximité peut se transformer en quelques heures en un torrent aussi furieux que dévastateur. La conscience du danger est d’autant plus faible que l’occurrence des inondations est rare : en l’absence de traces de la catastrophe, qu’il s’agisse de ruines, de marques dans le paysage, de récits…, le souvenir s’efface. Parfois, c’est même en connaissance de cause que sont construits lotissements et équipements publics sur des zones à risque. Sous-estimation du danger face aux intérêts économiques de court terme, pression des administrés sur les élus locaux, corruption, autant de raisons pour expliquer l’incurie.
5Certaines formes de déni sont par ailleurs courantes : après une catastrophe, les survivants veulent effacer au plus vite les signes du traumatisme, empêchant la mémoire du risque. Parfois, la pression foncière et la spéculation créent un contexte propice à la dissimulation du danger : pour éviter la dépréciation des terrains, certains n’hésitent pas à le minorer, voire à le taire. Et, même si des lois sur l’information préventive existent dans de nombreux pays, cette dernière est souvent difficile à comprendre pour des non spécialistes.
6Plus largement, la gestion s’est appuyée sur un progrès scientifique continu, qui devait permettre l’éradication des catastrophes par le contrôle des processus physiques. Elle s’est fixée – tout en reconnaissant l’impossibilité de cette démarche – un objectif de « zéro risque, zéro dommage » grâce à la technique. Cet idéal de maîtrise de la nature a donné à beaucoup un illusoire sentiment de sécurité : lorsqu’une inondation catastrophique survient, elle est le plus souvent analysée comme le résultat d’une défaillance technique ou politique. La construction de digues, au lieu de matérialiser l’existence du risque, encourage la densification de l’habitat à l’« abri » d’une barrière de protection, qui n’est jamais d’une efficacité absolue ! La tempête Xynthia ou l’ouragan Katrina rappellent les dangers que constituent les brèches dans les digues.
Vivre avec l’eau : habiter les zones inondables
7Cette culture du « risque zéro » conduit à une vision manichéenne du devenir des zones inondables, comme si la seule alternative résidait entre l’incurie ou le gel définitif des terrains. À force de penser le risque comme un ennemi extérieur au territoire qu’il convient de déloger, le territoire lui-même finit par être oublié. Le choix entre sécurité et développement local se pose de plus en plus aux collectivités territoriales : adopter une posture trop radicale peut conduire à créer des risques tout aussi graves que l’inondation (risques sociaux, économiques, environnementaux). Face à ce dilemme, les acteurs locaux ont tendance à minorer le risque et à le cacher : ce laisser-faire conduit à des situations dramatiques.
8La question n’est plus de savoir s’il faut occuper les zones inondables, mais de définir dans quelles conditions la prise de risque est acceptable. Habiter une zone inondable entraîne des coûts financiers, mais aussi techniques et environnementaux qui doivent être mis en balance avec la non-utilisation (ou les autres utilisations) de ces espaces. Il ne peut ici y avoir de solution miracle ou de position de principe qui guiderait à coup sûr l’action. La définition du risque acceptable est alors, avant tout, une question éthique et politique. C’est aussi un enjeu démocratique, car le débat doit être public et éclairé (cf. IV.33).
9La technique peut certes apporter un appui conséquent. Aujourd’hui, des États comme les Pays-Bas, fortement menacés par l’élévation du niveau de la mer attendue durant le siècle, cherchent à adapter l’habitat pour faire face à des inondations plus fréquentes. Toutefois, surélever les digues, construire des barrages, renforcer l’étanchéité des bâtiments et des réseaux ou encore transformer l’urbanisme ne suffit pas. Le comportement des populations est essentiel : d’enjeux passifs protégés par la technique, elles deviennent des acteurs-clés de la gestion. De nombreuses sociétés, présentes et passées, ont appris à vivre avec le risque, sans fatalisme ni inconscience. Dans le Val-de-Loire, les terroirs agricoles ont été organisés en fonction de l’inondabilité des terres ; au Laos, les maisons sont construites sur pilotis ; aux Pays-Bas, les populations sont préparées à une grande inondation du type de celle de 1953… Au contraire, sans changement radical de culture du risque, la technique ne peut que retarder la catastrophe : à la Nouvelle Orléans, les digues ont été reconstruites, de nouvelles pompes installées, mais la vulnérabilité d’une ville percluse d’inégalités sociales demeure.
Bibliographie
Références bibliographiques
• N. DE RICHEMOND et al. – Aléas naturels et gestion des risques, PUF, 2010.
• M. REGHEZZA-ZITT – Paris coule-t-il ? Fayard, 2011.
• Y. VEYRET – Atlas des risques en France, Éditions Autrement, 2013.
Auteur
Géographe, Maître de Conférences, École normale supérieure, Paris.
magali.reghezza@ens.fr
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