3. Partage des ressources
p. 146-147
Texte intégral
1La perspective ouverte par le concept de « développement durable » ne peut manquer d’interroger la notion même de « ressource » de l’environnement, et ce, à double titre. C’est, aujourd’hui, au travers de cette notion qu’est pensée la « grande divergence » de développement entre l’Europe et les autres parties du monde. Depuis le XVIIIe siècle, les historiens s’interrogent sur les raisons qui ont favorisé la révolution industrielle en Europe, et plus précisément en Angleterre. Dans ces débats, les contraintes écologiques sont aujourd’hui invoquées comme des facteurs déterminants : l’Angleterre est celle qui a su exploiter à la fois les ressources en charbon de son territoire et les ressources foncières et agricoles du Nouveau Monde. Plus globalement, les ressources sont dénoncées comme la catégorie au travers de laquelle un certain rapport à la nature s’est élaboré, qui caractérise justement le modèle de développement occidental, héritier de la modernité européenne. Aborder la relation à l’environnement en suivant le prisme des ressources, engage en effet un certain type de relation à la nature (cf. I.14). Ce rapport, qualifié de « naturaliste », a eu tendance à placer les sociétés dans une situation d’extériorité par rapport à leur environnement, tandis que les sciences et les techniques étaient conçues comme les maillons intermédiaires, permettant de connaître, de transformer et d’exploiter la nature, transformée en ressource. Ce modèle de développement est aujourd’hui mis en discussion par les études environnementalistes et par l’histoire globale, qui invitent à repenser la notion même de ressource.
Définir et partager les ressources
2La thèse de l’exception européenne a été fondée, notamment, sur l’idée d’une voie originale et inédite de développement économique. Celui-ci se serait déployé grâce à une exploitation intensive de la nature et de ses ressources, à l’échelle de l’Europe, mais aussi de la planète tout entière. Les grands défrichements des XIIe et XIIIe siècles, et les formes d’exploitation des étangs et des rivières ont joué un rôle essentiel dans l’économie de production et de consommation médiévale et moderne (cf. III.12), dessinant un paysage rural caractéristique. Sur une très longue période moderne, botanistes, agronomes, paysans et propriétaires ont expérimenté des formes de modernisation agricole, tendant à une gestion raisonnée des sols, et des ressources animales et végétales. Dans les premières décennies du XVIIIe siècle, le fer et le charbon ont constitué les éléments-clés de la première révolution industrielle. Au XVIe siècle, les métaux précieux de l’Amérique latine, or puis argent, sont accaparés et exportés vers l’Europe pour alimenter d’autres commerces avec l’Asie. Les ressources animales, comme le guano*, et végétales – épices, plantes nourricières, médicinales ou tinctoriales* – sont, elles aussi, pillées. De nombreux chapitres de l’histoire de l’Europe, de son développement à son expansion impériale et coloniale, se superposent donc avec l’exploitation des ressources de la nature.
3Sous l’apparente évidence de la notion, les termes sont ambigus et changeants : ce qui, dans la nature, est susceptible de devenir ressource varie d’une époque à l’autre, au gré, notamment, des habiletés techniques des sociétés, mais aussi de leurs demandes économiques et sociales. Les représentations variables qu’ont les sociétés de leurs ressources ne traduisent pas seulement de nouvelles perceptions de la nature, elles s’inscrivent dans des modes de gestion différents et souvent concurrents, elles engagent des définitions juridiques et des formes de partage conflictuelles. Ce que nous appelons aujourd’hui une forêt était auparavant une mosaïque, composée de diverses catégories de bois, mais aussi de baies et d’herbes, partagées entre seigneurs et communautés d’habitants. Au moment où l’État définit la forêt comme un espace destiné à la mono production du bois, entre le XVIIe et le XVIIIe siècle, ces différentes ressources sont absorbées dans le sol qui les porte, et les droits d’usage sont convertis en propriété de la terre. Ces opérations ont engagé des conflits d’usage et d’appropriation, parfois violents (cf. IV.26). À partir de l’époque moderne, les bois, les pâturages, les vallées fluviales et les marais, qui constituaient des espaces mixtes agro-sylvo-pastoraux, sont condamnés au nom d’une nécessaire spécialisation fonctionnelle. La dissociation de l’inculte et du cultivé, à laquelle participent alors les savoirs techniciens (agronomiques et forestiers), nie l’étroite interdépendance dans laquelle ils étaient auparavant perçus et utilisés. Définir, gérer et partager la ressource vont ainsi de pair.
Des « trésors de la terre » aux « ressources naturelles »
4Familière des géographes depuis la fin du XIXe siècle, la notion de ressources naturelles rejoint tardivement le vocabulaire des historiens, au moment où, paradoxalement, sa pertinence historique est discutée. Cultiver la nature, la transformer en ressources, s’inscrit, en effet, pleinement dans le partage nature/culture qui a été constitutif de l’histoire de l’Europe, et dont le caractère relatif, daté et situé, mais aussi conflictuel, peut se mesurer. Écrire l’histoire de la nature, ou l’histoire des rapports des sociétés à leur environnement, par le seul prisme d’une histoire de la gestion des ressources, leur exploitation et leur reproduction, est aujourd’hui dénoncé par certains auteurs comme relevant d’une vision trop anthropocentrée. Définie par les seuls besoins de l’humanité et par ses capacités techniques, la notion même de « ressource » conforterait la primauté de l’intérêt des sociétés humaines, au détriment d’une nature muette, pillée et dévastée.
5C’est seulement dans les années 1970 que ces questions trouvent un nouvel écho, durable, sous l’impulsion de deux mouvements principaux. L’explosion démographique a joué un rôle déclencheur, favorisant l’émergence de la question environnementale, qui se configure alors comme un nouvel avatar du débat sur l’équilibre entre ressources et population (cf. I.5). Entre-temps, les ressources naturelles ont fait leur entrée dans l’analyse des économistes, qui les en avaient exclues, en distinguant les ressources marchandes, telles que la terre et les matières premières, des ressources délivrées gratuitement par la nature, supposées en quantité illimitée, comme l’eau et l’air. C’est par leur dégradation et par la prise en compte économique des externalités de l’industrialisation, que les ressources entrent dans l’analyse des sciences sociales. Ces perspectives interrogent cependant rarement les cadres juridiques et politiques, qui ont aussi présidé à la constitution de cette catégorie. Le terme de « ressources naturelles » a succédé à d’autres expressions, parmi lesquelles les « trésors de la terre » ou les « richesses de la terre ». Ce glissement sémantique correspond à une redéfinition de la vocation et des prérogatives du gouvernement en fonction des besoins de l’État de développer sa puissance.
6Parler de ressources « naturelles » n’a pas seulement été le résultat de nouvelles conceptions de la nature, de ses lois et de son histoire. Définir les ressources dans le registre du naturel a permis de redéfinir leur partage, en redessinant conjointement les nouveaux territoires d’action des États et les collectifs politiques légitimes pour l’accès et l’utilisation de ces ressources. La discipline historique offre des perspectives nouvelles pour penser le développement durable : elle permet de montrer comment la notion de « ressources » repose sur une articulation de savoirs, de droits et de pouvoirs, qui préside à leur partage.
Bibliographie
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Références bibliographiques
10.3917/deba.114.0086 :• P. DESCOLA – Par-delà nature et culture, Gallimard, 2004.
• A. INGOLD – Écrire la nature. De l’histoire sociale à la question environnementale ?, Annales HSS, janvier-mars 2011.
• K. POMMERANZ – La Force de l’Empire. Révolution industrielle et écologie, ou pourquoi l’Angleterre a fait mieux que la Chine, Chercheurs d’ère, 2009.
Auteur
Historienne, Maître de Conférence à l’EHESS, Centre de Recherches Historiques, Paris.
ingold@ehess.fr
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L'archéologie à découvert
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Sophie A. de Beaune et Henri-Paul Francfort (dir.)
2012