La néolithisation des pays adriatiques
p. 351-355
Résumés
L’auteur réaffirme ici ses thèses diffusionnistes sur l’origine du Néolithique en Méditerranée centrale. Il rapproche par ailleurs certains tessons de Passo di Corvo avec des restes de vases du Néolithique crétois (Cnossos). Il émet l’hypothèse que les sites à fossés les plus anciens du Tavoliere, ne dépassant guère 2 hectares le plus souvent, sont des installations mono-familiales. Ce n’est qu’au Néolithique moyen, vers 4500 avant J.C., que le phénomène de concentration de la population donne naissance aux vrais villages.
The author restates here his diffusionist explanation for the origins of the Neolithic in the Central Mediterranean area. He drams resemblances between certain potshards from Passo di Corvo and some vases from Neolithic Knossos on Crete. He advances the hypothesis that the earliest of the Tavoliere, which rarely exceed 2 hectares in size, were sigle family units. It is not until the Middle Neolithic, around 4500 b.c., that the concentration of population gives rise to the first true villages.
Texte intégral
1Ce n’est pas sans doute sans une certaine hésitation que je m’apprête à aborder la présentation de mon exposé. En effet, ce sujet a été déjà bien souvent débattu ces dernières années et malgré cela, il continue à passionner de nombreux chercheurs, alors même que dans cette instance, quatre autres communications le reprennent et le discutent de manière spécifique.
2Mon embarras vient du fait que je ne peux tenir compte ni des éléments plus récents que mes amis Benac et Batovic ont recueillis sur le rivage opposé de l’Adriatique, ni de ceux que de nombreux collègues italiens ont obtenu entre temps en fouillant des sites néolithiques lorsque je me réfèrerai à leur façon d’interpréter le phénomène de la « néolithisation » dans les régions adriatiques, car j’ai moi-même entre temps dépassé certaines de mes conclusions précédentes.
3Dans une de mes interventions au Congrès de l’Association Internationale du Sud-Est européen, qui eut lieu à Lecce en 1973, et que je consacrais aux contacts entre les deux rivages de l’Adriatique pendant la préhistoire, j’abordais le même problème en affirmant ma conviction que dès les débuts du VIème millénaire avant Jésus-Christ, des gens en possession des plus anciennes céramiques imprimées et de tous les principaux éléments de l’agriculture avaient atteint les pays de la côte adriatique, y introduisant l’économie nouvelle. Malheureusement, les Actes de ce Colloque n’ont jamais été publiés. Et mon intervention au Congrès italo-yougoslave, tenu à Lipart en 1978, n’a pas connu de meilleur sort.
4Par conséquent, je pense qu’il est utile que j’en cite les parties qui concernent le plus directement notre sujet, et surtout bien sûr celles auxquelles je souscris encore aujourd’hui et qui d’ailleurs se sont trouvées entre temps confirmées, me semble-t-il, par des travaux d’autres chercheurs. J’affirmais alors : « au début du VIème millénaire avant J.C., la mer Adriatique est parcourue par les premiers bateaux néolithiques qui accostent à Corfou, sur la côte albanaise, la côte dalmate et la traversent dans toute sa largeur, peut-être à la hauteur du pont naturel formé par les îles de Cazza, Lagosta, Pelagosa et Tremiti, atteignant ainsi la côte du golfe de Manfredonia.
5On a déterminé la datation la plus reculée de ces faits grâce à une analyse au Carbone 14 exécutée dans le Laboratoire de Pise sur un échantillon recueilli dans les couches inférieures de Coppa Nevigata, couches caractérisées par la présence de céramiques imprimées d’un type très grossier, c’est-à-dire avec des motifs très simples.
6Une autre date, certainement plus crédible (début du VIème millénaire et plus précisément en 5720 av. J.C. ± 120) a été établie grâce à un échantillon provenant de la base du niveau C du gisement de Sidari dans l’île de Corfou. A Sidari, avec l’apparition de la céramique s’interrompt la production d’instruments géométriques de type mésolithique et apparaissent en bonne quantité (10 %) les lames sans retouches, caractéristiques de l’économie agricole. Pour Sidari donc, pas de doute, on se trouve en présence de gens nouveaux qui interrompent brusquement la tradition représentée par un riche outillage de pierre de type mésolithique, présent au niveau D immédiatement inférieur.
7Par contre, de nombreux doutes ont été émis à propos de Coppa Nevigata, surtout depuis que l’on a découvert d’autres gisements dans les Pouilles, comme la grotte delle Mura à Monopoli et celle de Prazziche dans les environs de Novaglie, présentant une situation similaire : des céramiques imprimées associées à une industrie mésolithique. En archéologie tout particulièrement, on saute facilement du doute à une nouvelle théorie diamétralement opposée à celle antérieurement en vogue.
8On est ainsi parti de la conception de Bernabò Brea pour qui la diffusion de la civilisation néolithique dans la péninsule italienne serait due à un mouvement colonial parti du Moyen Orient qui aurait atteint la côte des Pouilles, à partir desquelles il se serait diffusé vers le sud jusqu’à la Sicile et vers le Nord Ouest jusqu’à la Ligurie (Arene Candide), la Provence et l’Espagne. On a tenté et l’on tente encore d’y opposer une théorie complètement différente. Il ne s’agirait pas d’une colonisation, c’est-à-dire de gens qui s’embarquent matériellement sur leurs bateaux avec leurs propres graines de céréales, des exemplaires d’animaux domestiques, emportant avec eux un nouveau patrimoine de connaissances sur le mode de production de la nourriture, mais bien d’une évolution in loco des populations mésolithiques auxquelles seraient parvenues des informations, ou si l’on préfère les appeler ainsi des « idées » sur les grandes découvertes survenues au Moyen Orient. Comment ces nouvelles leur seraient-elles parvenues ? Ceci n’est pas précisé ; pas plus que n’est expliqué comment il se fait que, parmi les nouvelles idées divulguées au néolithique, ces gens vivant de chasse et de cueillette aient accepté et adopté celle de la céramique qui n’était certainement pas la plus simple ni la plus susceptible de résoudre leur crise alimentaire.
9Ce n’est pas nier l’évidence des faits, comme l’a soutenu Peroni, que de tenter encore aujourd’hui de les expliquer dans le cadre que Bernabò Brea nous a fourni du phénomène néolithique, cadre qui, personnellement, me semble encore le plus solide et le plus cohérent du point de vue historique. Bernabò lui-même a signalé l’existence de quelques gisements siciliens (grottes de Corruggi et de Saint-Basile) où l’on retrouve les mêmes faits que dans les deux grottes des Pouilles auxquelles nous faisions allusion auparavant. Et Bernabò les a interprétés comme les signes d’un monde indigène ou mésolithique qui continuait à exercer sans changements sa propre activité économique basée sur la chasse et la cueillette aux limites des territoires des colons néolithiques avec qui ils entretenaient des rapports et des échanges dont la présence de la céramique dans leur habitat est le témoignage.
10Autrement dit, on comprend et interprète mieux les données fournies par Coppa Nevigata, la grotte delle Mura, celles des Prazziche, de Corruggi et de San Basilio, si l’on admet l’existence concomitante in loco d’installations avec toutes les caractéristiques de la nouvelle civilisation, de colonies proprement dites.
11En 1973, j’affirmais en conclusion à ces considérations : « Au stade actuel de la recherche, nous nous trouvons à un moment initial et particulier de la résolution de ce problème. Les fouilles menées avec rigueur scientifique sont peu nombreuses : nombreuses par contre sont celles qui se prêtent à n’importe quel type d’interprétation ou de spéculation parce qu’effectuées, ou il y a longtemps alors que certaines techniques étaient encore inconnues, ou récemment, mais sans l’aide de ces techniques, ou encore en les appliquant d’une façon trop personnelle ».
12Voilà l’une des conclusions que j’ai modifiée avec le temps. En effet, je pense aujourd’hui que dans la dernière décennie, les recherches offrant de meilleures garanties n’ont pas manqué : je citerai par exemple celles qu’a menées Madame Cipolloni dans le village de Rendina, pour ne citer qu’elles, car par leur ampleur et le fait qu’elles concernent l’un des sites néolithiques les plus anciens de l’Italie méridionale, elles ont fourni les preuves les plus concrètes de ces colonies agricoles néolithiques que j’énonçais alors presque comme un acte de foi ou, si vous voulez, par principe méthodologique.
13Pour tout le reste, je ne vois pas de raison de modifier mon point de vue. L’hypothèse d’une origine autochtone me semble vraiment improbable, vu que même les quelques collègues français, qui furent peut-être les premiers à exposer une semblable hypothèse, sont en train de trouver de plus en plus fréquemment sur leur territoire des éléments à l’appui de l’hypothèse « colonialiste ». Je veux parler des fouilles de Roudil à Portiragnes dans les environs de Montpellier et de Binder à Caucade près de Nice qui ont permis de revoir un point de vue qui semblait désormais assuré sur la diffusion de la civilisation néolithique sur la côte occidentale de la Méditerranée.
14J’espère en tout cas que de cette rencontre pourra naître une conviction susceptible d’être partagée par tous ceux présents parmi vous qui sont intéressés par le problème. A mon avis, il serait temps d’aborder d’autres problèmes non moins intéressants, comme celui des contacts qui eurent lieu entre les populations des deux côtes adriatiques et du rôle que jouèrent dans ces contacts les rapports qu’elles continuaient à entretenir pendant toute l’ère néolithique, d’une part avec des îles éoliennes pour l’approvisionnement en obsidienne et d’autre part avec ce que nous devrions considérer, d’un commun accord peut-être, comme leur « mère-patrie : le territoire égéen.
15Ces derniers rapports durent subsister : cela fut démontré de façon indiscutable par la découverte dans les fouilles de Passo di Corvo d’un groupe de céramiques qui présentent des caractéristiques tellement étrangères au monde local et à tout ce qui était connu jusqu’ici dans la péninsule italienne, que l’on doit nécessairement les considérer comme des produits importés du milieu égéo-oriental (fig. 1).
16Il s’agit d’un groupe de fragments qui peut se rapporter à une vingtaine d’exemplaires de vases divers décorés de motifs géométriques incisés et imprimés en pointillé. On trouve leurs correspondants les plus proches dans les phases les plus anciennes du néolithique crétois tel qu’il a été identifié par J. Evans sous le palais de Knossos, et les plus lointains dans la couche XVIème de Mersin en Cilicie.
17Faut-il signaler que ce groupe de céramiques constitue la documentation la plus ancienne sur des rapports commerciaux directs entre l’Egée et la péninsule italienne. Une documentation qui précède d’environ trois mille ans celle que laissèrent les navigateurs mycéniens, jusqu’alors considérés comme les premiers à s’être aventurés, pour leur commerce, jusqu’aux pays occidentaux.
18Mais je ne suis pas venu ici que pour vous rappeler mes précédentes affirmations sur le processus néolithique, mais pour souligner, plus que je ne l’avais fait déjà à Nice et surtout dans le volume sur Passo di Corvo, un élément concernant le type de société des premiers colonisateurs des pays adriatiques.
19Et ceci surtout parce que je considère que les éléments recueillis sur ce sujet dans l’aire du Tavoliere sont extrêmement significatifs à cet égard et que nous pourrons difficilement nous attendre à en trouver de semblables dans d’autres aires géographiques. Je me réfère en cela au fait que les conditions extraordinaires du terrain du Tavoliere ont permis, par l’intermédiaire du relevé aérien, de connaître la forme et la distribution d’un nombre suffisant d’installations attribuables, sur la base de quelques découvertes de surface et de quelques échantillons de contrôle, aux premières phases de la colonisation néolithique. A ces phases que nous avons définies comme caractérisées par la présence de céramiques imprimées. Sur les 196 sites jusqu’à maintenant explorés, 180 peuvent être rapportés au néolithique ancien du Tavoliere, c’est-à-dire un laps de temps qui comprend une grande partie du VIème millénaire et la première moitié du Vème millénaire av. J.C.
20Pendant cette période, le type d’installations répond toujours à certaines exigences concernant aussi bien la forme que l’étendue. En effet, elles sont toutes de forme circulaire ou vaguement ovaloïdes, délimitées généralement par un seul fossé, mais certaines ayant plusieurs fossés d’enceintes concentriques (fig. 2).
21L’étendue de la superficie incluse à l’intérieur du fossé le plus externe ne dépasse presque jamais 4 ou 5 hectares, mais généralement il s’agit surtout, pour les installations à un ou deux fossés, de superficies ne dépassant pas 2 hectares.
22Une autre caractéristique récurrente dans les installations les plus anciennes est le nombre très limité, en général un ou deux, des fossés en forme de fer à cheval que la photo aérienne permet d’entrevoir à l’intérieur de l’aire comprise entre les fossés externes.
23Vu que la fonction des fossés externes comme des fossés en fer à cheval a été définie comme étant une fonction de drainage respectivement de la surface cultivable et de la surface habitable, il m’a semblé possible d’en tirer des conclusions concernant aussi bien le nombre que l’organisation socio-économique des premiers habitants du Tavolière.
24En effet, il est impropre de continuer à parler de villages à propos de ces installations alors qu’elles sont clairement le fait d’un seul noyau familial et qu’il est donc plus opportun de parler à leur sujet d’exploitation agricole.
25La présence de plusieurs fossés en fer à cheval et donc de plusieurs huttes (cabanes) (fig. 3) dans quelques unes de ces installations doit être en effet considérée comme le fait de structures diachroniques, c’est-à-dire d’un établissement prolongé dans le lieu, ou encore, plus probablement, la conséquence des inondations dramatiques et plutôt fréquentes dans le Tavoliere dans cette première période du néolithique, lesquelles peuvent avoir entraîné plusieurs phases structurelles dans la même installation.
26Qu’il s’agisse d’installations monofamiliales, cela nous est confirmé par l’étendue de la surface cultivable assurée par le drainage des fossés externes et qui dépassait rarement 5 hectares, y compris, outre la surface interne, une bande de terrain située immédiatement à l’extérieur du fossé et qui bénéficiait de son drainage.
27Compte-tenu de la nécessité d’un cycle de rotation des cultures au moins annuel, la production que l’on pouvait tirer de la moitié de cette superficie pouvait difficilement dépasser 15 quintaux de céréales, à peine de quoi alimenter 5 ou 6 individus, ce qui correspond précisément au nombre d’éléments que pouvait constituer un noyau familial au néolithique.
28Cette répartition de la population, comme je l’ai dit, dure tout au long du néolithique ancien et ce n’est qu’autour de 4500 av. J.C., avec la fondation de Passo di Corvo, que l’on assiste dans le Tavoliere à un phénomène de concentration de la population en agglomérations méritant la dénomination de villages.
29Dans ces derniers, en effet, peuvent se concentrer jusqu’à 30 familles, constituant ainsi un ensemble de presque deux cents individus, et donnant naissance à une communauté qui est, pour le moment, ce que l’on a pu trouver de plus complexe à l’ère néolithique dans la péninsule italienne, pour ne pas dire dans tout l’Occident européen.
30L’avènement de ce type de société fait d’autant plus ressortir le type de société simple des phases plus anciennes.
31Je voudrais conclure ici avec quelques points d’interrogation qui semblent surgir des faits exposés :
Doit-on voir précisément dans l’extrême fragmentation de ce type de société la raison du fort dynamisme qui permet aux premiers colons de se répandre rapidement en diffusant la civilisation néolithique sur toutes les côtes de la Méditerranée ?
Les difficultés rencontrées jusqu’à ce jour dans d’autres régions pour localiser des sites de cette période, en dehors des grottes, ne serait-elle pas due à la typologie d’installation typique des premiers colons décrite ici. En effet, les traces sporadiques laissées sur le terrain auraient été difficiles à repérer même dans le Tavoliere, sans l’aide de la photo aérienne, qui a mis en évidence ses fossés très typiques.
32Je crois qu’il faut répondre affirmativement après l’expérience de Monsieur Roudil à Portiragnes où il a trouvé une seule structure d’habitat de même que dans notre exploitation agricole du Tavolière.
Auteur
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