13. De nouvelles ruralités
p. 128-129
Texte intégral
1Poser la question de la réalité de « nouvelles ruralités » provoque l’historien, qui étudie, sur un temps relativement long, les mutations des sociétés occidentales. À des rythmes décalés selon les pays, mais tout aussi puissants, les deux derniers siècles ont été ceux du double phénomène de l’industrialisation et de l’urbanisation, mouvements de forte ampleur, qui ont masqué les mutations au sein des territoires « non urbains », autrefois nommés « campagnes » et bientôt réinventés comme « ruraux », voire comme « agricoles ». Définis démographiquement au XIXe siècle – et ce jusqu’au deuxième tiers du XXe siècle – comme regroupant les communes de moins de 2 000 habitants, ces espaces rassemblent pourtant durablement la grande majorité des communes et des habitants. Ce n’est qu’à la fin des années 1920, en France, que les populations rurales et urbaines s’équilibrent dans une France, qui devient ensuite progressivement et nettement urbaine : 80 % des Français sont citadins en 2008. L’expansion des agglomérations se traduit par la constitution d’aires urbaines*, qui, petit à petit, grignotent les espaces alentours, jusqu’à occuper, aujourd’hui, plus de 22 % du territoire national (augmentation de 21 % en douze ans).
De la paysannerie à l’agriculture
2Reste que les espaces ruraux demeurent. Pour se limiter à la France, force est de constater que leur poids démographique brut reste stable jusqu’à une date avancée du XIXe siècle, avant de connaître un lent déclin, fortement accéléré par le choc de la Première Guerre mondiale. Tout se passe donc comme si la forte croissance démographique du pays ne bénéficiait qu’aux villes, mais sans pour autant que se produise un « exode rural » généralisé, terme biblique utilisé par les élites traditionnelles désireuses de stigmatiser la ville comme lieu de perdition morale, religieuse et politique. Une analyse fine de la densité des populations dites « rurales » révèle cependant des différences microlocales, entre déprises* et résistances. Le processus amorcé à partir du milieu du XIXe siècle, moment du maximum démographique rural, touche d’abord le monde du salariat, là où les structures proto-industrielles (des milliers d’ateliers et d’usines situés en milieu rural et fonctionnant à l’énergie hydraulique) disparaissent, puis, plus tardivement, ceux de l’artisanat et des journaliers agricoles. Mais les catégories socioprofessionnelles ne sont pas aussi tranchées que celles inventées alors par les statisticiens d’État. Les taxinomies* déployées gomment la réalité de la pluriactivité individuelle et familiale, celle pratiquée par les groupes indistincts, que recouvre le vocable « paysan » (habitant du pays), qui n’est que rarement « seulement » travailleur de la terre.
3Induite par l’urbanisation et l’industrialisation, la formidable demande en biens alimentaires procure, dès les années 1850, des opportunités économiques pour le monde des productions agricoles, qui tente à son tour de « s’industrialiser », sinon de se spécialiser. Le désenclavement routier et ferroviaire facilite l’adaptation des cultures aux possibilités des terroirs et des climats, et dessine une carte des productions et de l’approvisionnement des villes, bientôt entourées d’une ceinture maraîchère et irriguées par des flots de denrées et d’animaux de rente conduits aux abattoirs urbains. Nombre de « paysans » se métamorphosent en éleveurs ou en agriculteurs. Ils abandonnent la polyculture pour des productions spécialisées, encore intégrées pour quelque temps : l’éleveur maîtrise, ainsi, la naissance de ses animaux, leur élevage à finalité bouchère et/ou laitière, et ne néglige pas l’autoproduction des fourrages et aliments nécessaires.
Émergence d’un secteur économique
4La période de la Troisième République (1870-1940) est inaugurée par une authentique politique volontariste, en direction de la France rurale. En quelques années, dès 1876, est instauré un ministère spécifiquement dédié à l’agriculture et est votée une série de lois sur l’organisation de l’enseignement agricole (public et privé, y compris supérieur) et sur les associations permettant le développement des coopératives, des mutuelles (incendie et bétail) et des caisses de crédit agricole. De même, la pédagogie par l’exemple est encouragée par la structuration d’un dense réseau hiérarchisé de concours agricoles et par l’invention d’une distinction particulière, le Mérite agricole. Une politique douanière protectionniste mettant fin au libre-échange protège à la fois les productions agricoles nationales et celles de la petite industrie rurale. C’est bien au tissu de la petite exploitation, que s’adresse la République, désireuse d’accompagner la transformation d’une agriculture de peuplement en véritable secteur économique, c’est-à-dire en tenant compte des réalités sociales. Cela non sans ambiguïté ni arrière-pensées politiques, puisqu’il s’agit de gagner cette France rurale au nouveau régime. L’« industrialisation » agricole à la française ne passe pas prioritairement par la grande exploitation et n’use pas de la seule voie d’un « évangile agronomique » susceptible de « descendre sur les masses » paysannes.
5L’émergence de l’idéologie agrarienne, qui envisage une spécificité de la France rurale – la paix des champs – opposable aux désordres citadins de la « lutte des classes », accompagne les mutations sociales et économiques en cours. Son apogée est atteint sous le régime de Vichy, qui considère, à l’image de son maréchal, que « la Terre, elle, ne ment pas ». Il interdit toutes les organisations agricoles et entreprend de rééduquer la jeunesse pervertie par son embrigadement dans les chantiers ruraux. L’après-guerre est l’occasion d’une systématisation de mesures destinées à provoquer ce que le leader syndicaliste Michel Debatisse nomme la « Révolution silencieuse » (1963). C’est ainsi que se noue un véritable pacte de cogestion entre les représentants des organisations agricoles et l’État. Le pari modernisateur et productiviste passe par de multiples mesures favorisant le type même de l’exploitation agricole à deux unités de travail humain, fortement mécanisée, usant d’engrais et de produits phytosanitaires, se spécialisant dans tel ou tel segment d’une monoproduction, tandis que la Politique agricole commune (PAC*) garantit, par des subventions et des mécanismes complexes, prix et débouchés. Les effets sont aujourd’hui connus : la France est devenue durablement un grand pays exportateur de produits agricoles. Le nombre des exploitations a fondu, passant de 3 millions en 1946 à moins de 500 000 au début du XXIe siècle, et elles sont aujourd’hui accusées d’être la cause de graves dégâts environnementaux (cf. IV.7) et de ne plus garantir la qualité alimentaire ou sanitaire.
6Craintes de consommateurs, contestations d’acteurs anciens ou nouveaux, interrogations sur l’avenir de la planète, les modes de production et l’épuisement des ressources font de la question agraire un enjeu sociétal majeur (cf. IV.3). Au terme d’un processus séculaire d’« agricolisation » poussée, se développe depuis quelques décennies une réflexion multiforme, prenant appui sur des initiatives, qui se veulent expérimentales et sont portées par de nouveaux acteurs (les « néos ») et par de courageux reconvertis. L’historien convoqué ne peut se faire devin. Il ne sait que contextualiser les processus qu’il met au jour et tenter de les expliquer. Présent dans le présent, il n’est cependant ni sourd ni aveugle et perçoit, entre autres, les réinventions des clichés de l’« ordre éternel des champs », participant à l’édification de ces espaces rêvés comme incarnation d’un passé immobile, creuset d’une « civilisation terrienne » en rythme avec la nature et le cycle des saisons, dont les habitants, les nouveaux « paysans », sont érigés en sages gardiens face aux tumultes de nos sociétés urbaines et mondialisées.
Bibliographie
Références bibliographiques
• J.-L. MAYAUD – Gens de la terre. La France rurale, 1880-1940, Éditions du Chêne, 2002.
• J.-L. MAYAUD – Gens de l’agriculture. La France rurale, 1940-2005, Éditions du Chêne, 2005.
• P. CORNU et J.-L. MAYAUD – Nouvelles questions agraires. Exploitants, fonctions et territoires, Boutique de l’histoire, 2008.
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Le développement durable à découvert
Ce livre est cité par
- Euzen, Agathe. Jeandel, Catherine. Mosseri, Rémy. (2015) L'eau à découvert. DOI: 10.4000/books.editionscnrs.9754
- Choné, Aurélie. Hajek, Isabelle. Hamman, Philippe. (2016) Guide des Humanités environnementales. DOI: 10.4000/books.septentrion.19292
- (2016) La communication environnementale. DOI: 10.4000/books.editionscnrs.20952
- Guégan, Jean-François. (2021) Changement climatique ou changement global, il faut choisir pour la santé !. Annales des Mines - Responsabilité et environnement, N° 104. DOI: 10.3917/re1.104.0042
Le développement durable à découvert
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