23. Entre protection et élimination : que deviennent les petites curiosités de la nature ?
p. 98-99
Texte intégral
1Depuis 1988, le néologisme « biodiversité » est devenu très médiatique et fait recette dans le milieu scientifique (figure 1). Pourtant, dans leur message au G8 de mai 2012, les Académies des Sciences ont omis de citer la biodiversité parmi les grands enjeux planétaires. Pourquoi ?
2Tout d’abord, l’érosion annoncée ne correspond pas toujours aux perceptions des populations. Par exemple, elle augmente visiblement dans les espaces délaissés par l’agriculture. Les évaluations sont très incertaines et les listes rouges des ONG souvent approximatives. De plus, le recours à l’espèce comme indicateur presque unique de la biodiversité reste également sujet à caution. Par ailleurs, la faible mobilisation des sciences de la vie au-delà de l’écologie freine l’élaboration d’une vision intégrée. Enfin, la sensibilité sociale, bien réelle, se traduit parfois par un désir de conservation d’espèces pour des raisons symboliques, ce qui peut conduire, par exemple, à empêcher certains projets d’aménagement des territoires. Tout cela affaiblit le discours sur la biodiversité.
3Il n’en demeure pas moins que le terme « biodiversité » renouvelle la question des relations des humains avec les autres êtres vivants de la planète, qu’il nous interpelle sur les ressources biologiques et leur durabilité, ou qu'il incite à ce que son rôle dans la dynamique des écosystèmes et les services associés soit mieux évalué. Le problème est de consolider les discours à partir d’une analyse critique esquissée ici, en prenant des exemples liés à la « protection de la nature », où la passion recouvre parfois la raison (cf. I.14).
La conservation et la restauration en question
4Tuer un animal, comme l’ourse Cannelle, est peut-être regrettable, mais justifié en cas de risque majeur pour une personne. Sauf pour des écosystèmes simplissimes, l’incidence écologique est infinitésimale. Or, pour la conservation d’êtres vivants, des raisons écologiques sont souvent mises en avant, et deviennent alors des arguments d’autorité. Pourtant, le choix de préserver des espèces peut s’appuyer sur d’autres considérations, affectives, éthiques ou culturelles, voire même économiques. Ainsi, l’ours dans les Pyrénées peut être attractif pour le tourisme, alors qu’il peut soulever des réticences chez les éleveurs. Cela est aussi le cas pour les loups du Mercantour. Force est donc de constater que la focalisation sur la protection est aussi une façon, pour les humains, de discuter des relations entre eux. L’ours polaire, Ursus maritimus, fait souvent recette. Il a même des supporters en Amazonie (figure 2) ! Menacée par le changement climatique, cette espèce le serait aussi par la chasse. Pourtant, son adaptation aux changements climatiques passés, par hybridation avec l’ours brun, a été démontrée et, pour la chasse, le Canada s’est opposé dernièrement à son interdiction afin de préserver les intérêts des Inuits, l’un de ses peuples autochtones. Que dirait-on si ces intérêts étaient négligés ?
5À la préservation s’oppose l’éradication pour des raisons écologiques, avec le secret espoir de restaurer ainsi un écosystème. Dans certains cas, cette démarche est efficace, mais dans d’autres, non. Ainsi, la seule éradication des lapins dans les Îles Kerguelen conduit au pullulement du pissenlit, et non à la reconstitution de l’écosystème initial. De nouveaux écosystèmes sont créés, ils évoluent vers des états stationnaires généralement différents des précédents, et ce, jusqu’à de nouvelles perturbations.
6Par ailleurs, dans les années 1980, les forêts européennes étaient supposées menacées, et leur disparition rapide annoncée. Or, l’analyse des revues forestières dans cette période montre une évolution du discours, passant d’un catastrophisme absolu à des opinions plus nuancées. Aujourd’hui, les espaces forestiers sont en pleine extension…
7Enfin, l’évaluation de la biodiversité reste très imprécise. Le nombre estimé d’espèces sur la planète est passé de dizaines de millions à 5 millions, ± 3 millions. Il importe donc de comprendre, de quantifier et de modéliser sa dynamique. Or, l’estimation des vitesses de disparition est très délicate. Celle de l’apparition de nouvelles espèces est négligée. Si ce n’est au niveau local, il est difficile d’apprécier la part des êtres humains dans ces processus, car indépendamment de nous, le vivant a ses propres dynamiques, dont beaucoup nous échappent encore.
Expliciter les fondements de l’écologie
8La confusion avec la dimension politique met parfois en question le statut de « discipline scientifique » de l’écologie, alors qu’elle en a toutes les caractéristiques habituellement admises : paradigmes fondateurs, objets d’étude bien définis, questionnements et méthodologies spécifiques. Fondamentalement, l’écologie découle de deux courants de pensée, l’un évolutionniste, et l’autre, influencé par l’idée d’équilibre (« climax »), quelque peu fixiste. Donald Worster, historien américain, parle d’« écologie de l’ordre ou du chaos », qui pourrait aussi être l’« écologie des cathédrales » ou l’« écologie des bazars ». En effet, les écosystèmes que nous fabriquons sont des sortes de cathédrales, et le maintien en l’état exige de les entretenir ou de les restaurer en cas de dégradation. Les écosystèmes « naturels », quant à eux, sont plutôt désordonnés, des sortes de bazars. Ce désordre est favorable au maintien spontané de leur biodiversité et à leur résilience* (cf. I.13).
Rénover la question de la biodiversité
9La question de la biodiversité est centrale en écologie et d’une importance cruciale pour nos sociétés. Or, elle est de moins en moins comprise, alors qu’elle recèle des richesses avérées et qu’un écosystème diversifié est plus résilient et plus productif qu’un autre plus simple. Pour être d’habiles gestionnaires et ingénieurs de la biosphère, et pour améliorer les conditions de vie sur la planète, et convaincre que nous le pouvons, il est indispensable de construire un discours solide, cohérent et nondélibérément catastrophiste. Enfin, comme pour le climat, il est nécessaire de développer une modélisation crédible de la dynamique de la biodiversité.
Bibliographie
Références bibliographiques
• P. ARNOULD et A. DALAGE – « Pluies acides » et presse forestière française : 1980-1989, une information sans repères ?, Annales de Géographie, 1993.
• A. CORVOL – La forêt malade, XVIIe -XXe siècle, débats anciens et phénomènes nouveaux, L'Harmattan, 1994.
• C. LÉVÊQUE, J. -C. MOUNOLOU, A. PAVÉ et C. SCHMIDT-LAINÉ – À propos des introductions d’espèces, écologie et idéologies, Études rurales, 2010.
• J.-M. MORICEAU – L'homme contre le loup : une guerre de deux mille ans, Fayard, 2011.
• A. PAVÉ – La course de la gazelle, EDP Science, 2011.
• D. WORSTER – Les pionniers de l’écologie, Sang de la terre, 1998.
Auteur
Biométricien, Professeur émérite, Membre de l'Académie des Technologies, LBBE, Université Claude Bernard Lyon 1, Villeurbanne.
alain.pave@univ-lyon1.fr
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L'archéologie à découvert
Hommes, objets, espaces et temporalités
Sophie A. de Beaune et Henri-Paul Francfort (dir.)
2012