2. Échelles de temps du développement durable
p. 56-57
Texte intégral
1Penser le développement durable, c’est se projeter dans le futur : l’activité anthropique* n’y est pas envisagée pour ses seuls effets immédiats, mais également pour ses conséquences à plus ou moins longue échéance, impliquant non seulement la génération actuelle, mais les générations futures (cf. IV.34). Le temps est donc la variable omniprésente de toute étude scientifique, de tout programme économique ou projet technologique s’y rapportant. Mais de quel temps parlons-nous ?
Temps long et irréversibilité
2Le développement durable se rapporte au « long terme » (perçu comme un futur plus ou moins lointain, intergénérationnel), par opposition au « court terme » (mesurable à l’échelle d’une vie humaine). Mais cette terminologie est ambiguë : même avec un point de vue anthropocentré, qui est souvent celui du développement durable, l’horizon du long terme est imprécis : vingt ans, trente ans, cinquante ans ? En réalité, la notion revêt des significations différentes selon l’objet décrit. Tous les socioécosystèmes n’évoluent pas selon la même échelle de temps. Par exemple, le « long terme » des changements climatiques (des siècles) n’est pas celui des questions économiques (des années), ni celui de l’apparition de nouvelles pandémies* virales (des mois). Cette multiplicité des échelles temporelles se double d’une multiplicité des échelles spatiales (du microscopique au populationnel, du local au mondial), diversifiant ainsi à l’infini les niveaux d’appréhension du développement durable.
3L’appréciation des effets de l’activité humaine sur la relation hommes-milieux doit tenir compte de cette complexité spatio-temporelle. Certaines activités humaines ont de fortes répercussions à l’échelle d’une ou deux générations, sans pour autant grever inévitablement le futur plus lointain. C’est le cas de certains changements écosystémiques, certes provoqués par les sociétés, mais potentiellement réversibles, comme la déforestation ou la pêche intensive. C’est également le cas de certaines contaminations dues à l’activité industrielle (cf. V.17), qui peuvent faire l’objet de remédiation*. (cf. V.27) D’autres activités humaines, qui engendrent la production de matière stable sur le très long terme, comme le nucléaire, ont malheureusement des conséquences irréversibles qui s’étendent bien au-delà de quelques générations. Les problèmes soulevés par le stockage des déchets des centrales nucléaires, ou l’accumulation dans l’environnement des radionucléides à demi-vie longue, comme le césium 137 rejeté par la centrale de Fukushima, témoignent de cette difficulté à appréhender et gérer le risque à long terme.
Une temporalité différente selon les sociétés
4La temporalité dans laquelle doit se placer le développement durable ne fait d’ailleurs pas consensus à l’échelle mondiale : elle est culturellement, technologiquement et économiquement dépendante. La projection dans le futur (la « durabilité ») entre souvent en conflit avec les nécessités de maintien ou d’accroissement du bien-être individuel à court terme. Les sociétés humaines ont ainsi des points de vue différents sur le rythme de développement technologique et économique compatible avec un futur acceptable pour les nouvelles générations.
5Un exemple peut en être donné avec la controverse concernant les très grands ouvrages hydrauliques, construits depuis le milieu du siècle dernier (barrage d’Assouan en Haute Égypte) jusqu’à nos jours (barrage des Trois Gorges en Chine). Les effets bénéfiques à court terme de ce type d’ouvrage sont connus : production énergétique accrue favorisant le développement économique, régulation du cours des grands fleuves et amélioration de la gestion de l’eau par la création de réservoirs importants, tel le gigantesque bassin de rétention créé par le Barrage des Trois Gorges (figure 1). Ces avantages à court terme emportent souvent la décision politique, face aux manques de certitudes concernant les risques socioenvironnementaux encourus à plus ou moins longue échéance, et qui sont difficilement modélisables à très long terme. L’expérience acquise au cours du passé récent peut cependant permettre d’anticiper les conséquences d’activités anthropiques* actuelles.
6Ainsi, le recul de plus d’un demi-siècle concernant le barrage d’Assouan permet d’en dresser un bilan temporaire. En permettant l’irrigation pérenne de toutes les terres cultivables de la vallée du Nil, il a incontestablement accru l’autosuffisance alimentaire d’une population qui a doublé depuis 1960. Mais des effets pervers se sont fait jour à long terme : la rétention des limons fertiles en amont du barrage, dans le lac Nasser, a appauvri les terres cultivables et obligé à l’utilisation croissante d’engrais chimiques. La modification du débit du Nil s’est fait ressentir jusqu’à son delta. D’une part, celui-ci ne reçoit plus les alluvions fertiles apportées par les crues : faute de limon, la mer progresse, menaçant à terme plus de 10 % de la superficie du delta, et modifiant considérablement l’écosystème côtier (disparition des sardines sur la côte égyptienne).
7D’autre part, la salinisation des terres, due à la remontée de la nappe phréatique liée à un excès d’irrigation et à un mauvais drainage, a diminué la productivité des terres arables. Cependant, ce bilan actuel mitigé ne représente qu’un instantané d’une situation socioécologique qui continue à évoluer, et dont il est difficile de prévoir le très long terme, tant les facteurs qui y président sont nombreux et intriqués. La gestion de l’eau sera au cœur de cette évolution. La pression démographique accrue et l’urbanisation vont peser sur la demande en eau et sur la demande alimentaire. Le développement de techniques agricoles sobres (comme les variétés de céréales résistantes à la sécheresse) et la limitation du gaspillage dû à l’irrigation (par la réévaluation du prix de l’eau) peuvent permettre de maîtriser les effets à long terme du barrage.
8Le temps du développement durable n’est donc pas linéaire : les changements induits par l’humanité dans les écosystèmes peuvent être cycliques ou réversibles. Il n’est pas non plus continu : le développement des sociétés humaines obéit à une alternance de phases de stagnation et de ruptures. À ce titre, le futur du développement humain ne débute pas au sein des contingences actuelles : il s’ancre dans l’histoire des sociétés et des multiples interactions que les sociétés humaines ont tissées avec l’environnement, qu’elles ont elles-mêmes contribué à modeler.
Bibliographie
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Références bibliographiques
10.3917/her.103.0137 :• H. AYEB – L'Égypte et le barrage d'Assouan, Hérodote 4, n° 103, 2001.
• S. FERRARI – Éthique environnementale et développement durable : Réflexions sur le Principe Responsabilité de Hans Jonas, Développement durable et territoires, vol. 1, n° 3, 2010.
10.4000/cybergeo.10913 :• F. MANCEBO – Le développement durable en question(s), Cybergeo, article 404, 2007.
Auteur
Anthropobiologiste, Directrice de Recherche au CNRS, ÉVOLHUM, Paris.
anne-marie.guihard-costa@evolhum.cnrs.fr
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L'archéologie à découvert
Hommes, objets, espaces et temporalités
Sophie A. de Beaune et Henri-Paul Francfort (dir.)
2012