4. L’eau dans les paysages
p. 304-305
Texte intégral
1L’eau dans les jardins et dans les paysages a une très longue histoire. Une histoire physique d’abord, dont les racines se confondent avec celles de l’Univers ; c’est la condition purement physicochimique de l’eau sur notre planète. Une histoire biophysique ensuite, qui remonte à l’apparition de la vie sur la Terre ; c’est la condition purement écologique de l’eau dans la biosphère. Mais l’eau dans les paysages, ce n’est pas simplement du monoxyde de dihydrogène (H2O) ici et là, chose qui ne se rencontre pas seulement sur la Terre, mais ailleurs aussi dans le système solaire (cf. VII.13). Sur la Terre elle-même, l’eau n’est pas non plus qu’une solution aqueuse propice à l’apparition de la vie et nécessaire aux êtres vivants comme à l’existence des écosystèmes. Pour envisager l’eau dans les paysages, il faut l’existence d’êtres humains qui, justement, considèrent cela en tant que paysage. Or, à la différence de la biosphère et de ses écosystèmes, et contrairement à l’opinion commune, la notion de « paysage » n’est pas universelle. Elle est apparue au ive siècle de notre ère, en Chine du Sud puis s’est répandue à partir de la Renaissance en Europe, d’abord parmi les élites oisives et cultivées, puis, petit à petit, dans les autres couches sociales. Il y a à peine plus d’un siècle, le peintre Paul Cézanne confiait à Joachim Gasquet, le poète et critique d’art, qu’il doutait que les paysans de la région d’Aix-en-Provence eussent jamais vu la Sainte-Victoire. Optiquement certes, ils la voyaient tous les jours, mais en tant que paysage, effectivement, ils ne l’avaient jamais vue.
Naissance du paysage
2La première trace écrite que nous ayons d’un mot signifiant indubitablement ce que nous entendons aujourd’hui par « paysage » est le recueil des poèmes qui furent composés au bord d’un ruisseau le 3e jour du 3e mois de 353 au Pavillon des orchidées (Lanting), la villa suburbaine du grand calligraphe Wang Xizhi (303-361). Ce mot est shanshui. Il associe les deux sinogrammes shan 山 (montagne) et shui 水 (eau). Dans plusieurs des poèmes du recueil, ce shanshui, « les monts et les eaux », est bien employé au sens de paysage, c’est-à-dire la vue de l’environnement dans un sens esthétique. Il est important de remarquer que l’eau en fait partie intégrante. Effectivement, dans la tradition chinoise, il n’y a pas de shanshui possible sans eau, le plus souvent sous forme de torrents dans la montagne. Le terme « eaux de la montagne » est, du reste, le sens initial du mot shanshui. En effet, ce mot existait en chinois depuis plusieurs siècles avant la réunion de Lanting, mais jusque-là, il n’avait pas le sens de paysage, et nulle connotation esthétique. Il voulait tout simplement dire « torrent », ces eaux de la montagne, dont s’occupaient des techniciens pour prévenir leurs débordements, et pour l’irrigation. La poésie l’ignorait, preuve qu’il n’avait pas de connotation esthétique. Et quant à la montagne, elle n’avait nul attrait. Elle était plutôt crainte, car les peuples y voyaient le domaine des esprits trompeurs et malfaisants.
Esthétique du paysage
3Or, tout change après la chute de l’empire Han (220 ap. J.-C.). L’époque troublée qui suit, dite Wei-Jin, voit se développer un mouvement d’érémitisme chez les mandarins, qui se réfugient sur leurs terres. Ils y porteront sur l’environnement un regard de lettrés, c’est-à-dire d’esthètes raffinés, et c’est de ce regard que naîtra la notion de paysage. Dans un poème daté d’environ 300, Visite à l’ermite, le mot shanshui prend pour la première fois une connotation esthétique ; mais cela dans une phrase, « les eaux de la montagne ont un son pur », où il s’agit encore bien d’un torrent, plutôt que du paysage. Ce n’est qu’un demi-siècle plus tard, et du reste sous l’influence de ce poème qui connut une grande faveur, que shanshui en est venu à prendre le sens de « paysage », comme en témoignent plusieurs des poèmes composés au Pavillon des orchidées.
4Les mandarins en question étant des fonctionnaires, leur devoir était pourtant de travailler en ville, dans l’administration. Eux qui avaient inventé la notion de paysage, ils inventeront ensuite le jardin paysager, qui, en pleine ville, reproduit l’aspect d’un paysage naturel. L’eau, bien entendu, y est indispensable, sous forme de ruisseaux, de cascades et de mares disposés dans une liberté qui contraste avec la géométrie orthogonale de la ville alentour. Dans Upon the gardens of Epicurus, William Temple, qui en avait entendu parler, écrit en 1685 que les Chinois appelleraient cette disposition sharawadgi, mot qui semble plutôt venir du japonais sorowazu (« ne pas aligner »). Le premier traité de l’art des jardins en Asie orientale, le Sakuteiki (XIe siècle), explique effectivement que le pont qui accède à l’île, sur la mare, doit être axé autrement (sujikae) que le bâtiment qui fait face au jardin.
5Quoi qu’il en soit, c’est bien ce principe du sharawadgi qui devait inspirer au siècle suivant le jardin anglo-chinois, dont l’une des plus charmantes réalisations fut en France le jardin de Marie-Antoinette au Petit Trianon, avec ses étangs placides, ses collines et leurs eaux primesautières. Dans ce jeu fantasque de l’eau avec le relief, c’était bien l’esprit du shanshui qui était à l’œuvre, et c’est lui toujours que nous recherchons dans le paysage.
Les eaux de la montagne
6Mais quel est donc cet esprit des eaux de la montagne (figure) qui, transcendant les époques et les cultures, persiste à nous attirer ? Sans doute la très ancienne évidence qu’avec l'eau de ces torrents, c’est la vie que la montagne apporte dans les plaines. La Chine ancienne avait été jusqu’à voir, dans l’Esprit de la Vallée (Gushen), la source mystérieuse de la naissance des choses. Nous qui ne croyons plus aux esprits, du moins y ressentons-nous toujours la beauté du paysage…
Bibliographie
Références bibliographiques
• A. BERQUE – La pensée paysagère, Archibooks, 2007.
• M.-F. DUPUIS-TATE et B. FISCHESSER – Rivières et paysages, La Martinière, 2003.
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L'eau à découvert
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