6.10. Tabous, interdits alimentaires et religions
p. 234-237
Texte intégral
A. Tabous, interdits et christianisme
1Parmi les traits qui distinguent aujourd’hui le christianisme des autres monothéismes, l’absence de tabous alimentaires est notoire. Ce trait se dégage très tôt dans l’histoire du christianisme, comme en témoignent divers passages du Nouveau Testament. D’après les Actes des Apôtres, le « Concile de Jérusalem », en 70 de notre ère, aurait suspendu pour les fidèles d’origine païenne l’obligation de respect des prescriptions alimentaires de la Loi juive, mais aurait maintenu l’interdiction du sang et des idolothytes*. Surtout, ni le Nouveau Testament ni les Pères de l’Église ne mettent de distinction entre animaux purs et impurs : au contraire, un autre passage des Actes des Apôtres semble l’exclure.
2La doctrine et la pratique chrétiennes ont ainsi abouti au refus de tout tabou alimentaire, c’est-à-dire de tout interdit absolu. Si l’interdit du sang fut observé dans les premiers siècles, il fut progressivement laissé de côté ; quant aux viandes sacrifiées, la pertinence de l’interdit disparut avec le paganisme : après le VIIIe siècle ces deux interdits n’étaient plus présents qu’à l’état de trace, en particulier dans le monde latin. Par ailleurs, l’idée selon laquelle l’Église aurait interdit globalement la viande de cheval est pour l’essentiel un mythe historiographique. L’absence d’interdits est même devenue au fil du temps constitutive de l’identité chrétienne : à l’époque moderne, l’Inquisition fit du refus de la consommation du porc un critère de repérage de la déviance chez les chrétiens d’origine juive ou musulmane soupçonnés de conversion insincère.
3Le christianisme connaît néanmoins des interdits alimentaires relatifs : interdits de temps et interdits d’état. Les premiers s’appliquent à des moments marqués par les rituels de pénitence, en particulier le Carême et le vendredi, et les seconds touchent des catégories de chrétiens, principalement les moines et les pénitents. Dans les deux cas, le but est surtout disciplinaire : le fidèle se soumet à une privation censée produire des effets en termes de cheminement spirituel. Ces interdits ont pour point commun de porter sur les nourritures carnées et d’origine animale, censées échauffer le sang et porter à la violence et à la concupiscence : la viande des quadrupèdes avant tout, mais aussi dans certains cas la chair des oiseaux, voire les œufs et les produits laitiers.
4Selon les temps, les espaces et les usages, ces disciplines ont été plus ou moins étendues, et respectées avec plus ou moins de rigueur. Ainsi le catholicisme, qui à la fin du Moyen Âge observait rigoureusement les interdits de temps, connaît depuis quelques décennies un très net assouplissement dans ce domaine. Portant à son aboutissement la logique amorcée par Paul et par les Actes des Apôtres, le protestantisme a entièrement rejeté les interdits de temps et d’état.
B. La cacherout
5Les textes de la tradition juive (Bible, Talmud, codes de lois) comportent des lois relatives aux aliments prescrits, permis ou interdits, à la manière de les préparer, au temps de leur consommation. La lecture de la Bible indique un certain nombre de principes à l’origine de lois qui seront précisées dans les textes ultérieurs. Les végétaux sont toujours autorisés ; le jardin d’Éden lui-même était végétarien : « De tous les arbres du jardin tu pourras manger » (Genèse). Après le déluge, Dieu accorde à Noé la permission de manger les animaux, en précisant de ne pas en consommer le sang, porteur de vie.
6Le Lévitique reprendra plus explicitement l’interdit absolu de la consommation du sang, associant symboliquement le sang à l’âme et à la vie. L’extrême attention des juifs à l’interdit du sang des bêtes et à leur souffrance les a conduits à se conformer à un mode d’abattage ritualisé par lequel l’animal se vide rapidement de son sang. L’abattage rituel est effectué à l’aide d’un couteau parfaitement aiguisé, en un seul geste, rapide et précis, par une personne connaissant les textes et moralement intègre. La viande ainsi obtenue est ensuite salée et rincée à l’eau ou grillée afin d’en extirper le sang résiduel.
7La Genèse rapporte également le récit du combat de Jacob avec un mystérieux messager de Dieu qui, sans le vaincre, le laissera tout de même boiteux, touché à la hanche. C’est pour cette raison que depuis ce jour, continue le texte, les enfants d’Israël ne mangent pas le nerf sciatique.
8Parmi les animaux qui se meuvent sur la terre, dans les eaux ou dans les airs, Dieu instaure, selon la Bible, une classification et des critères permettant de distinguer ceux qui sont purs et ceux qui sont impurs, et par conséquent ceux qui sont permis ou interdits.. « Voici les animaux que vous pouvez manger, parmi toutes les bêtes qui vivent sur terre, précise le Lévitique : tout ce qui a le pied corné et divisé en deux ongles parmi les animaux ruminants, vous pouvez le manger. » Le texte donne ensuite des exemples d’animaux impurs, c’est-à-dire présentant un seul des deux critères ou aucun, comme le chameau, le lièvre ou le porc. Il continue par l’énumération des animaux aquatiques permis : ils doivent posséder écailles et nageoires. Enfin, en ce qui concerne les oiseaux, il propose une liste exhaustive d’interdits (charognards et prédateurs) et précise l’interdiction des insectes ailés.
9Ces critères de sélection des mammifères (selon leur mode d’alimentation et de locomotion), des poissons et des oiseaux, conduisant à écarter les carnivores, ont donné lieu, au cours de l’histoire exégétique, à des interprétations tour à tour symboliques, éthiques, sociologiques, hygiénistes. Pour l’anthropologue britannique Mary Douglas, cette taxinomie conduirait l’homme à rechercher la sainteté à chacune de ses rencontres avec le règne animal, afin d’être à l’image de Dieu.
Fig. 1 – MacDo cacher en Israël
10Les règles du pur et de l’impur en vigueur dans le Temple de Jérusalem où étaient offerts des sacrifices animaux, se sont reportées, après la destruction du Temple en 70 de l’ère chrétienne, sur la table et sur le Livre, autrement dit, sur les lois alimentaires d’une part, sur la prière et l’étude de l’autre. La table juive représente dès lors, pour les docteurs de la loi, la métaphore de l’Autel du Temple, elle est porteuse de sainteté et de prescriptions appelées lois de cacherout.
11D’autres lois structurent les pratiques alimentaires juives comme l’interdit du mélange lacté-carné qui prend lui aussi sa source dans le texte biblique. La tradition rabbinique a élargi la séparation des aliments aux ustensiles ayant servi à leur préparation et à leur consommation au cours d’un même repas. Il n’y a pas de recette juive traditionnelle associant laitage et viande, pas de préparation lactée concluant un repas carné, pas de fromage confectionné à base de présure d’origine animale dans la cuisine cacher. Dans l’espace domestique, la cuisine est organisée par ces séparations.
12Enfin, on trouve un certain nombre d’interdits alimentaires saisonniers, dont le principal est, durant les huit jours de la Pâque juive, celui des céréales fermentées et donc en premier lieu du pain levé. La consommation d’azymes est alors prescrite en mémoire de l’esclavage des Hébreux et de leur sortie précipitée d’Égypte. Aujourd’hui, et devant la diversité des courants du judaïsme et des manières d’être juif, ces lois sont respectées à la lettre par certains, partiellement appliquées ou totalement laissées de côté par d’autres.
C. Manger halal aujourd’hui en France
13Manger halal (mot arabe signifiant licite) veut dire manger des aliments conformes aux prescriptions de l’islam. Les règles du licite et de l’illicite (haram) touchent à tous les domaines de la vie du musulman ; dans l’alimentation, elles concernent les boissons, les produits carnés et leurs dérivés.
14Selon la lecture que l’on fait du Coran, l’alcool est haram ou seulement réprouvé et sa consommation interdite ou simplement limitée à des quantités raisonnables afin de ne jamais être en état d’ivresse.
15Concernant les produits carnés, les animaux aquatiques de mer ou d’eau douce sont halal par nature. Pour les autres espèces animales, deux règles s’appliquent : sont considérés comme strictement haram le porc, le sang, les charognes et les animaux abattus au nom d’un autre dieu que le Dieu unique partagé, selon le Coran, par toutes les religions du Livre, judaïsme, christianisme et islam ; pour qu’un des animaux non expressément haram devienne halal, il faut qu’il ait été égorgé rituellement au nom du Dieu unique, ce qui, puisque les chrétiens n’ont pas de rite d’abattage, limite la consommation halal aux produits issus des rites musulmans et juifs.
Des produits de plus en plus sophistiqués
16Jusqu’à la fin du XXe siècle, manger halal en France signifiait ne pas boire d’alcool, acheter de la viande brute, voire des animaux vivants, et préparer les repas à domicile. Mais, pour les musulmans comme pour tous, l’augmentation de la prise de repas hors domicile et l’envie de gagner du temps sur la préparation des aliments ont conduit à une demande de produits de plus en plus élaborés. De plus, l’industrie agroalimentaire intègre dans diverses préparations des ingrédients dont la licéité est douteuse : les gélatines par exemple, sans forcément être à base de porc, peuvent provenir d’animaux dont l’abattage n’a pas été rituel.
17Aussi trouve-t-on désormais, en boutiques spécialisées et en grandes surfaces, dans les rayons frais, en conserve ou surgelés, des produits bruts mais également des plats préparés, des barquettes de viande prédécoupée, de la « charcuterie » de volaille, des bonbons gélifiés, toutes sortes de produits affichant clairement leur caractère halal. De même, pour la consommation hors domicile, on voit fleurir des restaurants, indépendants ou de grandes chaînes, proposant tout ou partie de leur offre en version halal. Ces produits peuvent être de simples déclinaisons halal de produits usuels (blanc de poulet, lasagnes) ou des produits teintés d’exotisme culinaire (kefta, kebab).
Des certifications discutées
18Aucun label officiel halal n’existe en France : l’État, laïque, s’interdit d’entrer dans des considérations religieuses. Des organismes certificateurs privés sont donc habilités par les autorités théologiques d’une des trois grandes mosquées de France (Paris, Evry-Courcouronnes ou Lyon), entre lesquelles l’interprétation du Coran pour les rituels d’abattage ne converge pas toujours, ce qui cause de vigoureuses controverses parmi les musulmans les plus pointilleux. Cependant, ces certifications suffisent à rassurer les consommateurs dont les exigences sont moindres et qui s’appuient sur la niyya, « l’intention de départ ». Selon ce principe, tout musulman qui a acheté un produit qu’il pensait halal alors qu’il ne l’était pas a accompli son devoir religieux ; les conséquences devant Dieu ne retombent que sur l’auteur de la tromperie.
Bibliographie
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Références bibliographiques
• Fabre-Vassas C., La bête singulière. Les juifs, les chrétiens et le cochon. Gallimard, Paris, 1994.
• Dierkens A., Gautier A., Inmundum atque exsecrabile : retour sur la question de l’hippophagie dans l’Europe du nord et du nord-ouest au haut moyen-âge. Colloque « La viande : fabrique et représentation », Tours, 2012, à paraître aux PUR-PUFR.
• Bahloul J., Le Culte de la table dressée. Rites et traditions de la table juive algérienne., Métailié, Paris, 1983.
• Douglas M., De la souillure : essai sur les notions de pollution et de tabou, Maspero, Paris, 1981.
• Nizard S., « Mémoires incorporées : rites et pratiques alimentaires dans le judaïsme contemporain », in La Modernité rituelle : rites politiques et religieux des sociétés modernes, Dianteill E. et al éd. L’Harmattan, Paris, 2004.
10.3917/puf.benkh.2000.01 :• Benkheira M.H., Islâm et interdits alimentaires : juguler l’animalité, PUF, Paris, 2000.
• Mathé T. et al., « L’alimentation « communautaire » s’inscrit-elle dans le développement de la consommation engagée ? », Cahier de Recherche du CREDOC, 2012, N° 293.
Auteurs
Historien du Moyen Âge
Unité « Histoire, Langues, Littérature et Interculturel »
Université du Littoral Côte d’Opale
Boulogne-sur-Mer
alban.gautier@univ-littoral.fr
Sociologue
Centre d’Études Interdisciplinaires des Faits Religieux
École des Hautes Études en Sciences Sociales
Paris
sonizard@hotmail.com
Anthropologue de l’Alimentation
Toulouse Business School - Université de Toulouse
Toulouse
g.cazes-valette@tbs-education.fr
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2012