4.22. Jeûne et santé : approche anthropologique
p. 176-177
Texte intégral
1Le jeûne, pratique millénaire, revient à la mode. Les médias en font l’apologie, comme s’il s’agissait d’un traitement miracle. Pour appréhender les origines et retentissements de ces pratiques, revenons à la définition.
Une définition du jeûne
2Qu’est-ce qui différencie jeûne et interdits alimentaires ? Le carême est un jeûne, et pourtant on ne supprime durant cette période que certains aliments, temporairement « prohibés ». Il existe des jeûnes secs, où l’on doit supprimer aliments solides et liquides, et des jeûnes où les boissons sont autorisées, jeûnes totaux ou partiels, pouvant durer quelques heures ou plusieurs semaines.
3Le mot jeûne vient du latin jejunium, répondant à la forme sanscrite yayamana, « qui a dompté sa faim » (yam = dompter). À l’inverse de sa dérive dans les mots « déjeuner » ou examen « à jeun » (période qui débute théoriquement 6 h après avoir mangé), le fait de jeûner implique un effort, une souffrance ou une pénitence. La pratique du jeûne est donc une abstinence volontaire de nourriture, retrouvée dans de nombreuses civilisations, généralement motivée par des raisons traditionnelles, politiques ou religieuses.
Une pratique traditionnelle
4Durant de nombreux millénaires, l’homme a dû lutter contre l’absence temporaire de nourriture. Durant les 6 à 8 premiers jours de jeûne strict, l’organisme utilise les réserves protéiques pour fabriquer du glucose, indispensable au fonctionnement cérébral. Débute alors la deuxième phase, qui tend à préserver le peu de protéines qui reste, afin d’assurer le fonctionnement des principaux organes, comme le cœur, et de ne pas mourir, le décès survenant entre le 42e et le 79e jour, voire plus chez les obèses. L’amaigrissement rapide s’accompagne d’une stimulation physique et surtout intellectuelle due, entre autres, à la fabrication d’endorphines et de corps cétoniques, qui permettait lors des famines de faciliter la recherche de nourriture, et donc la survie.
5De nombreux rites de puberté ou de mise en transe utilisent le jeûne. Non seulement l’expérience de la faim montre que le récipiendaire est capable d’entrer dans une autre phase de son existence et d’être à la hauteur de l’épreuve qui l’attend, mais aussi les conséquences psychiques qui en découlent peuvent favoriser la relation avec des forces particulières.
6Le repas étant à la base de tout lien social, le jeûne a un impact majeur non seulement sur le sujet lui-même mais également sur la société qui l’entoure. Des traités indiens et irlandais du Moyen Âge accordaient même au jeûne un véritable statut judiciaire.
La purification par le jeûne
7Du fait de son impact sur l’individu comme sur son entourage, une certaine forme de jeûne « purificateur » a été pratiquée dans les différentes religions. Elle permet non seulement de distinguer les fidèles des autres mais aussi de répondre au besoin de spiritualité et d’élévation de l’être humain vers son Créateur, en se détachant des besoins matériels, parfois, comme dans le jaïnisme*, jusqu’à la mort. Moïse, Jésus ou Mohammed avaient l’habitude de jeûner et auraient eu la « révélation » du Livre au bout de nombreux jours de jeûne, tout comme Siddhârta utilisa le jeûne pour atteindre l’illumination (d’où Bouddha, l’Illuminé).
8Cette idée de purification par le jeûne est reprise aujourd’hui par des pseudo-thérapeutes, mettant en avant que le jeûne strict permet non seulement de maigrir mais aussi de traiter des maladies comme l’arthrite ou certains cancers. Les cliniques de jeûne, comme les associations « Jeûne et randonnées », où l’on ne boit que des jus de fruits et du bouillon durant au moins une semaine, se multiplient. Si le poids baisse fortement au début de ce type de jeûne, c’est par fonte musculaire, clairement délétère au long cours.
9Pour ce qui est des autres effets thérapeutiques du jeûne, même si des présomptions d’effets bénéfiques existent, aucune étude médicale scientifiquement valable ne les prouve – ce qui n’a pas empêché de nombreuses sectes de se placer sur ce créneau rentable. Les seules études sérieuses dont les résultats sont en attente portent sur l’intérêt du jeûne la veille d’une chimiothérapie afin d’en réduire les effets secondaires.
Du bon usage du jeûne
10Il est dangereux de prendre le jeûne pour une méthode d’« auto-guérison suggérée », pour des patients dépassés par la maladie et les traitements. Mais la maladie doit retrouver du sens, social et personnel ; le jeûne peut alors être un moyen de réappropriation de soi-même, de montrer sa volonté.
11Dans nos sociétés de surconsommation, il faut surtout retenir l’idée du besoin de tempérance. Il y a un chemin entre surcharge alimentaire et restriction dans la souffrance. Cette mode ne nous pousserait-elle pas encore à contrôler nos corps et nos plaisirs, comme dans tout régime amaigrissant, qui n’est qu’une autre forme de jeûne ?
12En temps de crise, le repli habituellement observé vers son groupe culturel permet d’expliquer le regain des jeûnes religieux. Le jeûne strict répond probablement dans notre société d’abondance à un besoin de détachement et de spiritualité que les religions ont du mal à remplir sans pour autant le justifier par des raisons médicales qui n’ont pas lieu d’être.
Bibliographie
Références bibliographiques
• Héritier F., « Stérilité, aridité, sécheresse : quelques invariants de la pensée symbolique », in Le sens du mal, Augé M, Herzlich C. éd. EAC, Paris, 1984 : 123-54.
• Rostkowski J., « Du visible à l’invisible. Pluralité des mondes chez les Indiens d’Amérique du Nord », in La mort et l’immortalité, Lenoir F., de Tonnac J.P. éd. Bayard, Paris, 2004.
• Gueguen J. et al., « Évaluation de l’efficacité de la pratique du jeûne comme pratique à visée préventive ou thérapeutique », Expertise scientifique de l’unité Inserm U669, 2014.
• Lee C. et al., « Fasting cycles retard growth of tumors and sensitize a range of cancer cell types to chemotherapy », Sci Transl Med 2012 ; 4 : 124-7.
Auteurs
Anthropologiste
CNRS
Unité Mixte Internationale « Environnement, Santé, Sociétés »
Dakar Sénégal
gilles.boetsch@gmail.com
Endocrinologue Nutritionniste
Hôpital de l’Hôtel-Dieu
Université Paris Descartes
Paris magali.cocaul@gmail.com
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L'archéologie à découvert
Hommes, objets, espaces et temporalités
Sophie A. de Beaune et Henri-Paul Francfort (dir.)
2012