4.1. Alimentation, médecine et santé : une histoire de longue durée
p. 135-136
Texte intégral
L’ancienne diététique
1L’ancienne diététique a été la doctrine exclusive en matière d’alimentation dans la médecine savante de l’Europe jusqu’au XVIIIe siècle au moins. Née dans la Grèce antique, avec Hippocrate et Galien, elle a été transmise à l’Occident grâce, notamment, aux traductions médiévales effectuées depuis l’arabe. L’alimentation y est conçue comme l’une des voies de la guérison, au même titre que la pharmacopée et la chirurgie. Avec l’exercice ou le sommeil, elle permet non seulement d’assurer la santé mais aussi de combattre directement les maladies et les affections, y compris les accidents et les blessures. Tout aliment est donc susceptible de se muer en médicament, à la manière de nos « alicaments » ou « aliments fonctionnels ».
2Pour l’ancienne diététique, les aliments sont une combinaison des mêmes qualités de température et d’humidité qui constituent les quatre éléments de l’univers et les quatre humeurs du corps. Ainsi, un individu de tempérament mélancolique, c’est-à-dire dominé par la bile noire (ou atrabile), froide et sèche, doit plutôt consommer des aliments également classés comme froids et secs – telles lentilles et viande de porc. En cas de maladie, il faut au contraire compenser l’excès de bile noire par des mets chauds et humides, à base de volaille et de vin. Les médecins préconisent un régime individualisé, adapté à la saison et au lieu, au sexe, à l’âge et même à la condition sociale, où les élaborations culinaires sont destinées à satisfaire le goût autant qu’à assurer la santé. Il nous en est resté quelques usages, comme celui d’assaisonner le melon (très froid et humide) de sel (pour l’assécher) et de l’accompagner de vin (chaud).
3Enfin, la digestion est vue comme un processus de cuisson. Facilitée par la cuisson préalable des aliments, la première cuisson interne au corps s’effectue dans l’estomac ; elle est suivie d’une seconde (dans le foie) puis d’une troisième (dans les veines) et enfin d’une quatrième. Le tout alimente les fluides circulant dans le corps humain (sang, bile, mélancolie, flegme) et évacue les résidus que sont le sperme, les menstrues, l’urine ou la sueur.
De la diététique à la nutrition
4Entre XVIe et XVIIIe siècle, la diététique devient marginale par rapport au cœur de la doctrine médicale : la médecine « chimique » issue des idées de Paracelse accorde bien plus d’attention aux médicaments qu’aux aliments. Vers 1710, une controverse sur la physiologie de la digestion oppose le médecin montpelliérain Raymond Vieussens au Parisien Philippe Hecquet : alors que pour le premier la digestion est surtout un processus chimique de fermentation, le second la considère comme le résultat pur et simple d’un processus de trituration mécanique. Le débat est tranché par Réaumur grâce à des expériences sur des oiseaux qui prouvent que la digestion est en partie un phénomène chimique, dont les multiples composants sont éclairés au XIXe siècle par la physiologie expérimentale de Claude Bernard.
5L’ancienne diététique était centrée sur l’individu et sur le régime alimentaire qui semblait le plus adapté à son tempérament et à ses habitudes. Dans la 2e moitié du XVIIIe siècle, à travers une réflexion sur l’appétit et la digestibilité des aliments, l’intérêt se déplace vers les normes générales auxquelles tout un chacun devrait se conformer. L’appétit (ou son absence) n’est plus alors simplement vu comme le signe d’une bonne (ou d’une mauvaise) santé mais comme le champ de désordres alimentaires extrêmes telles la boulimie et l’anorexie.
6Ce recentrage sur des normes collectives bénéficie d’avancées scientifiques. Au tournant du XIXe et du XXe siècle, on s’aperçoit que les aliments contiennent en très petites quantités des substances non synthétisables par l’organisme mais indispensables à sa survie, les vitamines, qui permettent de guérir des maladies de carence connues depuis longtemps, comme le scorbut, la pellagre ou le rachitisme. L’évaluation calorique des aliments devient possible au début du XXe siècle après qu’on a identifié l’apport des substances particulières à la dépense énergétique.
7C’est également dans la 2e moitié du XIXe siècle que se fait jour l’idée d’une alimentation rationnelle fondée sur des principes scientifiques. Venu des agronomes qui cherchent à calculer des rations appropriées pour le bétail, le principe de la quantification des besoins alimentaires est étendu à la gestion des prisons ou des casernes. Il met en évidence des maladies qui sont liées à un déséquilibre alimentaire quantifiable. Ces principes sont ensuite étendus à l’ensemble de la population, d’autant que la révolution pastorienne et l’industrialisation du marché alimentaire fournissent aux hygiénistes de nouveaux terrains (microbes, conserves, produits congelés).
8Depuis le milieu des années 1960, les critiques des diététiciens alternatifs sur le caractère chimique de l’alimentation industrielle ont été relayées par des nutritionnistes qui questionnent la consommation de viande ou critiquent les appauvrissements nutritionnels liés aux procédés de fabrication, incitant les producteurs à modifier leurs pratiques. Le tournant préventif venu des États-Unis met l’accent sur la qualité nutritionnelle des aliments, c’est-à-dire sur la responsabilité individuelle des mangeurs. Retour aux bons vieux régimes hippocratico-galéniques ? On peut en douter, au vu du développement fulgurant – au moins dans certains pays – des produits allégés et des compléments alimentaires.
Bibliographie
Références bibliographiques
• Kamminga H., Cunningham A., The science and culture of Nutrition, 1840-1940, Rodopi, Amsterdam-Atlanta, 1995.
• Audoin-Rouzeau F., Sabban F. éd., Un aliment sain dans un corps sain. Perspectives historiques, Tours, PUFR, 2007.
• Depecker T. et al., La juste mesure. Une sociologie historique des normes alimentaires, Tours-Rennes, PUFR-PUR, 2013.
Auteur
Historien de l’alimentation
Unité « DYPAC »
Université Versailles
Saint-Quentin-en-Yvelines
Guyancourt
bruno.laurioux@uvsq.fr
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