3.4. Les modèles de consommation
p. 106-107
Texte intégral
1Dans les sociétés européennes de l’Antiquité au XVIIIe siècle la consommation alimentaire s’organisait selon une répartition fondamentalement hiérarchique. Même s’il ne faut pas généraliser les épisodes de disettes et de famines, les masses paysannes se contentaient le plus souvent de céréales et de légumes. On a parlé pour décrire la consommation des élites de distinction ou de consommation ostentatoire, dans le cadre d’une compétition incessante où la notion de don alimentaire occupait une place prépondérante.
Manger plus et manger mieux
2L’un des moyens fondamentaux de marquer sa prééminence sociale était de manger plus. Lié à une distribution très inégale de la production agricole, ce privilège permettait de partager et de redistribuer, en vertu de la charité, tout en s’assurant des fidélités et des clientèles. Ainsi s’expliquent les énormes rations théoriquement disponibles que les historiens ont pu calculer à partir des comptabilités anciennes – jusqu’à 5 000 voire 7 000 kilocalories par jour et par personne dans certaines maisons princières ou monastiques (pour un besoin physiologique de 2000-2500 kcal).
3La prééminence sociale se marquait aussi par la possibilité de mieux manger. Les aliments étaient classés dans une « grande chaîne de l’être » qui menait de la terre au ciel (Figure 1) : plus ils étaient proches de ce dernier, plus ils étaient supposés convenir aux élites ; c’était le cas des volailles, qui ont signalé pendant des siècles une alimentation recherchée – avant de devenir les produits banalisés que l’on sait. La viande des quadrupèdes – souvent issue d’animaux de réforme – et les légumes, qui poussent sur terre ou même, pour les racines, sous terre, étaient à l’inverse considérés comme des nourritures de paysans – et ce d’autant plus que leur production nécessitait peu de ressources et d’investissements.
4À côté de cette répartition fondamentalement hiérarchique, se sont précocement mis en place des modèles « horizontaux » de consommation alimentaire, liés à des états temporaires ou permanents. Dans la première catégorie, on peut compter les malades auxquels les médecins influencés par la diététique galénique prescrivaient des régimes appropriés à leurs affections, définissant par ailleurs une diète typique des convalescents où le bouillon de volaille et le sucre occupaient une place centrale. De même, pendant plus d’un millénaire, les chrétiens soumis à l’Église latine se sont vus imposer jusqu’à plus de 150 jours par an (Carême, veilles de fêtes, vendredi) une pénitence, qui les obligeait à se priver de toute viande et le plus souvent de tout produit animal (graisses, laitages).
Modèles et identités nationales et sociales
5Plus pérennes, des modèles alimentaires régionaux ou nationaux apparaissent assez précocement – si l’on en juge par le témoignage des voyageurs ou celui des recettes. On doit cependant faire la part des stéréotypes et ne pas toujours prendre au pied de la lettre les revendications identitaires : les livres de cuisine « nationaux » qui fleurissent en Europe au moment des indépendances du XIXe siècle reproduisent souvent des modèles français…
6Avec la mondialisation, ces modèles nationaux n’ont pas disparu. Américains et Français d’aujourd’hui partagent le souci du bien manger et déclarent le satisfaire d’abord chez eux, mais le contenu qu’ils lui donnent est très différent. En France, c’est la région qui semble garantir le bien-manger, grâce à des pratiques et activités liées à la gastronomie, rattachant l’individu à un patrimoine lui-même partie prenante d’une identité nationale. Les Américains estiment que leur pays est suffisamment vaste et divers pour offrir tous les choix (du bio à la nourriture la plus industrielle), y compris les infinies possibilités des cuisines « ethniques ».
7Il est assez remarquable que ces positionnements nationaux transcendent les différences socio-professionnelles et concernent aussi bien les médecins et les enseignants que la population « générale ». Peut-être parce que, outre une appréhension différente du « gastronomique », ils renvoient plus généralement à des notions comme la tradition ou la liberté que l’on voit également à l’œuvre dans les comportements entourant le repas lui-même, avec d’un côté la célébration de la convivialité du repas pris en commun (en France) et de l’autre l’accent mis sur l’individualisation des consommations alimentaires, non identifiée comme une action en soi (aux États-Unis).
8Ces modèles nationaux recouvrent une grande diversité de situations, propres à des groupes plus ou moins homogènes. Ainsi, les comportements alimentaires des adolescents se construisent aujourd’hui en France dans une dialectique complexe entre les pratiques effectives et les discours assumés, l’identité familiale (notamment dans le cas des familles migrantes) et les valeurs du groupe d’âge, la recherche du plaisir et le rapport à un corps que, du fait de l’allongement de l’espérance de vie, l’on doit apprendre très tôt à gérer dans la durée. On a donc ici un modèle complexe aboutissant à des comportements parfois contradictoires : le goût pour la soupe de grand-mère y coexiste avec la primauté donnée à la convivialité du groupe (aux dépens de la qualité des produits) et avec le plaisir solitaire des aliments interdits par les nutritionnistes.
Fig. 1 – La grande chaîne de l’être au Moyen Âge
Végétaux | Viandes |
Arbres fruitiers | Petits oiseaux |
Arbustes à fruits et à baies | Chapon |
Feuilles poussant sur une tige (= chou, pois, menthe) | Poule |
Feuilles partant de la racine (= épinard, salade, carde) | Oie |
Racines (carotte, rave) | Bœuf |
Bulbes (= oignon, échalote, poireau, ail) | Mouton |
Bibliographie
Références bibliographiques
• Diasio N. et al., Alimentations adolescentes en France. Principaux résultats d’AlimAdos, un programme de recherche de l’Ocha, OCHA, Paris, 2009.
• Fischler C., Masson E., Manger : Français, Européens et Américains face à l’alimentation, Odile Jacob, Paris, 2008.
• Laurioux B., Manger au Moyen Âge. Pratiques et discours alimentaires en Europe aux XIVe et XVe siècles, Hachette, Paris, 2e éd., 2013.
• Laurioux B., Bruegel M. éd., Histoire et identités alimentaires en Europe, Hachette, Paris, 2002.
Auteur
Historien de l’alimentation
Unité « DYPAC »
Université Versailles
Saint-Quentin-en-Yvelines
Guyancourt
bruno.laurioux@uvsq.fr
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L'archéologie à découvert
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2012