2.14. Les pratiques et techniques culinaires
p. 92-93
Texte intégral
1Le rôle de la cuisine est central car elle transforme les aliments acquis en aliments consommables – c’est-à-dire à la fois digestibles, acceptables culturellement et agréables au goût. Pour cela, elle met en œuvre des chaînes opératoires de gestes et d’actions tout en s’appuyant sur des connaissances.
La cuisine, un ensemble de techniques
Fig. 1 – En avant-propos de son ouvrage Physiologie du goût, Brillat-savarin énonce vingt aphorismes. Ici l’aphorisme XI, illustré sur une carte postale ancienne
2Le terme français cuisine recouvre, depuis au moins le XIIe siècle, à la fois le lieu où l’on prépare les aliments, le fait de les préparer et le résultat de cette préparation. Trois réalités distinctes pour lesquelles l’anglais peut utiliser respectivement les mots kitchen, cookery et cooking. Identifiée depuis l’Antiquité comme un art manuel (technè en grec), la cuisine est d’abord un ensemble de savoir-faire, qui se transmet dans des milieux déterminés (la famille, le métier) et, plus récemment, par des moyens de diffusion comme la presse ou la télévision.
3Les techniques culinaires soumettent des matières premières – les aliments – à des transformations physiques et chimiques. Citons, sans chercher à être exhaustifs : l’osmose inverse*, qui préside à la confection des bouillons ; la caramélisation et la cristallisation dans le travail du sucre ; le brunissement non enzymatique (la fameuse réaction de Maillard* qui donne, entre autres, sa couleur spécifique aux rôtis) ; l’émulsion*, dont le type même est la mayonnaise ; enfin tous les phénomènes de durcissement, depuis la coagulation des protéines de l’œuf jusqu’à la gélification des pectines* dans la confiture. Ces transformations interviennent le plus souvent à l’issue d’une cuisson qui peut s’effectuer dans l’eau ou à la vapeur, dans une matière grasse (fritures et sautés), à chaleur sèche (rôtis et grillades) ou enfin selon des procédés mixtes (braisés et ragoûts).
4La prise de conscience de la cuisine comme un ensemble de techniques jouant sur les caractéristiques physico-chimiques des aliments est ancienne. Les préfaciers des recueils de recettes qui, vers 1720-1730, prétendaient représenter une « nouvelle cuisine », caractérisaient celle-ci comme « une espèce de chimie ». L’auteur de la Physiologie du goût, Brillat-Savarin, est donc l’héritier d’une riche et longue tradition qui se poursuit au XXe siècle avec Édouard de Pomiane et sa Physique de la cuisine (où il propose de substituer « Gastrotechnie » à « cuisine ») et jusqu’à aujourd’hui avec la gastronomie moléculaire, ses nouvelles méthodes (émulsification par ultrasons) et ses produits fétiches, dont de nombreux additifs alimentaires.
Des techniques aux pratiques
5Décrire les techniques culinaires du point de vue physico-chimique ne suffit pas à en rendre compte. Elles prennent tout leur sens dans un contexte à la fois matériel, social et culturel qui explique leur diversité. On a pu ainsi distinguer la « grande cuisine » (telle qu’elle est pratiquée parmi les élites), qui vise à marquer fortement les différences sociales dans les sociétés hiérarchiques (de l’Égypte antique à l’Europe occidentale en passant par l’Islam et la Chine), des « petites cuisines » caractéristiques des sociétés dites hiératiques (par exemple en Afrique subsaharienne), c’est-à-dire à faible différenciation sociale. La diversité s’incarne aussi dans des systèmes culinaires spécifiques à une culture dont la terminologie rend compte. Dans la cuisine chinoise, le découpage est au moins aussi important que la cuisson proprement dite, selon le dicton « trois pour le fourneau, sept pour le billot » ; la cuisson y est tournée vers la réalisation de consistances, de couleurs et d’arrangements visuels que traduisent plus d’une vingtaine de verbes différents.
6Au-delà de ces diversités culturelles, les pratiques et techniques culinaires ont profondément évolué. Pour les périodes les plus anciennes, nous ne disposons que de vestiges archéologiques parfois fugaces : graines ayant subi une combustion qui peut résulter d’une cuisson (objet de la carpologie*) ; traces d’outils sur des os animaux trahissant une décarnisation et/ou une découpe (objet de l’archéozoologie*) ; résidus lipidiques encore présents sur les instruments de cuisson (depuis les pierres chauffées de la Préhistoire jusqu’aux céramiques médiévales). Seule la chimie analytique permet ici d’approcher le vaste domaine des matériaux organiques amorphes* (lait, huile, bière, vin).
7À partir de l’Antiquité et surtout du Moyen Âge, des livres de cuisine, des inventaires notariés et de nombreuses représentations iconographiques permettent de compléter et d’interpréter les données des fouilles archéologiques. Ainsi peut-on repérer aux XIVe et XVe siècles le grand succès des préparations cuites à l’intérieur d’une pâte (nos pâtés en croûte) et la substitution aux grandes marmites (vouées aux grosses pièces bouillies) de pots de petite taille permettant de mijoter des portions réduites. Avec le XVIIe siècle se met progressivement en place la gamme des fonds de sauces qui domineront la cuisine française jusque dans les années 1960. Parmi les tendances culinaires qui se sont affirmées récemment, on peut noter le retour aux cuissons à basse température – que le manque de temps des ménagères semblait avoir définitivement condamnées. On ignore en revanche la pérennité du four à micro-onde, dont l’invention, au sortir de la Deuxième Guerre mondiale semblait annoncer une véritable rupture par rapport aux modes de cuisson traditionnels.
Bibliographie
Références bibliographiques
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L'alimentation à découvert
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L'alimentation à découvert
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