2.1. L’introduction de nouvelles plantes alimentaires en Europe :
Un panorama de l’Antiquité à nos jours
p. 61-63
Texte intégral
1L’essentiel de notre alimentation repose sur des espèces qui viennent à l’origine d’ailleurs. La ratatouille, plat emblématique de la cuisine méditerranéenne, contient de la tomate, du poivron et de la courgette, qui viennent d’Amérique ; l’aubergine vient de l’Inde ; l’oignon et l’ail, connus depuis bien plus longtemps, viennent d’Asie centrale, et l’huile d’olive de l’Asie de l’Ouest ; il n’y a guère que le persil qui soit européen, car il vient probablement de Grèce.
2La gamme de nos aliments s’est donc constituée au cours des siècles et des millénaires, par vagues successives liées à l’histoire des sociétés humaines. Ces aliments ont pu être produits sur place après l’introduction des plantes, ou bien importés par le commerce.
Préhistoire et débuts de l’agriculture
3L’alimentation des peuples de la préhistoire est difficile à reconstituer, et devait différer d’un milieu à l’autre. Elle reposait sur la cueillette d’un très grand nombre de végétaux, qui apportaient les trois grandes classes de nutriments indispensables, les glucides (graines, fruits, tubercules, glands, écorces…), les protéines (graines encore, mais aussi feuilles) et les lipides (faînes, noisettes…). Les hommes ont dû très tôt inventer des procédés élaborés pour ôter à certains aliments leur toxicité et les conserver.
4L’invention de l’agriculture a constitué le premier changement fondamental. Dans le Croissant fertile, il y a environ 10 000 ans, tout un cortège de « plantes fondatrices » a été domestiqué, à savoir deux blés (engrain et amidonnier), l’orge, la lentille, le pois, le pois-chiche et le lin. Lors de la diffusion de l’agriculture dans d’autres régions, de nouvelles plantes s’y sont adjointes, comme la fève ou les lupins, commençant parfois leur évolution en tant que mauvaises herbes, comme le seigle ou l’avoine. Le blé tendre, quant à lui, n’existe pas dans la nature et est né vers le sud de la Caspienne par hybridation entre l’amidonnier et une herbe sauvage.
5Dans les millénaires qui ont précédé notre ère, d’autres plantes domestiquées ailleurs sont arrivées peu à peu en Europe. C’est le cas des millets Panicum et Setaria, du chanvre, de l’oignon et du sésame en provenance d’Asie centrale, et du melon et de la pastèque en provenance d’Afrique.
6C’est aussi le cas des arbres fruitiers, qui, biologiquement, sont fortement allogames* ; la fixation de types à fruits agréables à consommer ne peut se faire que par multiplication végétative, à quelques exceptions près. Les arbres fruitiers mentionnés dans la Bible correspondent à la première vague de domestication, vers 4 000 av. J.-C., soit bien après celle des plantes fondatrices. Ces espèces partagent la caractéristique de pouvoir être propagées par bouturage (caroubier, figuier, grenadier, mûrier noir, olivier, vigne, châtaignier) ou par graines (amandier, noyer). Un peu avant notre ère, l’invention du greffage a permis à d’autres espèces d’arriver par l’Asie centrale : pommier, poirier, prunier, cerisier, puis pêcher, abricotier, cognassier.
7Les légumes ont été cultivés tardivement, du fait de leurs importants besoins en eau, qui nécessitent l’usage de l’irrigation. Ce n’est guère qu’à l’époque gréco-romaine qu’on les voit apparaître à l’état vraiment cultivé. Un certain nombre d’entre eux est originaire du bassin méditerranéen : chou, laitue, chicorées, radis.
De l’Antiquité au Moyen Âge
8Dans l’Antiquité, les plantes n’ont cessé d’arriver dans le bassin méditerranéen, depuis l’Asie (cédrat, concombre) ou l’Afrique (« haricot » de l’Ancien Monde [Vigna], gourde Lagenaria dont les jeunes fruits se mangent comme des courgettes). En colonisant une bonne partie de l’Europe, les Romains ont fortement contribué à l’élargissement de la gamme alimentaire, que ce soit par le commerce ou la culture. À partir du VIIe siècle, l’expansion de l’Islam a mis en communication l’Orient et l’Occident, de l’Andalousie au Proche-Orient, mais aussi de la Perse à l’Inde et à la Malaisie. Voyageurs, savants, commerçants ont pu diffuser les plantes et les savoir-faire agricoles qui leur étaient liés. Au fil des siècles, on a ainsi vu arriver dans la Méditerranée un grand nombre d’agrumes (citron, orange amère, pamplemousse vrai), le riz, le chou-fleur, l’épinard, l’aubergine.
9L’Italie a joué un grand rôle dans les progrès de l’horticulture, et de nombreux fruits et légumes y ont été créés ou améliorés, comme le chou-fleur, le brocoli, le fenouil, les laitues et chicorées, des agrumes. L’Europe du nord a par contre joué un rôle très faible dans l’introduction des plantes. On ne lui doit guère que l’angélique, le raifort et la ciboulette. Vers le XIIe-XIIIe siècles, le colza et le rutabaga semblent avoir été sélectionnés l’un en Flandre, l’autre en Suède. En revanche, avec l’essor de l’horticulture en Allemagne, aux Pays-Bas et au Danemark, de nouvelles variétés de légumes (choux, laitues) ont été sélectionnées et se sont répandues partout.
Les grandes découvertes
10Après Christophe Colomb, l’expansion européenne dans le monde entier a entraîné un gigantesque brassage des plantes cultivées. Les plantes introduites en Europe ont été pour l’essentiel des plantes américaines. La raison tient à la biogéographie des découvertes. L’Amérique du Nord a un climat tempéré, et n’offrait donc pas d’obstacle particulier. Au Mexique et en Amérique du Sud, nombre d’espèces proviennent de zones d’altitude, et sont donc relativement tolérantes au froid. Les Espagnols ont été les passeurs de la majorité de ces plantes : maïs, patate douce puis pomme de terre, courges, tomate, piment et poivron, haricots Phaseolus, tournesol, arachide. Que les plantes d’origine américaine soient annuelles ou non, il a cependant fallu plusieurs siècles pour qu’apparaissent des variétés adaptées à nos jours longs, ce qui explique largement le temps mis par la pomme de terre ou la tomate pour remonter en latitude.
11Quelques autres peuples ont également contribué aux introductions de plantes, comme les Français avec l’ananas (de Cayenne) et le topinambour (du Canada). Quant aux Portugais, ils ont surtout colonisé des régions tropicales chaudes, qui n’avaient guère de plantes adaptables en Europe. Ce n’est qu’après avoir atteint la Chine et le Japon qu’ils ont eu accès à l’orange douce ou à la nèfle du Japon.
L’époque coloniale
12Soucieux d’exploiter au mieux les ressources des pays conquis, les Européens ont systématisé l’inventaire des ressources végétales, ce qui a permis l’essor d’une science comme la botanique et l’implantation de nombreux jardins botaniques, précurseurs de nos centres de recherche. Mais l’intention n’était pas seulement d’introduire des plantes cultivables en Europe. Il s’agissait surtout de développer des productions dans les colonies. On a ainsi vu se mettre en place un système de plantations, dont la canne à sucre est le symbole. Les oléagineux (arachide, coprah, palmier à huile) ont aussi pris une grande importance, au point qu’un pays comme la France a négligé la production de ce qu’on appelle encore aujourd’hui les « oléagineux métropolitains ». Ceux-ci (colza, tournesol) n’ont été promus qu’après l’indépendance des pays colonisés dans les années 1960.
13L’époque coloniale a également été marquée par un enthousiasme des élites pour l’introduction des plantes. Une société d’acclimatation était très active en France, mais à l’exception du crosne et de l’igname de Chine, rares ont été les succès, car ces nouvelles plantes étaient rarement adaptées aux conditions françaises, et on ignorait tout de l’amélioration des plantes.
L’évolution intraspécifique
14L’évolution génétique des espèces cultivées a été très profonde et rapide, et de nombreux types nouveaux de variétés sont apparus au sein d’espèces anciennes. On date par exemple l’obtention de choux L'évolution génétique des pommés (blancs, rouges ou frisés) et de betterave à grosse racine d’après l’an Mil, celle du chou de Bruxelles du XVIIIe siècle et celle de l’endive du XIXe. Quant aux melons, leur évolution a été tellement profonde que nous aurions peine à reconnaître et apprécier les types anciens, qui étaient bien moins sucrés, et parfois utilisés immatures comme des concombres. De même, les poires fondantes d’aujourd’hui n’apparaissent guère qu’au XVIIIe siècle.
15Depuis le XIXe siècle, des sélectionneurs ont entrepris de rassembler des collections de variétés, puis de les croiser entre elles de façon raisonnée. L’essor de la génétique au XXe siècle a permis de créer de nouvelles espèces et variétés répondant aux besoins du marché et à l’évolution des systèmes de production. Depuis les années 1960, on voit ainsi apparaître des légumes de toutes les couleurs, produits de la sélection moderne.
16La première plante obtenue pour des besoins industriels est en fait la betterave à sucre, qui a été sélectionnée à partir de la betterave fourragère dès le début du XIXe siècle. Le Blocus continental devait l’installer comme un substitut du sucre de canne. Une autre plante industrielle est le soja, qui n’a pu être cultivé en dehors de l’est de l’Asie qu’après la découverte de son association avec une bactérie fixatrice d’azote, au début du XXe siècle.
La mondialisation
17Si la mondialisation des plantes alimentaires est plurimillénaire, elle s’est accélérée depuis le XXe siècle. La contribution des États-Unis s’est accrue, qu’il s’agisse de plantes exotiques cultivées (comme le pamplemousse moderne, cultivé en Floride, l’ananas ou la banane) ou de plantes domestiquées sur place (noix pacane, myrtilles américaines, mûres hybrides) ou améliorées (prunes japonaises, nectarines). De nos jours, de nombreux autres pays ont mis au point de nouvelles cultures, et le commerce international s’est considérablement développé. On connaît le kiwi de Nouvelle-Zélande et l’avocat d’Israël, mais avec les flux migratoires, de nouveaux marchés se sont créés et l’on voit déferler de nombreux produits asiatiques, africains ou américains.
18De nos jours, la distinction entre produits disponibles par le commerce ou par culture locale tend à perdre son sens, car les productions se déplacent vers les lieux où elles sont produites à moindre coût. La moutarde de Dijon par exemple, produit emblématique de la France, est essentiellement fabriquée avec des graines de moutarde du Canada, et la plupart de nos légumes de conserve sont produits en Chine ou en Inde.
19Les consommateurs, qui voyagent de plus en plus, sont attirés par des produits nouveaux, qui arrivent nimbés de qualités nutritionnelles (acérola, canneberge, goji) ou d’une origine culturelle prestigieuse (quinoa, amarante). Ils sont aussi attirés par les « légumes oubliés » et les variétés anciennes.
Bibliographie
Références bibliographiques
• Harlan J.R., Les plantes cultivées et l’homme, Éditions CILF/ACT, Paris, 1987.
• Haudricourt A.-G., Hédin L., L’Homme et les plantes cultivées, Métailié, Paris, 1987.
• Maurizio A., Histoire de l’alimentation végétale depuis la Préhistoire jusqu’à nos jours, Payot, Paris, 1932.
• Zohary D. et al., Domestication of Plants in the Old World. The origin and spread of domesticated plants in Southwest Asia, Europe, and the Mediterranean Basin, 4e éd., Oxford University Press, 2012 ; trad. fr. à paraître chez Actes Sud, Arles.
Auteur
Ethnobotaniste
UMR « Botanique et Bioinformatique de l’Architecture des Plantes »
INRA
Montpellier michel.chauvet@cirad.fr
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2012