Subsistance et habitat du Mésolithique final au Néolithique moyen dans le bassin de l’Aude (France)
p. 201-207
Résumés
L’étude archéozoologique de plusieurs sites mésolithiques et néolithiques répartis parmi divers milieux du bassin de l’Aude permet l’approche de l’émergence de l’élevage, et des mutations socio-économiques et écologiques qui auraient accompagné cette transformation, de 8000 - 5500 bp. Les sites mésolithiques montrent l’extension des espèces de la forêt tempérée pendant 4e Postglaciaire et une exploitation humaine de la faune axée sur le sanglier, les cervidés, l’aurochs et le bouquetin. Le mouton (et la chèvre ?) domestique, introduit, apparaît pendant le Mésolithique final. Les sites du Néolithique ancien mettent en évidence l’élevage du mouton, de la chèvre, du bœuf et, plus tardivement, du porc, ainsi que la mise en culture. Toutefois les ressources indigènes jouent toujours un rôle décisif dans la subsistance. L’extension de l’élevage et de la culture amènent progressivement vers de nouvelles orientations économiques au Néolithique moyen, qui s’expriment dans de grands villages sur les terrasses alluviales. Les activités agricoles ont joué, peut-être, un rôle dans la dégradation de l’écosystème méditerranéen.
Faunal analyses conducted at Mesolithic and Neolithic sites distributed among varying environments of the Aude river basin allows investigation of the development of animal husbandry and of the socio-economic and ecological changes which accompanied this transformation, from 8000 - 5500 bp. The Mesolithic sites show the progressive extension of woodland species during the Postglacial, and an animal exploitation pattern oriented towards boar, cervids, aurochs and ibex. Introduced, domestic sheep (and goat ?) first appear in the late Mesolithic. The Early Neolithic levels show herding of sheep, goat, cattle and, later, pig, as well as plant cultivation, but wild resources still play a determining role in the subsistence-settlement System. The development of herding and cultivation leads progressively to new economie orientations in the Middle Neolithic, which find their expression in the implantation of large villages on alluvial terraces, and utilisation of the upland zone for pasturage. Agricul-tural activities may have corne to play a role in the degradation of the sensitive Mediterranean forest ecosystem.
Note de l’auteur
Note portant sur l’auteur1
Texte intégral
1La préhistoire européenne pose avec ses périodes du Mésolithique et du Néolithique de multiples questions : l’adaptation des sociétés des chasseurs-cueilleurs aux conditions écologiques postglaciaires, la diffusion des plantes cultivées et animaux élevés à partir des foyers de la domestication situés dans le Sud-Ouest de l’Asie, et enfin l’intégration, dans la société préhistorique, de l’agriculture. La problématique des recherches menées depuis plusieurs années par une équipe interdisciplinaire dans le bassin de l’Aude (France) comprend essentiellement la question de l’émergence de l’économie agricole dans son environnement naturel, et les mutations socio-économiques et écologiques qui auraient accompagné cette grande transformation (Guilaine et al 1979 ; Geddes 1980). En ce qui concerne l’économie de subsistance, et surtout son aspect éleveur, nos objectifs sont de préciser 1) les modalités d’exploitation des ressources indigènes avant l’arrivée des espèces domestiques ; 2) la durée pendant laquelle l’utilisation des ressources indigènes a joué un rôle économique fondamental ; 3) la séquence d’apparition des divers espèces domestiques ; et 4) les rapports entre chasse et élevage, cueillette et culture, lors des premiers balbutiements d’une économie agricole.
Du Mésolithique final au Néolithique ancien
2Plusieurs sites mésolithiques du Préboréal (10 000 -8 000 BP) et du Boréal (8 500 - 7 500 BP) mettent en évidence, pour les groupes mésolithiques, une économie de subsistance qui comprend la cueillette des graines et fruits, la pêche, et la chasse aux grands mammifères (sanglier, cerf élaphe, aurochs, chevreuil, bouquetin) et au petit gibier (lapin, lièvre, petits carnivores, oiseaux), à partir d’habitats saisonniers répartis parmi les divers environnements du bassin de l’Aude (Cauna d’Arques, Sacchi 1976 ; Balma Abeurador, Vaquer et Barbaza, ce volume ; Abri de Dourgne, Guilaine et al, ce volume, Geddes 1980 : 85-102 ; Grotte Gazel, Geddes 1980 : 49-84). La chasse concerne principalement le sanglier (27 % - 53 % des restes), le cerf élaphe (15 % -30 %), et l’aurochs (3 % - 21 %). Le bouquetin remplace les espèces « tempérées » en altitude à Dourgne et la Balma Margineda, et pendant les phases plus anciennes de l’amélioration climatique postglaciaire, à Dourgne, Abeurador et Cauna d’Arques. Il n’y a pas d’indications de changements brutaux dans l’exploitation de la faune au cours du Tardiglaciaire et du Postglaciaire. La composition de la grande faune suit, dans ses grandes lignes, les conditions écologiques propres à chaque site. Ce phénomène est bien mis en évidence à Dourgne, où l’évolution paléosylvatique du versant nord-oriental des Pyrénées (Jalut 1977) trouve sa contrepartie dans l’extension des animaux forestiers.
3Dans ce contexte économique apparaît de l’ovicapriné domestique dans le courant du VIe millénaire. Il est présent à Gazel depuis le premier foyer mésolithique (F9-Porche, F6-Porche étant daté 7880±75 bp, GrN-6704) et à Dourgne dans les couches 8 et 7 (6850±100 bp, MC-1107), (Geddes 1980 : 121-23, 1981b). Les sites mésolithiques en France méditerranéenne sont des stations typiques du Mésolithique final en Méditerranée occidentale, comportant des industries lithiques cohérentes avec leurs datations absolues. Il s’agit en toute vraisemblance du mouton uniquement, comme c’est le cas dans les couches précéramiques à Châteauneuf (Ducos 1977), et, en Méditerranée orientale, à Argissa (Boessneck 1962 : 28). Plusieurs auteurs ayant récemment discuté les questions de paléontologie, de chronologie et de stratigraphie du mouton en Europe méditerranéenne (Poplin 1979 ; Poplin et Vigne, 1983 ; Ducos 1976 ; Vigne 1984), il suffit ici de rappeler les hypothèses concernant l’introduction en Méditerranée occidentale d’un mouton issu d’une lignée proche-orientale, soit à la suite d’une diffusion de proche en proche parmi des groupes mésolithiques en Méditerranée, soit à la suite d’un rayonnement local des animaux domestiques à partir des communautés agricoles et sédentaires, en fait « néolithiques », implantées dans les zones littorales de la Méditerranée après une diffusion côtière ou maritime (Geddes 1980 : 121-23, 126-32, 1981b). Quoi qu’il en soit, confrontés à une ou plusieurs espèces domestiques, les groupes mésolithiques du bassin de l’Aude ont réussi l’intégration du mouton dans leur économie de subsistance. L’élevage de cette espèce domestique était vraisemblablement compatible avec l’exploitation du cerf, du sanglier, et la cueillette. Ils ont pu amener de petits troupeaux de moutons dans leurs déplacements saisonniers, dont le rythme était toujours imposé par l’exploitation des ressources indigènes. Cette configuration économique, chasse-cueillette diversifiée associée à un élevage primitif, connaît un développement progressif qui recouvre le Mésolithique final et la première partie du Néolithique ancien jusqu’à 6500 bp environ. Si le bœuf et le porc domestiques étaient aussi présents selon l’hypothèse d’une colonisation néolithique du littoral méditerranéen, ces espèces n’ont présenté d’abord que peu d’intérêt pour les économies des chasseurs-cueilleurs mésolithiques. Cette éventualité, la non-adoption du bœuf et du porc, soulignerait le rôle décisif des communautés indigènes dans la diffusion locale des ressources domestiques et dans l’émergence de l’élevage au cours d’une longue période.
Le Néolithique ancien
4Les premières occupations du Néolithique ancien cardial dans le bassin de l’Aude (7000 - 6500 bp environ) montrent une activité agricole intensifiée par rapport au Mésolithique final : augmentation des fréquences des ovicaprinés ; apparition des céréales et légumineuses cultivées ; arrivée de la chèvre, du bœuf et, plus tard, du porc domestiques. Toutefois les ressources sauvages jouent toujours un rôle décisif dans l’économie de subsistance lors des premiers balbutiements de l’économie agricole. Le sanglier abonde sur tous les sites audois, bien qu’en régression face à l’élevage ovicaprin. L’aurochs égale ou dépasse le bœuf domestique en nombre. Les cervidés, par contraste, ne persistent de façon importante qu’au seul site de Jean Cros, malgré des conditions écologiques favorables à leur extension.
5L’importance des ovicaprinés domestiques dans l’économie animale progresse selon une évolution régulière depuis le Mésolithique final, où ils apparaissent timidement, jusqu’aux couches moyennes du Néolithique ancien vers 6400 bp. Même dans les premières couches du Néolithique ancien, le mouton et la chèvre constituent à eux deux moins de 50 % de la faune. Ils n’atteignent pas leurs valeurs maximales à Gazel (60 % -80 %), et leur prédominance par rapport au sanglier, qu’à partir des couches moyennes du Néolithique ancien, soit un millénaire après leur arrivée dans les pays de l’Aude. Vers 7000 bp c’est le bœuf, et vers 6700 bp c’est le porc qui s’ajoute à l’élevage néolithique, mais ces espèces ne transforment pas radicalement l’économie animale orientée principalement vers le mouton domestique et le sanglier. Ce contraste entre l’adoption précoce du mouton mais tardive du bœuf et du porc, fait ressortir l’aspect évolutif de l’économie du Néolithique ancien en Méditerranée occidentale.
6La grotte Gazel montre un pôle de l’économie de subsistance du Néolithique ancien. La moitié sud de son site catchment est constituée d’un petit bassin de terre cultivable, actuellement planté en vignes, aux altitudes comprises entre 200 et 300 m, et élevé lui-même au-dessus de la basse terrasse de l’Aude (fig. 2). Au nord, où les reliefs calcaires accidentés montent vers 800 m à une distance de 5 km du site, se développent des associations végétales de la série chêne vert subméditerranéen. Le mouton et la chèvre constituent 50 % - 60 % de la faune pendant la première moitié du Néolithique ancien. Le sanglier est toujours abondant. Le cerf élaphe et le chevreuil, bien représentés dans les dernières couches mésolithiques, fléchissent brutalement dans la première couche néolithique. Les ovicaprinés fœtaux et très jeunes sont nombreux. Environ 60 % de ces animaux sont abattus avant l’âge de 2 ans environ, mais aucune saison d’abattage n’est bien marquée. Le site était occupé, au Néolithique ancien, pendant l’hiver, l’agnelage et le printemps. La proximité de terres cultivables ouvre la possibilité d’une occupation pendant une grand partie de l’année en vue de la culture.
7L’abri Jean Cros (Guilaine et al 1979), situé à 600 m parmi les crêtes et plateaux boisés des Corbières (fig. 2), occupe une des seules routes de mouvement praticables reliant d’une part la basse vallée de l’Aude à la limite des zones méditerranéenne et subméditerranéenne, et d’autre part les plateaux élevés au sein des Corbières (Plateau de Lacamp, 500 - 700 m ; Massif du Mouthoumet, 800 - 1000 m), où se développent des associations végétales subméditerranéennes et montagnardes. Spécifiquement, l’abri est situé à mi-chemin entre le Plateau de Lacamp et le Val de Dagne (Barrot dans Guilaine et al 1979). Cette petite dépression alluviée (250-300 m), plantée aujourd’hui en vignes, communique à son tour avec la vallée de l’Aude elle-même. L’analyse sédimentologique (Brochier dans Guilaine et al 1979) et les restes macrobotaniques (Gasco dans Guilaine et al 1979) suggèrent surtout des occupations pendant l’automne et le printemps. Les ovicaprinés, 34 % des restes, sont en majorité des animaux âgés de plus de 2 ans. Des agneaux sont rares, des nouveau-nés absents. Le cerf élaphe (16 %), le chevreuil (7 %) et le sanglier (plus de 20 %) persistent conjointement avec les troupeaux domestiques pendant le Néolithique ancien à Jean Cros.
8Dans la haute vallée de l’Aude, l’abri de Dourgne est situé sur un passage de mouvement obligatoire entre la moyenne et basse vallée de l’Aude aux altitudes inférieures à 500 m, et plusieurs milieux pyrénéens : Plateau de Quérigut-Mijanès (1 200 m), régions d’Escouloubre et de Roquefort-de-Sault, Col de Pailhères (2 000 m), et Capcir (1 600-1 700 m) (fig. 3). Son site catchment, constitué principalement de pentes au-dessus de 1300 m, ne contient aucune parcelle de terre cultivable. Le site donne accès surtout aux pâturages d’altitude sur les pentes plus faibles soit au nord soit au sud du site. Les ovicaprinés domestiques augmentent de 27 % à 32 % de la grande faune au cours du Néolithique ancien. Ces fréquences restreintes diffèrent nettement avec celles relevées au Néolithique moyen sur ce même site, ou bien avec celles des couches contemporaines de Gazel (56 %-60 %). Bien que des restes de bœuf et de porc domestiques apparaissent dans la première couche à céramique datée vers 6600 bp., ils prennent peu de place dans les activités de subsistance entreprises sur ce site. L’importance des suidés, sanglier et porc ensemble, diminue régulièrement pendant le Néolithique ancien et moyen. Les cervidés et le bouquetin ensemble constituent 11 % et 16 % de la grande faune.
9Dourgne était occupé vraisemblablement par des groupes du Néolithique ancien en cours de passage entre la moyenne ou basse vallée de l’Aude d’une part, et plusieurs environnements des zones montagnarde et subalpine d’autre part, en vue de la culture et l’élevage, associés à une chasse diversifiée. Le diagramme pollinique du Ruisseau de Fournas met en évidence des défrichements extensifs avant 6250 bp et la culture du blé (Jalut 1977 : 59). L’occupation de la zone tout au long de l’année est possible, certes, mais nécessiterait une alimentation supplémentaire et un abri pour les troupeaux pendant le froid hivernal. La faune suggère surtout une occupation estivale (abondance de grenouilles) et aux débuts de l’automne pour la chasse aux carnivores (martre, putois) après la mise en place de leur poil d’hiver. Ces groupes néolithiques ont introduit des troupeaux de mouton et de chèvre domestiques ainsi que quelques bœufs et porcs dans le haut bassin de l’Aude, mais ils ont perpétué une exploitation de la faune sauvage connue dans les Pyrénées méditerranéennes depuis le Préboréal.
10L’élevage se développe durant le Néolithique ancien dans le contexte des mouvements saisonniers parmi les milieux hétérogènes de basse, moyenne et haute altitude en vue de l’exploitation du sanglier, des cervidés, de l’aurochs, du bouquetin, et, sans doute, des ressources végétales. Ces mouvements dont le rythme est déterminé par l’exploitation des ressources indigènes suivent un système régional d’utilisation des ressources organiques documentées dans le bassin de l’Aude depuis le Mésolithique. Les ovicaprinés augmentent sur tous les sites. Le cerf et le chevreuil d’abord, le sanglier ensuite, se raréfient dans les faunes des groupes du Néolithique ancien en train de s’orienter vers la culture et l’élevage du mouton et de la chèvre. La régression brutale des cervidés au début du Néolithique à Gazel nous amène à penser que les mutations socio-économiques liées à l’intensification de l’élevage ovicaprin laissent peu de place pour la chasse aux cervidés dans les basses terres audoises. La chasse au sanglier maintient sa place dans l’économie en tous cas. A la différence de la grotte Gazel, le cerf élaphe et le chevreuil persistent à l’abri Jean Cros en nombre important à côté des ovicaprinés et des bovinés domestiques. Aucune activité de culture n’est mise en évidence sur ce site, ni par les restes botaniques ni par son contexte géographique. Dourgne montre, en contraste avec Jean Cros, des mouvements vers des pâturages d’altitude, associés à la culture du blé sur les plateaux montagnards favorables, et une chasse diversifiée. Ensembles, Gazel, Jean Cros, Dourgne et d’autres sites du bassin de l’Aude en cours d’étude (Font Juvénal, Abeurador, Leucate) reflètent le renforcement de la culture et l’élevage par des sociétés agricoles implantées sur les basses terres du bassin de l’Aude, et les pénétrations saisonnières dans les Corbières et les Pyrénées.
Du Néolithique ancien au Néolithique moyen
11Les dernières couches du Néolithique ancien annoncent des mutations qui se produisent au niveau régional. L’intensification de l’élevage, et sans doute de la culture, conduit peu à peu vers de nouvelles orientations économiques. Le développement intégral de ces structures économiques originelles s’étale sur les phases finales du Néolithique ancien et durant le Néolithique moyen. L’élevage ovicaprin se renforce d’abord aux sites d’altitude, aux dépens de la chasse au sanglier. Le mouton et la chèvre constituent 70 %-80 % de la faune à Gazel, tandis que les suidés régressent à 0 %-15 % et les bovinés restent en-dessous de 10 %. Les sites connaissent ensuite une diversification de l’élevage. Un élevage porcin plus important semble démarrer à Gazel après 6300 bp environ (remontée prononcée de la courbe des suidés). C’est au Néolithique moyen que le bœuf domestique remplace l’aurochs presque totalement à Dourgne, Font Juvénal et Abeurador, en continuation d’une tendance mise en évidence depuis le Néolithique ancien à Gazel.
12Les stations de chasse sont abandonnées dans les Corbières, et ailleurs la faune sauvage devient rare. La chasse au sanglier fléchit en face de l’élevage (régression continue de la courbe des suidés à Dourgne). Les cervidés et l’aurochs n’apparaissent que sporadiquement. Dourgne, autrefois un site de chasse diversifiée et d’élevage au cours du Néolithique ancien, devient désormais une station spécialisée pour le pacage saisonnier des troupeaux domestiques, tributaire des habitats sédentaires situés à proximité des terres cultivables. Les sites de Font Juvénal et d’Abeurador connaissent un devenir semblable. Le mouton et la chèvre prédominent dans des associations mammaliennes très monotones.
13Les modifications du milieu pendant l’Atlantique ne trouvent plus leur contrepartie dans l’économie animale, surtout pas dans l’exploitation de la faune sauvage. C’est durant l’Atlantique que le sanglier et les cervidés auraient trouvé des conditions optimales pour leur développement sur les plateaux étagés dans les Corbières, dans les Pyrénées au nord et au sud de Dourgne, et sur la Montagne Noire au nord de Gazel et autour d’Abeurador (Vaquer et Barbaza, ce volume, fig. 4). Les défrichements pour la culture auraient amélioré davantage des conditions de pacage à basse altitude ainsi qu’en montagne. Or à ce moment-là, les ovicaprinés commencent à jouer un rôle déterminant dans l’évolution de l’économie animale et le choix d’habitat. La diversité des milieux s’oppose à l’homogénéité de leur exploitation.
14Les couches finales du Néolithique ancien et celles du Néolithique moyen montrent aussi de plus nombreux indices de modifications écologiques qu’on pourrait éventuellement attribuer en partie aux actions de l’homme (voir Jorda, ce volume ; Lippman-Provansal, ce volume ; Thiebault et al, ce volume ; Ros Mora et Vernet, ce volume ; Vernet et al, ce volume). La sédimentation reprend à la grotte Gazel, riche en cailloux (Brochier 1978 : 159). Les courbes de Quercus ilex et de Bwcus sempervirens, un élément associé aux défrichements, montent à partir de ces couches (Vernet 1980). Les indications de défrichements extensifs ne sont pas limitées aux basses altitudes. Les diagrammes polliniques du Ruisseau du Fournas (1 510 m) et Ruisseau de Laurenti (1 880 m) dans le Donezan (haut bassin de l’Aude) mettent en évidence d’importants déboisements avant 6300 bp (Jalut 1977 : 59 - 60). Les conditions d’humidité et de chaleur de l’Atlantique devaient favoriser la pédogenèse (Jorda et Vaudour 1980) et l’extension de la végétation subméditerranéenne subhumide (Vernet 1973, 1980), mais probablement pas une ouverture du couvert végétal et un sédiment plus riche en éléments grossiers. Le climat influe sur la végétation et le sol, certes, mais ce n’est pas le seul facteur opératif. Les activités de l’homme (culture et élevage étendus et intensifiés) ont pu aggraver un complexe de processus naturels en cours de tranformer le paysage. L’économie agricole impose sa forme sur le système de subsistance et d’habitat aussi bien que sur le paysage dont l’image « ne saurait être sans distinction qualifiée de naturelle » (Jalut 1977 : 116).
Conclusions
15Si nous prenons les sites du bassin de l’Aude comme représentatifs des premières étapes vers une économie agricole dans une région où les plantes cultivées et les animaux élevés ont été introduits, ces processus n’ont pas entraîné immédiatement de changements brusques pour l’économie de subsistance et le choix d’habitat. On ne saurait expliquer la transition de la chasse-cueillette à l’agriculture en France méditerranéenne par les seuls effets de diffusion et migration selon les thèses classiques. L’occupation saisonnière de camps répartis parmi divers milieux naturels du bassin de l’Aude semble continuer sans modification apparente tout au long du Mésolithique final et du Néolithique ancien. Les animaux domestiques apparaissent au sein de ce système économique indépendamment de la céramique, des plantes cultivées, et de l’installation des habitats permanents. De plus, l’adaptation successive du mouton, de la chèvre, du bœuf et du porc à l’ensemble du système économique déjà en place a nécessité une longue période : peut-être 500 ans pour le porc, mais un millénaire ou plus pour le mouton et le bœuf.
16L’analyse comparative des sites audois montre que des continuités et des changements de subsistance et d’habitat ont lieu à l’échelle régionale. Des sites isolés, même ceux avec de longues stratigraphies et riches en matériel archéologique tels que Châteauneuf-les-Martigues et la grotte Gazel, traduisent mal ces continuités. Dans un premier temps alors que Gazel connaît l’installation définitive de l’élevage des ovicaprinés et celui des premiers porcs domestiques (6600 bp), dans les Corbières à l’abri Jean Cros persiste une chasse saisonnière au cerf et au sanglier, héritière d’une tradition connue dans la région depuis deux mille ans. Par la suite, lorsque le porc rejoint les ovicaprinés et le bœuf dans un élevage plus diversifié, les stations de chasse et de pacage dans les Corbières sont abandonnées, et certains sites semblent devenir des stations spécialisées pour le pacage saisonnier des troupeaux ovicaprins.
17Commençant peu après 6400 bp, au milieu du Néolithique ancien, la succession végétale et sédimentologique met en évidence des indices de défrichements, des invasions des essences pionnières, de la régénération de la forêt et d’érosion. En même temps, les faunes provenant des sites audois montrent que des changements s’opèrent au niveau régional. La phase qui chevauche le Mésolithique final et le Néolithique ancien, où les ressources sauvages jouent toujours un rôle déterminant dans le système subsistance-habitat, arrive à son terme. Les ovicaprinés domestiques et quelques rares bœufs et porcs avaient accompagné une faune sauvage, abondante et diversifiée (sanglier, cerf élaphe, chevreuil, aurochs, bouquetin) aux sites de basse, moyenne et haute altitude. A sa place nous trouvons une phase d’élevage ovicaprin intensifié où la chasse perd d’importance progressivement. Ensuite le bœuf et le porc se joignent aux ovicaprinés aux sites de plaine dans un élevage mixte, mais les ovicaprinés apparaissent seuls aux sites en altitude. Finalement, des changements importants de l’économie interviennent aux débuts du Néolithique moyen. Les sociétés humaines en Languedoc et les Pyrénées achèvent désormais une adaptation réussie de l’élevage et de la culture aux milieux naturels et aux contextes sociaux de la Méditerranée occidentale. Un nouvel ordre socio-économique se met alors en place, et s’exprime dans de grands villages agricoles sur les riches terroirs des vallées alluviales languedociennes.
Remerciements
18Ce travail doit beaucoup à la collaboration de J. Guilaine, M. Barbaza, J. Coularou, et J. Gasco du Centre d’Anthropologie des Sociétés Rurales, et G. Jalut du Laboratoire de Botanique et Biogéographie de l’Université Paul Sabatier. Je suis très reconnaissant des subventions accordées à ce projet par la National Science Foundation (États-Unis), le Centre National de la Recherche Scientifique, et la Commission Franco-Américaine d’Échanges Universitaires et Culturels.
Bibliographie
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Notes de fin
1 Centre d’Anthropologie des Sociétés Rurales ; Centre National de la Recherche Scientifique, E.R. 289, 31000 Toulouse, France.
Auteur
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