2. Les imaginaires de l’eau
p. 300-301
Texte intégral
1Si l’eau sert à notre subsistance, elle est aussi ce qui enrichit notre substance. L’eau imaginée augmente la compréhension que nous avons de nous-mêmes, exprimant la dimension relationnelle de notre être, depuis son enfouissement intime dans la biologie jusqu’à son déploiement dans sa dimension affective, sociale et culturelle. Le rituel social de l’offrande du verre d’eau en est la démonstration. Comme l’image inépuisable de la source le démontre, la présence de l’eau réveille notre lien originaire à nous-mêmes, aux autres et au monde. Si une approche instrumentale n’envisage l’eau que comme une ressource à capter et canaliser, une approche relationnelle découvre, en images, que l’eau nous captive, dans la reconnaissance d’une dépendance. Mais qu’entendre par « imaginaires de l’eau » ?
Poétique de l’eau
2Dans son ouvrage L’eau et les rêves, le philosophe Gaston Bachelard, féru de chimie, porte l’attention aux images de l’eau vécues dans une rêverie active. Pour lui, contre un « monde pasteurisé », la rêverie de l’eau (celle du poète, du romancier ou du peintre) contribuerait à approfondir le sens de notre être avec le monde. Ainsi, là où la rêverie de l’eau se laisse dynamiser par les images fugitives des eaux courantes, la rêverie mélancolique des eaux calmes, sombres, et stagnantes aux profondeurs obscures n’est pas que la projection d’une psychologie malheureuse, mais l’occasion d’un approfondissement de notre condition humaine. En distinguant l’imagination formelle, qui joue avec des images réduites à des stéréotypes, de l’imagination matérielle, pour laquelle l’eau est une matière avec sa texture propre éveillant des images singulières, Bachelard montre que les imaginaires sont, non pas décoratifs, mais actifs. Un imaginaire est bien plus qu’une représentation de l’eau. Au sens technique, une représentation révèle une intentionnalité, qui ambitionne de rendre intelligible par analyse et distanciation (c’est le cas de l’eau devenue H2O pour le chimiste Lavoisier). Or, l’imaginaire, au contraire, suppose un rapport d’adhérence. C’est un monde complet intensifiant le lien entre les humains et le monde. « Quel grand maître qu’un ruisseau » écrit Bachelard. De même, le traitement des eaux sales ou des eaux potables rappelle qu’un métier place l’humanité au centre d’un univers. En dépit des protocoles et des normes qui appauvrissent le métier pour n’en faire qu’une activité, les imaginaires de matières aqueuses convoquent des images actives qui revitalisent ces professions. L’eau sale appelle avec elle le monde de la dilution, de la disparition des formes et de la souillure, qui rejaillit sur la compréhension accordée à ceux qui la travaillent.
3Une poétique de l’eau précise donc ce que nous sommes et ce que nous cherchons à être et à vivre par le biais d’images (de la littérature à la publicité), de rites et de symboles (des cérémonies religieuses à la petite liturgie ordinaire d’offrande du verre d’eau) ou de fêtes (jeux et fêtes des pays de rivières), qui activent et célèbrent une relation singulière des êtres humains à leur milieu (cf. VII.3). Les imaginaires de l’eau heureuse (les eaux pures, fécondantes, canalisées, brassées ou tripotées) ou malheureuse (l’eau sale, impure, souillée des eaux grises* ou marécageuses, stagnantes à l’opacité inquiétante) en sont le condensé (cf. V.22). Ainsi, les imaginaires de l’eau révèlent la force d’une écopoétique, pour laquelle l’agilité technique des ingénieurs de l’eau se trouve enrichie, complétée par une agilité poétique, qui singularise en images le lien sensible à une zone humide, une rivière, un étang. Nos biographies sont aussi des écobiographies. Les images de l’eau qui nous habitent, et que savent enrichir jusqu’à les déployer dans leur portée universelle les romanciers, les plasticiens et les cinéastes, le manifestent assez. Les stratégies culturelles d’aménagement du territoire à des fins éco-urbanistiques ou touristiques ou les publicitaires le montrent également.
4L’imaginaire de l’eau déploie donc une puissance de figuration qui va au-delà de l’image-imitative, pour aller vers l’image expressive. Cette dernière explore le point de connexion entre notre être et le monde dans une forme d’adhésion première. Une poétique de l’eau épelle notre participation au monde à partir de l’évidence native de l’onde. Cette évidence, le langage moléculaire qui anatomise (l’eau H2O) utilement, est pourtant incapable de la décrire, parce qu’elle relève plutôt d’une organisation molaire (l’eau rêvée comme concentré symbolique, qui fait d’elle le sang de la Terre, le lien primordial). N’est-ce pas pour cette raison que les mythes, les contes, les symboles les fêtes et la littérature ne cessent de dire l’eau, de la figurer, de la conter ?
Images de l’eau
5Il y a ainsi tout un atlas d’images des eaux vécues, situées à l’interaction de l’expérience charnelle qu’elles sollicitent et de sa verbalisation, qui ne cessent de redire que pour nous l’eau est un monde. D’après les travaux de Gilbert Durand, les imaginaires de l’eau se séparent dans la polarité du diurne et du nocturne. Le pôle diurne encourage une posture active à l’égard d’une eau pensée, analysée et distinguée. Les activités de l’eau visible travaillent ainsi à séparer ce qui est mêlé, à purifier ce qui est souillé, à maîtriser le flux, qui, toujours, veut s’évader. Le pôle nocturne mobilise, quant à lui, des expériences corporelles différentes, qui entrent dans des relations plus fluides et opaques avec l’eau, selon qu’elles vivent l’eau du côté du rythme et de la relation (l’eau courante de l’hydraulicien, fécondante dans l’alternance pluie/sécheresse pour le cultivateur) ou du côté de la confusion dans la chaude intimité d’une eau profonde, calme, matricielle (l’eau du thermalisme et l’eau de jouvence) ou l’inquiétante demeure de l’égout (l’eau noire dans l’imaginaire digestif de la décantation).
6Saturée du limon des images, l’eau n’est donc pas un bien de consommation comme un autre. Le prosaïque du « s’abreuver » se déploie toujours en une poétique du « se désaltérer » ou « se rafraîchir ». Il s’ensuit qu’une poétique de l’eau sonde plus profond que ce qu’en proposent les représentations généralisantes des publicitaires vantant sa minéralité, sa pureté et ses qualités sanitaires. Le marketing surfe sur les images toutes faites de l’eau, mortes en leur expressivité. Les images de l’eau y sont des représentations comparables. Installées dans des stratégies de communication, elles sont réduites à des stéréotypes (la pureté, la limpidité, la minéralité…) Mais parfois, la créativité du publicitaire trouve l’image poétique capable de nouer l’humanité au milieu. « Retrouvez la vitalité qui est en vous ! » a su exprimer la publicité d’un minéralier.
7Ainsi, les imaginaires de l’eau sont bien davantage qu’un ensemble concret d’images, surprenantes ou exotiques. S’ils enrichissent la compréhension que nous avons de notre milieu de vie, exprimant son caractère singulier, ils préparent aussi une éthique des usages de l’eau et sa politique, en rénovant fondamentalement notre attitude à l’égard du monde. Avec eux, il n’est plus dévisagé abstraitement comme une réalité à débiter pour la commercialiser, mais envisagé sensiblement et en imagination comme ce avec quoi nous sommes en relations, se faisant source de meilleures manières de vivre.
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Références bibliographiques
• G. BACHELARD – L’eau et les rêves, essai sur l’imagination de la matière, Ed. José Corti, 1942.
10.3917/dunod.duran.2016.01 :• G. DURAND – Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Bordas, 1984.
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L'eau à découvert
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