24. Gestion sociale de l’irrigation
p. 294-295
Texte intégral
1L’irrigation est trop souvent considérée comme une activité purement technique ou économique et l’eau comme une simple ressource (cf. IV.4). Pourtant, plusieurs études montrent que sa gestion est avant tout relationnelle, dépendante des interactions entre individus, puisque les activités de distribution et de partage de l’eau, de gestion des conflits et de maintenance des infrastructures requièrent une organisation collective et, a minima, de l’information. L’eau est également un élément qui relie de nombreux domaines de la vie sociale et, à travers elle, s’expriment le statut social, le prestige, les relations de parenté ou les rapports de pouvoir.
Les techniques, une production sociale
2Pour utiliser l’eau, des aménagements sont indispensables, pour la dévier d’une rivière ou d’une source, l’accumuler, l’extraire du sous-sol, la canaliser, la transporter ou la partager. Or, les anthropologues ont montré que les phénomènes techniques sont des phénomènes sociaux à part entière. Pour qui sait décrypter ces aménagements, ils apportent de riches informations sur les logiques qui ont prévalu à leur mise en place et qui, dans les systèmes d’irrigation anciens, ne sont pas seulement d’ordre topographique, économique ou environnemental. Le chercheur tente ainsi de comprendre l’organisation des infrastructures dans le territoire et les raisons sociales de l’utilisation de telle technique (cf. IV.3). Par exemple, pourquoi à tel endroit l’eau est-elle apportée par une série de canaux parallèles et non par un seul canal de taille plus importante ? Pourquoi à tel autre endroit les canaux se croisent sans que leurs eaux ne se mélangent, alors que plus en aval elles se retrouvent ? Pourquoi des techniques (de partage de l’eau) très diverses coexistent dans une même région ? Pourquoi, en milieu aride, l’efficacité technique maximale n’est-elle pas toujours recherchée ? Et, inversement, pourquoi une horloge à eau règle-t-elle minutieusement le partage alors qu’il y a abondance d’eau ?
3Des dispositifs qui, aux premiers abords, pourraient paraître absurdes sur le plan technique s’expliquent bien souvent par des logiques et des fonctionnements sociaux. Ainsi, les relations de parenté peuvent s’observer à travers les systèmes d’irrigation : dans de nombreux systèmes du Maghreb ou au Népal, par exemple, l’eau est distribuée par « tours d’eau » gérés par des groupes de parenté. Cette organisation peut toutefois augmenter les pertes par évaporation ou infiltration, puisqu’à chaque tour toutes les terres du groupe doivent être irriguées, même si elles sont éloignées (figure). L’eau apparaît alors comme le miroir de la société. Ailleurs, elle peut être le révélateur du fonctionnement de la société, mais aussi le médiateur des relations sociales, comme au Portugal, où l’eau est abondante et les conflits relatifs à l’irrigation pourtant nombreux (comme les querelles autour de la cimentation d’un canal). À travers l’eau se jouent des statuts individuels ou de groupe, ainsi que le rappel de l’ordre social. Ailleurs encore, à Bali, l’irrigation façonne le paysage de rizières en terrasse, avec une gestion des systèmes d’irrigation qui repose sur des valeurs religieuses. L’eau, considérée comme un don des divinités, est gérée à l’échelle régionale par les prêtres des temples et plus localement par des institutions coopératives, les subak, impliquées aussi dans les rituels agricoles. Ces institutions sont inscrites depuis 2012 au patrimoine mondial par l’UNESCO, ayant « permis aux habitants de Bali de devenir les plus efficaces producteurs de riz de tout l’archipel, malgré la pression d’une grande densité de population ».
L’eau, au cœur des relations de pouvoir
4L’eau, ressource indispensable à tous, est souvent précieuse et convoitée, ce qui place sa gestion au sein de relations de pouvoir, comme l’ont montré depuis les années 1970 plusieurs études de cas d’anthropologues. En Inde du Sud, de nombreux réseaux d’étangs-réservoirs semi-endigués ont permis l’irrigation de rizières et ainsi soutenu le développement de toute une civilisation. Leur gestion est souvent présentée comme autonome et communautaire, alors que l’analyse anthropologique révèle l’influence des relations de pouvoir entre État et communautés dans la façon dont le chemin de l’eau (choix du tracé des canaux, de l’emplacement des vannes…) a été façonné, voire manipulé politiquement, pendant des siècles. Aujourd’hui, avec le développement des forages, l’eau souterraine est au cœur des enjeux de pouvoir économique et politique. Les réseaux d’irrigation collectifs ont été remodelés (des canaux détruits), au profit d’une irrigation individuelle par eau souterraine, suite à la redéfinition des rapports sociaux au sein des villages. En effet, les propriétaires de forages, qui vendent l’eau à leurs voisins, peuvent leur imposer les cultures à pratiquer, les rendre dépendants et prendre des décisions pour la collectivité, en tant que notables ou élus locaux, avantageant souvent leurs propres intérêts. Le rapport à l’État est également conflictuel, notamment quand la ressource est déviée vers la ville (cas de Chennai), marquant la compétition entre les usages de l’eau.
Distribution de l’eau qui tient compte de l’organisation sociale. Exemple en basse montagne au Népal Central. Chaque groupe de parenté gère l’eau d’un canal pendant les douze heures de temps d’un tour d’eau, recevant ainsi l’eau à tour de rôle. Les terres des quatre groupes pris comme exemples sont ici représentées d’une couleur différente sur la carte qui est aussi celle des tours d’eau. Source O. Aubriot
5Dans le contexte actuel d’une augmentation de la population, d’une pression sur les ressources naturelles et d’une incertitude sur la disponibilité en eau liée au changement climatique, les systèmes d’irrigation subissent des transformations importantes du fait de l’introduction de nouvelles techniques (comme les pompes puissantes exploitant les eaux souterraines), de l’instauration de politiques publiques de l’eau (cf. VI.15) ou de nouvelles réglementations (comme la création d’associations d’irrigants), des effets de la mondialisation (départ de main-d’œuvre, denrées importées moins chères que les cultures produites localement)… La recherche s’oriente alors vers la façon dont les choix techniques et politiques sont effectués, par quels acteurs, selon quels arguments pour les légitimer, afin de saisir les nouveaux rapports de force et leurs implications sur les populations et leurs pratiques.
Bibliographie
Références bibliographiques
• O. AUBRIOT et J. RIAUX (éds.) – Savoirs sur l'eau : techniques, pouvoirs, Autrepart, n° 65, 2013.
• G. BÉDOUCHA-ALBERGONI – Système hydraulique et société dans une oasis tunisienne, Études Rurales, n° 62, 1976.
• F. WATEAU – La canne à mesurer l’eau, Film ethnographique, CNRS, http://videotheque.cnrs.fr/doc=1809, 2006.
Auteur
Ethnogéographe, Chargée de Recherche au CNRS, Centre d’études Himalayennes du CNRS, Villejuif, p. 294.
oaubriot@vjf.cnrs.fr
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L'archéologie à découvert
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Sophie A. de Beaune et Henri-Paul Francfort (dir.)
2012