19. Les crues rapides : problème d’échelles et de société
p. 284-285
Texte intégral
1Les crues rapides ou éclair continuent de surprendre par la vitesse de montée des eaux souvent décrite par les témoins en termes de « vague » et de « mur d’eau ». Cette célérité exceptionnelle, souvent inconcevable pour qui n’en a pas vécu, constitue un véritable défi en termes de prévention et de mise en sécurité des populations. De plus, si les experts du changement climatique s’accordent à dire que l’intensité et la fréquence des événements pluvieux extrêmes pourraient s’intensifier, la vulnérabilité à ce type de phénomène, notamment liée au mode de vie de nos sociétés urbaines et périurbaines, ne diminue pas, bien au contraire (cf. VI.17). Ces événements, touchant des échelles hydrométéorologiques peu explorées (bassins non jaugés), interagissent avec les socio-dynamiques quotidiennes, sur lesquelles l’alerte officielle a bien du mal à agir.
Les dynamiques en cause
2Il n’existe pas de « nombres magiques » en termes de hauteur d’eau dans les rivières ou de cumul de pluie, qui puissent servir de valeurs « seuil » pour distinguer ces phénomènes des crues lentes. Les spécificités des crues rapides résident plutôt dans les échelles spatiales et temporelles et la gamme d’intensités pluvieuses mobilisées. Ainsi, elles sont souvent déclenchées par des averses orageuses intenses (des cumuls dépassants 50 à 200 mm provoquent de telles crues en ville et en campagne respectivement) et localisées (quelques km2 à quelques centaines de km2) qui durent peu de temps (quelques minutes à quelques heures). Selon la distribution spatiale des pluies et leur conjonction avec des bassins versants de petites tailles, des ruissellements exceptionnels peuvent survenir brutalement dans des zones éloignées des cours d’eau principaux. Les surfaces urbanisées et les petits bassins versants des régions méditerranéennes sont parmi les plus exposés. Avec des ruisseaux à sec la plupart de l’année, la rapide montée des eaux n’en est que plus inattendue. La dangerosité peut-être difficile à évaluer pour les populations, car même un ruissellement de quelques dizaines de centimètres de haut possède une puissance suffisante pour emporter une voiture et détruire des routes. Malgré le raffinement des modèles météorologiques actuels (1 300 m), il reste difficile de prévoir précisément où et quand ces phénomènes risquent de survenir, c’est pourquoi les vigilances « pluie-inondation » ne se font, pour l’instant, qu’à l’échelle du département.
Fig. 1 – Échelles spatio-temporelles des bassins versants meurtriers pendant les crues de septembre 2002 dans le Gard. Le temps de réponse des bassins versants à un épisode pluvieux est proportionnel à la surface de drainage (courbes rouges représentant ces relations empiriques pour les bassins inférieurs et supérieurs à 350 km2). Les triangles et losanges représentent la taille des bassins versants responsables d’accidents fatals ainsi que les circonstances de ces accidents (catégorie d’âge des victimes et lieu de l’accident). Les processus atmosphériques en cause, tels que définis par Orlanski (1975), sont figurés par des cercles gris. D'après Ruin et al., 2008
Les impacts : révélateurs de vulnérabilité sociale
3Les crues rapides sont d’autant plus dangereuses qu’elles précipitent les individus d’un quotidien ordinaire à une situation exceptionnelle, dont il est très difficile de prendre la mesure pour s’en protéger efficacement. Bien qu’affectant généralement des surfaces réduites (souvent quelques communes, rarement un département complet), elles sont associées à un fort taux de mortalité. Une majorité des accidents fatals surviennent à l’occasion de trajets motorisés. Les piétons et pratiquants d’activités de plein air sont eux aussi plus souvent victimes que les personnes à l’intérieur de bâtiment. Parmi les victimes, se retrouvent majoritairement des hommes dans la force de l’âge, en particulier en situation de mobilité. Les personnes âgées de plus de 65 ans sont, elles, moins nombreuses et plutôt affectées à l’intérieur de bâtiments (figure 1).
4Ces chiffres révèlent que la mobilité associée aux obligations de la vie quotidienne est un facteur de vulnérabilité spécifique aux crues rapides. Les populations les plus âgées, généralement considérées comme les plus vulnérables, le sont finalement moins dans le cas des crues rapides, que des populations plus jeunes et actives, dont le besoin quotidien de mobilité (professionnelle, familiale) est le plus fort. Pourtant, les ressortissants de pays industrialisés passent en moyenne 1h à 1h30 par jour en déplacement, alors qu’ils passent beaucoup plus de temps chez eux ou au travail. Ils auraient donc plus de chance d’être affectés sur leur lieu de vie ou d’activité que sur la route. Ainsi, la route est autant un lieu de plus grande exposition que de plus grande fragilité. Cela s’explique : d’abord les routes et les véhicules sont plus facilement submergés et détruits que les bâtiments. Ensuite, la perception du danger y est moins évidente. Et enfin, les motifs de déplacement (aller au travail, rentrer à la maison, rassembler la famille…) sont généralement plus prégnants que ceux de l’immobilité. Par ailleurs, il semble que les précurseurs météorologiques (occurrence d’une pluie intense) soient insuffisants pour déclencher une réaction de protection qui, bien souvent, n’est initiée qu’une fois les « pieds dans l’eau ». Dans nos sociétés de plus en plus dépendantes des réseaux de transports et de communication, où nous ne nous autorisons plus le droit de vivre lentement et d’observer la nature, nous pouvons nous interroger sur notre capacité à nous adapter à des événements non prévus qui viennent perturber notre fonctionnement « en flux tendu ». Pourtant, bien souvent, il suffirait d’attendre quelques heures que l’orage passe !
Des pratiques résilientes à encourager
5Dans les situations inextricables et déroutantes que peuvent provoquer les crues rapides, il est souvent difficile de prendre le recul nécessaire à une décision réfléchie, faisant la part des choses entre information objective issue de l’observation directe de son environnement et considérations plus émotionnelles, concernant la famille, les biens ou le travail. Si la perception de la dangerosité de ce phénomène gagnerait à être améliorée par des campagnes de sensibilisation, notamment auprès des automobilistes, les potentiels freins aux actions de protection en situation de crise doivent être reconnus et pris en considération sur le long terme (figure 2). Plutôt que d’espérer que les populations suivront les consignes de sécurité à la lettre quelles que soient leurs contraintes, mieux vaut essayer d’agir sur les causes en remettant de la flexibilité et de la confiance dans le système : liens employés-employeurs pour tolérer les horaires décalés en période d’alerte, liens parents-enseignants pour la mise en protection des enfants pendant la crue…
Fig. 2 – Panneau signalétique indiquant le comportement à adopter en cas de crues rapides dans le Colorado (USA). © I. Ruin
Bibliographie
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Références bibliographiques
• C. LUTOFF et I. RUIN – Conduite à contre-courant. Représentation des risques liés aux crues rapides sur les routes du Gard (France), In Les sociétés méditerranéennes face au risque : Représentations. Institut Français d’Archéologie Orientale, Bibliothèque générale, 36, 2010.
• I. RUIN – Conduite à contre-courant et crues rapides, le conflit du quotidien et de l’exceptionnel, Annales de Géographie, 674, 2010.
10.1051/lhb:200406016 :• I. RUIN et C. LUTOFF – Vulnérabilité face aux crues rapides et mobilité des populations en temps de crise, La houille blanche, n° 6, 2004.
Auteur
Géographe, Chargée de recherche au CNRS, LTHE, Grenoble, p. 284.
isabelle.ruin@ujf-grenoble.fr
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2012