8. Les guerres de l’eau, une notion controversée mais avérée
p. 262-263
Texte intégral
1L’eau a très souvent été un outil de guerre, qu’il s’agisse de la destruction de Babylone par Sennacherib il y a de cela quelque 3 000 ans, de la retraite piteuse de Louis XIV en 1672, lorsque les Hollandais rompirent leurs digues pour arrêter son armée, ou du bombardement des digues du Fleuve Rouge par l’aviation américaine en 1972. Mais existe-t-il des guerres, dont l’eau serait elle-même l’enjeu ?
2Il convient tout d’abord de définir ce qu’est une guerre au sens convenu, avec rappels d’ambassadeurs et ultimatums de chancelleries. Or, il apparaît très vite que si la formule de Clausewitz (« La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ») est toujours valable, les modalités des guerres ont bien changé, qu’il s’agisse des guerres coloniales dites « de pacification » ou des guerres de fait, comme celle menée actuellement dans la Mésopotamie (vallées de l’Euphrate et du Tigre partagées entre la Syrie et l’Irak) par Daech, dont le chef entend instaurer un nouveau califat. S’agissant du contrôle de l’eau, les références ne manquent pas, mais leur diversité nécessite une mise en ordre à partir de quelques cas concrets.
Rive gauche-rive droite
3En 1989, suite à la sécheresse, des pasteurs mauritaniens en quête de pâtures traversèrent le Sénégal, et leur bétail, faute de prairies, s’établit dans les rizières. Des violences, d’abord locales, s’étendirent des rives du fleuve aux deux pays. Des pêcheurs sénégalais furent massacrés en Mauritanie et des commerçants mauritaniens à Dakar. Plus d’une centaine de milliers de réfugiés passèrent la frontière dans un sens ou dans l’autre et, à ce jour, leur situation n’est pas toujours réglée.
Amont-aval
4De façon générale, les riverains d’amont prélèvent l’eau au détriment des riverains d’aval. Après la dissolution de l’Union soviétique, les nouveaux États indépendants développèrent sans concertation les prélèvements d’eau dans l’Amou-Daria et le Syr-Daria pour développer la culture du coton, principalement dans les États d’amont, Kirghizstan et Tadjikistan, au dam des États d’aval, Ouzbékistan et Kazakhstan, riverains de la Mer d’Aral. Le volume de celle-ci est passé en vingt ans, de 61 à 19 km3, son niveau s’est abaissé de 22 m et sa salinité est passée de 9 à 50 gr/litre. Les riverains sont maintenant privés de leurs ressources halieutiques et affectés par la salinité des eaux de boisson.
Contrôle de l’eau
5Le delta du Gange-Brahmapoutre (105 000 km2) partagé entre l’Inde et le Bangladesh est l’objet d’un conflit qu’un arbitrage de l’ONU, en 1976, n’a pas résolu. Sur le Gange, en amont de la frontière, l’Inde a construit le barrage de Farakka. En cas de sécheresse, il dévie les eaux du Gange vers l’Inde et le bras de l’Hooghly qui dessert le port fluvio-maritime de Calcutta. Mais en cas de crue, il dévie les débits excédentaires vers le Bangladesh, dont l’économie est déstabilisée : récoltes asséchées faute d’irrigation dans un cas, récoltes submergées dans l’autre.
Le partage inégal
6Les eaux du Jourdain sont partagées entre le Liban, la Syrie, la Jordanie et Israël, qui ne contrôle que 26 % du débit, représentant 55 % de ses besoins. Pour satisfaire ceux-ci, Israël a occupé durant quelques années le sud du Liban et dérivé les eaux du Litani. Il dérive encore quelques sources libanaises, contrôle le plateau du Golan avec ses sources et exploite les eaux de la nappe de Cisjordanie au moyen de pompages en profondeur, tout en limitant la profondeur des puits appartenant à des Palestiniens. Du fait de ces prélèvements, les sources de la région de Gaza sont pratiquement taries et la répartition des eaux ne laisse au final que 65 m3 /an à un Palestinien contre 350 m3 /an à un Israélien. À noter que la disponibilité en eau douce jugée minimum à l’échelle mondiale par la FAO s’élève à 500 m3/an et par habitant.
La concurrence sectorielle et spatiale
7Le secteur agricole est celui qui consomme le plus d’eau, mais qui ne peut payer celle-ci qu’à des tarifs très inférieurs aux tarifs urbains. Dans le bassin du Colorado, les droits des agriculteurs des hautes terres sont progressivement rachetés au prix fort, mais de gré ou de force, par les villes de la côte californienne ou par Las Vegas.
L’espace confisqué
8Le cas le plus dramatique est celui des grands marais du Chott-el-Arab (Sud de l’Irak) peuplé par des nomades chiites. D’abord victimes de la guerre entre l’Irak et l’Iran, ils ont été par la suite massacrés en masse par le régime de Sadam-el-Hussein. Ce dernier avait en outre creusé un grand canal, asséchant les marais. Depuis la fin du régime sunnite, diverses œuvres tentent de sauver les derniers de ces nomades en remettant les marais en eau, mais les dégâts humains semblent irréversibles.
Ambiguïté des situations
9Les limites entre guerre, conflit, tension et concurrence sont à la fois floues et susceptibles de dérives imprévisibles, comme celle qui a remis en cause en 2010 les droits de l’Égypte sur les eaux du Nil, face aux demandes de l’Éthiopie. Pourtant, il ne manque pas d’arguments visant à minorer la lecture conflictuelle des ressources en eau. D’aucuns soutiennent que les coûts d’éventuelles guerres excéderaient la valeur des enjeux liés à l’eau. Cependant, les guerres sont des événements irrationnels face à toute logique économique ou autre. D’autres soutiennent que les pays disposant de vastes ressources hydrauliques peuvent compenser les déficits hydriques d’autres pays en exportant leurs surplus agricoles : autrement dit, en important une tonne de blé, un pays pauvre en eau importe l’eau nécessaire à la production de ce blé. Soit, mais cette importation « d’eau virtuelle * » (cf. VI.10) valable pour un pays riche comme le Japon, qui importe plus de riz qu’il n’en produit, ne l’est pas pour un pays pauvre comme l’Égypte, qui importe 60 % du blé nécessaire à sa consommation sans être à même de le payer au tarif du marché mondial, ce qui place ce pays dans une situation de dépendance vis-à-vis des pays fournisseurs, comme les États-Unis. Sachant enfin que plus d’un milliard d’êtres humains n’ont pas accès au minimum d’eau nécessaire à leurs besoins élémentaires, les guerres, conflits et tensions ne sont pas prêts de disparaître.
Conflits, crises et tensions à venir
10Dans une prospective limitée à la fin du siècle, la combinaison de deux données majeures, l’accroissement de la population mondiale et le changement climatique, seront à l’origine de tensions, crises ou conflits à plusieurs échelles. À l’échelle des bassins fluviaux, et même en tenant compte d’éventuels transferts d’eau interbassins, de vives concurrences opposeront régions et secteurs d’activité, le cas le plus frappant étant celui de la Californie qui assèche déjà ses vergers sans pour autant éluder une forte concurrence pour l’alimentation de San Francisco et Los Angeles. Au Moyen-Orient, le partage inégal d’une eau plus rare entre des populations plus nombreuses entraîne le confinement des Palestiniens par les colonies israéliennes, qui accaparent l’eau. Cela ira-t-il jusqu’à l’élimination d’une population par l’autre ? Enfin, à l’échelle des grands ensembles mondiaux, la combinaison de la fusion des glaciers himalayens et de la montée du niveau marin entraînera la régression des grandes plaines deltaïques et rizicoles de la Chine et de l’Inde, d’où des déplacements de population et des risques de famine.
Bibliographie
Références bibliographiques
• F. LASSERRE – Les guerres de l’eau. L’eau au cœur des conflits du XXIe siècle, Delavilla, 2013
• F. GALLAND – Eau et conflictualité, Choiseul, 2012.
• P. H. GLEICK – Water in Crisis: a Guide to the World’sfresh Water Resources, Oxford University Press, 1993.
Auteur
Géographe, Professeur honoraire à l’Université Jean Monnet, Saint-Étienne, p. 262.
j.bethemont@orange.fr
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L'archéologie à découvert
Hommes, objets, espaces et temporalités
Sophie A. de Beaune et Henri-Paul Francfort (dir.)
2012