Annexe 4
Le cas de Tall Afar dans la province de Ninive
p. 216-221
Texte intégral
1Nous restituons ci-dessous les témoignages recueillis dans la ville de Tall Afar, dont la population, en majorité turkmène, est mixte d’un point de vue confessionnel (chiite et sunnite)1.
2Quelques jours après sa chute, le 16 juin 2014, Tall Afar connaît en quelques heures le plus grand changement démographique de l’histoire moderne irakienne. Près de la moitié de sa population de 250 000 habitants fuit, bientôt remplacée par des centaines de combattants arabes et étrangers qui affluent avec leurs familles.
3Abu Saad, un enseignant à la retraite de plus de 70 ans, témoigne :
Dès le premier jour, l’EI a décidé de mettre fin aux multiples siècles de coexistence confessionnelle qu’a connus la ville. Tout chiite qui n’avait pas encore fui la ville a été arrêté. L’intégralité des lieux saints chiites a été détruite [en tout 32 mosquées et sanctuaires d’après des responsables du waqf chiite]. Ensuite ça a été au tour des librairies et centres culturels chiites d’être saccagés. Puis aux maisons de personnalités politiques, technocrates et militaires, chiites comme sunnites. Même la célèbre citadelle historique de la ville n’a pas échappé pas à leurs destructions.
4On ne peut pas croire à ce qui a eu lieu et continue d’avoir lieu. En quelques jours, la moitié des habitants de la ville sont partis et se sont retrouvés à errer sur les routes aux quatre coins du monde. Des combattants originaires de Turquie, d’Azerbaïdjan et d’autres pays turcophones sont venus prendre leur place. Ils ont pris les commandes de la ville aux côtés d’hommes venus de Mossoul et du canton d’Al-Iyadhiya [en périphérie de Tall Afar].
5Une vie nouvelle apparaît dans le quartier d’al-Khadhra, comme dans les autres quartiers chiites abandonnés par leurs habitants à Mossoul. Dans cette ville qui a vu pendant des décennies chiites et sunnites partager quartiers et marchés, des dizaines de maisons sont occupées par des moudjahidines turcophones de différents dialectes.
Le quartier chiite s’est transformé […] en un quartier dédié aux moudjahidines venus de Turquie, d’Azerbaïdjan, du Turkménistan, d’Ouzbékistan et du nord du Caucase. On a vu arriver ces combattants qui se sont installés dans la ville avec leurs familles. Ils vaquent à leurs occupations quotidiennes, se rendant visite les uns les autres tout en faisant des plans pour leur vie nouvelle. […] Lorsque tu t’arrêtes dans un quartier chiite et que tu regardes les maisons désertées, portes béantes, que tu vois les décombres de bâtiments démolis et les fanions à la gloire de Ali qui jonchent le sol, tu comprends que la vie ne redeviendra jamais comme avant. Et tu comprends aussi que les combattants « immigrés » (muhâjirûn) ne pourront jamais remplacer les habitants chassés de leur ville.
6Différents centres de recherche et organisations de la société civile mentionnent dans leurs rapports qu’entre 300 et 400 Turkmènes ont été tués ou ont disparu pendant – ou peu après – l’invasion par Daech de Tall Afar. Parmi eux, on compte plus de 60 femmes et 70 enfants. Un an après l’entrée de l’EI dans Tall Afar, Ali Mahdi, le porte-parole du Front turkmène2, parle de 800 jeunes filles et femmes turkmènes détenues par Daech qui en ferait le commerce.
7Abu Isra, un habitant sunnite de Tall Afar resté vivre dans la ville, raconte : « Juste après être entré dans la ville, l’EI a mené de vastes opérations de mises à mort de civils, décidées en quelques minutes par des “tribunaux” dirigés par les émirs de l’organisation. » Il affirme que ces campagnes d’exécutions n’ont jamais cessé depuis, et que certaines se déroulent publiquement. Elles frappent les « traîtres sunnites », les chiites dont la loyauté est mise en doute en dépit de leur « conversion » publique, ainsi que quiconque essaie d’aider les femmes yézidies à s’enfuir. Concernant les modalités de mise à mort, Abu Isra précise : « La plus célèbre consiste à jeter les condamnés encore vivants dans le puits de “Alou Antar” au nord de Tall Afar. Certains sont fusillés dans une cour désertée du quartier militaire, d’autres sont fusillés dans la cour de l’ancienne gare routière. D’autres encore sont décapités. »
8Mohammed Khalil rend compte d’un autre aspect important de la vie dans la ville :
Les administrations de l’État (al-dawâwîn) ouvrent leurs portes à horaires réguliers, les services fonctionnent normalement, et toute absence ou tout retard au travail est sévèrement sanctionné. Par ailleurs, les infrastructures sont de meilleure qualité qu’il y a deux ans : de nombreuses rues ont été goudronnées, plusieurs parcs ont été aménagés, les ruelles sont désormais plus propres et les habitants ne payent ni l’eau ni l’électricité. […] Des générateurs pour particuliers fonctionnent lors des coupures de l’alimentation générale en électricité ; et l’approvisionnement en eau est globalement meilleur que ce qu’il était avant l’avènement de l’EI. En revanche, les prix de l’essence et du gaz sont deux fois plus élevés que dans le reste du pays.
9La satisfaction globale qu’expriment les administrés de l’EI concernant les infrastructures et l’enseignement ne vaut cependant pas pour le secteur de la santé. De nombreux médicaments et équipements médicaux ne sont accessibles aux habitants que par l’intercession auprès de responsables de Daech, qui les accaparent pour soigner leurs combattants. Il y a par ailleurs un manque chronique de médecins, notamment de médecins spécialistes.
10Abd al-Qader, un enseignant à la retraite, dément ce que l’on entend constamment à propos des écoles à l’arrêt. Il raconte :
L’année scolaire passée, les élèves ont continué d’aller à l’école où ils ont étudié l’ancien programme, avec quelques matières en moins. [Cette année,] de nouveaux manuels scolaires ont été imprimés et vont désormais être l’outil d’enseignement principal. Les filles suivent elles aussi une scolarité normale, revêtues d’un khimar – comme dans tout l’espace public.
11Ahmad, qui possède des terres agricoles en périphérie de Tall Afar, a découvert, par l’intermédiaire de connaissances à lui, l’existence d’au moins trois camps militaires dédiés à la formation et à l’entraînement de jeunes hommes chiites et yézidis forcés par l’EI à renier leur religion et à rejoindre l’organisation pour participer aux combats et aux attentats-suicides. Il existe d’autres camps militaires pour les hommes de Tall Afar et les djihadistes « immigrés » (muhâjirûn) turcs, azéris et caucasiens.
12Raja, qui a perdu son frère dans un affrontement avec les peshmergas dans la région de Zummar et n’a toujours pas récupéré son corps, affirme que les jeunes hommes qui ont intégré l’EI perçoivent 120 dollars par mois, en plus de paniers alimentaires. Les recrues envoyées se battre sur des fronts éloignés de leurs régions d’origine touchent des soldes plus élevées.
13Concernant les monnaies en circulation et les voies du commerce, Ahmad, le propriétaire terrien, explique : « Tu peux te procurer ce que tu veux : les routes commerciales sont ouvertes avec la Syrie et, via Raqqa et Jarablous, avec la Turquie. Ici, c’est la devise irakienne qui demeure la plus utilisée, et en Syrie, c’est la livre syrienne, et parfois la livre turque. »
14Cependant, Hatem Taha, qui est berger et vendeur de viande, soutient que le pouvoir d’achat des administrés de l’EI a globalement diminué :
Dans les premiers mois du « règne » de Daech, la situation économique était florissante en raison de la profusion des butins et des biens financiers confisqués. Mais, dernièrement, le pouvoir d’achat a largement reflué et, avec lui, l’activité économique. Peu d’habitants peuvent désormais se payer de la viande, bien que le kilo ne dépasse pas les 10 000 dinars.
15Taha explique ainsi les raisons de ce changement de situation : « Les anciens fonctionnaires continuaient jusqu’à peu de percevoir leur salaire de la part du gouvernement irakien. Mais aujourd’hui, pour la plupart, ce n’est plus le cas. Or, des centaines de familles dépendent de ces salaires pour subvenir à leurs besoins alimentaires. »
Notes de bas de page
1 Cette contribution est rédigée par Mushriq Abbas. Les témoignages cités sont repris d’un rapport préparé par le Network of Iraqi Reporters for Investigative Journalism (Nirij), sous la supervision du journaliste Saman Nouh. Il a été publié dans Abbas Abdel Karim, « Suwar wa aswât min tal ‘afar al-turkmâniyya allatî ihtala-hâ dâ‘ich wa askana fî-hâ atrâka-hâ » (« Images et voix de Tall Afar, la ville turkmène occupée par Daech qui y a installé ses Turcs), Al-Hayat, 25 octobre 2015.
2 [NDÉ] Le Front turkmène d’Irak (al-jabha al-turkmâniyya al-‘irâqiyya) est une coalition politique implantée dans la communauté turkmène, essentiellement dans les gouvernorats de Kirkouk et Salah al-Din. Ses milices combattent l’EI.

Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Penser la Palestine en réseaux
Véronique Bontemps, Jalal Al Husseini, Nicolas Dot-Pouillard et al. (dir.)
2020
Un Moyen-Orient ordinaire
Entre consommations et mobilités
Thierry Boissière et Yoann Morvan (dir.)
2022
Un miroir libanais des sciences sociales
Acteurs, pratiques, disciplines
Candice Raymond, Myriam Catusse et Sari Hanafi (dir.)
2021
L’État du califat
La société sunnite irakienne face à la violence (1991-2015)
Faleh A. Jabar Minas Ouchaklian (éd.) Marianne Babut (trad.)
2024
Au-delà du séparatisme et de la radicalisation
Penser l’intensité religieuse musulmane en France
Anne-Sophie Lamine (dir.)
2024