Annexe 3
Mossoul sous Daech : la colonie pénitentiaire
p. 204-215
Texte intégral
1Dans la langue de l’État du califat, la société locale est « sauvage », « mécréante » ou au mieux « détournée de sa religion ». Or, à ses yeux, il faut traiter le mal par le mal : la sauvagerie doit être combattue de manière sauvage, par un règlement strictement punitif. Cette conception transforme la vie quotidienne au sein de l’EI en une véritable « colonie pénitentiaire », où le moindre geste est soit l’objet d’un interdit immédiatement privatif, soit d’une contrainte immédiatement exécutoire.
La réforme de la justice et du système scolaire
2Si le secteur administratif ne subit pas de transformation majeure, les systèmes judiciaire et scolaire subissent un chamboulement complet. Sur directive officielle, il est décidé de supprimer toutes les juridictions basées sur les lois positives « idolâtres » (tâghûtî) et de monter des seuls tribunaux islamiques dont l’autorité s’applique à toutes les instances. À Mossoul, trois cadis principaux jouissent de très larges prérogatives et sont assistés par des juges de second ordre, dont la connaissance de la charia est moindre. L’EI a mis en place une institution chargée d’enseigner les principes et procédures du système judiciaire islamique. De nombreux hommes s’y sont formés, puis ont été affectés aux quatre coins de la wilaya de Mossoul. Le cadi local a la prérogative de décider des condamnations à mort, d’ordonner les hudûd, c’est-à-dire les châtiments allant de la flagellation à l’amputation, en passant par l’exécution des condamnés en les précipitant dans le vide depuis les toits ou par noyade (comme cela est arrivé à des hommes accusés d’homosexualité), etc. Au-dessus de ces cadis « locaux » se tient le juge suprême qui a le pouvoir d’alléger ou d’alourdir les peines dont ont décidé les cadis locaux, ce qui est chose courante. C’est ainsi que le juge suprême a ordonné la libération de 150 accusés dont l’innocence a été établie1. Mustafa al-Shar‘i, un jeune homme de 23 ans, est devenu président du tribunal chariatique de la rive occidentale de Mossoul. Il a prononcé à lui seul 467 des 3 271 condamnations à mort décidées dans la wilaya de Mossoul. L’ampleur et la précipitation dans la décision et l’application de ces peines capitales ont engendré de nombreuses « erreurs ». Le cabinet de la justice (diwân al-qadâ’) s’est ainsi excusé d’avoir exécuté à tort 389 personnes en seulement neuf mois. Il a été établi par la suite que ces condamnations étaient fondées sur le faux-témoignage d’indicateurs anonymes. L’EI a autorisé les familles des victimes à percevoir des diyyât (sommes d’argent versées à la famille des victimes en compensation d’un homicide involontaire) en les informant de leur droit par le biais d’une lettre précisant : « Que Dieu soit clément avec votre fils que nous considérons comme un martyr de Dieu car il a été tué par erreur. »
3Les fonctions judiciaires sont réservées, semble-t-il, aux Irakiens, et plus précisément aux membres des tribus. Les combattants kurdes ou turkmènes originaires de Tall Afar par exemple en sont totalement écartés. Des Tchétchènes ralliés sous la bannière de l’État du califat ont bien essayé de mettre en place leur propre tribunal de la charia, mais en vain : les tribus irakiennes veillent à garder le contrôle exclusif de la justice et du pouvoir que cela leur confère au sein de l’EI. L’enjeu d’être aux commandes de la justice chariatique ne tient pas uniquement aux larges prérogatives que cela confère, mais également aux importants salaires que perçoivent les juges et les employés de la Hisba, auxquels viennent s’ajouter 3 % des « butins » dont s’empare Daech.
4Le domaine de l’éducation a lui aussi été totalement remanié. Le diwân de l’éducation de l’État islamique a ainsi déclaré dans un communiqué daté du 18 octobre 2014 :
5Après avoir consulté l’avis des musulmans, le département de l’éducation de l’État islamique a décidé :
De fermer les facultés et départements non conformes à la charia, à savoir :
les facultés de droit, de sciences politiques et des beaux-arts
les départements d’archéologie, d’éducation sportive et de philosophie.
De supprimer les matières non conformes à la charia, à savoir :
la démocratie, la culture, les libertés et droit
la littérature et le théâtre des départements d’anglais, de français et de traduction.
De ne plus aborder les thèmes de l’intérêt usuraire, des principes nationalistes ou ethnicistes, ni les faits historiques mensongers, ni encore les divisions géographiques qui contreviennent à la loi islamique.
6De même, le diwân de l’éducation exige que soient rayées des manuels scolaires toutes les images qui ne conviennent pas à la loi islamique ; et que l’enseignement du nationalisme et du panarabisme soit interdit. À la place, il faut enseigner l’appartenance à l’islam, contre toute forme d’associationnisme. Il est également exigé que soit rayée la mention de la « République d’Irak » partout où elle apparaît au sein des manuels scolaires, et qu’elle soit remplacée par celle de l’« État islamique ». Le diwân de l’éducation ordonne également que soit effacé de l’enseignement des mathématiques tout exemple faisant référence à des taux d’intérêt, des suffrages électoraux, etc. De même qu’il ordonne la suppression, dans l’enseignement des sciences exactes, de toute mention de la théorie de Darwin ou du big bang, et leur substitution par la seule vérité de la création par Dieu tout-puissant. Il est également demandé de rappeler constamment aux élèves que les lois de la physique et de la chimie ne sont rien d’autre que les lois de Dieu. Désireux de faire valoir leurs études dans la vie professionnelle – en l’occurrence en obtenant un poste au sein des institutions du nouvel « État » –, les étudiants consentent dans les débuts à suivre, faute de choix, les cycles d’enseignement religieux mis en place par Daech. Cette dynamique s’essouffle toutefois rapidement, notamment suite à l’annonce, par le gouvernement fédéral, qu’il ne reconnaît pas les diplômes délivrés par l’administration de l’État du califat.
7Les écoles sont à la merci des patrouilles de la Hisba, qui y entrent à tout moment, sans prévenir, armées de la tête au pied. Les enseignants n’ont d’autre choix que de se mettre de côté et céder la place. C’est alors que les élèves sont interrogés, au hasard, sur ce qu’ils ont mémorisé du Coran. Ceux qui ne l’ont pas suffisamment bien mémorisé se voient menacés de représailles lors de la visite suivante, s’ils n’ont pas entre-temps rectifié le tir. Dans les écoles du primaire et du secondaire, la plupart des matières sont supprimées, à l’exception des sciences dures et des langues. Des chapitres entiers sont effacés des manuels. Quant aux cours de religion, ils intègrent de nouveaux ouvrages d’obédience salafiste. Une surveillance plus lourde encore s’exerce dans les écoles pour filles, où un censeur de la Hisba assure l’accueil tous les matins pour vérifier que les hijabs et les niqabs de toutes sont portés conformément à ce qu’exigerait la loi islamique.
La Hisba partout
8La tâche de la Hisba tient tout entière dans la mise en œuvre du principe « ordonner le convenable et interdire le blâmable ». Or le périmètre d’application de ce principe chariatique dépend de l’ampleur et de la nature des « choses prohibées » (muharamât) aux yeux de la société « sauvage », comme de l’ampleur et de la nature des « choses autorisées » (mubâhât) aux yeux des combattants de l’EI. Si cette présence policière atteste de l’existence d’un État et de sa sévérité, elle n’est cependant plus cette instance de lutte contre les crimes de droit commun ou les enlèvements à l’aveugle comme au temps du gouvernement Al-Maliki. Elle est désormais chargée de faire appliquer la charia. Elle surveille les individus non pas en tant que citoyens, mais que musulmans qui se doivent d’observer les prescriptions cultuelles. Elle traque celui qui manque à la prière, celui qui déroge au jeûne, mais également celui qui fume des cigarettes ou regarde la télévision, parmi la longue liste des « comportements » qui tombent sous le coup de la sentence chariatique et que ses représentants administrent dans la terreur.
9Il semblerait que la tribu irakienne des Albou Hamad occupe une place privilégiée au sein du ministère de la Hisba : son « émir » et plusieurs de ses subalternes appartiennent à cette tribu. Or quiconque occupe une fonction éminente à la Justice ou à la Hisba – et dans d’autres institutions comme le Conseil sécuritaire ou le Conseil militaire – jouit automatiquement d’une autorité inégalée. Les patrouilles de la Hisba – dont les véhicules portent un logo constitué d’un écu noir frappé de l’inscription « al-hisba al-islamiyya » – sont les yeux de l’EI au sein de la population, mais surtout ses « snipers » qui détectent et sanctionnent la moindre contravention. Dans les rues et les marchés de la ville, la Hisba à la fois surveille et punit : c’est elle qui se charge des flagellations publiques ainsi que de la mise en œuvre des sentences décidées par la Justice, qui vont de l’arrestation à l’exécution par crucifixion, lapidation ou précipitation du condamné dans le vide depuis le toit d’un bâtiment. Les hommes et les femmes agents de la Hisba quadrillent littéralement la vie quotidienne de la société du califat. Ils sont partout dans les marchés ; dans les mosquées aux heures de prière et à l’extérieur pour punir les contrevenants ; dans les rues pour surveiller le moindre geste des passants, mais aussi réquisitionner à tout moment leurs téléphones, en examiner le contenu et au final les détruire. Ils surveillent les satellites, les hijabs, les coupes de cheveux et les vêtements des hommes qui ne doivent être ni trop serrés ni trop longs, qu’il s’agisse d’un pantalon ou d’une dishdâsha. La longueur de la barbe, elle aussi, est soumise à examen : est-elle convenable ou non ? Les hommes et les femmes de la Hisba peuvent à tout moment, quand bon leur semble, fouiller un magasin, une maison ou toute personne du même sexe. Ils se reconnaissent à leur habit blanc et sont, d’après le sentiment général des habitants, l’exemple même de la grossièreté, de la vantardise et de la cruauté2.
10Le cercle des interdits, au sein de l’EI, se compose d’une multitude de cercles concentriques : le cercle personnel, familial, rituel, et ceux économique, sécuritaire et intellectuel. Nous avons plus haut évoqué les exécutions, formes les plus sévères de la sentence. Mais il y a aussi des formes moins graves de sanction – que les gens du califat nomment les « hudûd », littéralement les « limites », ou les « punitions conformes à la loi islamique » (al-‘uqûbât al-shar‘iyya). D’après les témoignages recueillis, la coercition commence, à l’échelle individuelle, avec l’interdiction de se couper la barbe ou les cheveux, « à la façon des infidèles ». Elle s’étend ensuite au vêtement, qui doit être conforme à la tradition prophétique, puis elle s’abat sur la musique, la télévision et le football, qu’il est interdit d’écouter ou de regarder. Dans le même esprit, il est interdit d’utiliser son téléphone portable en marchant. À l’échelle familiale, la contrainte passe par l’interdiction faite aux femmes de sortir de chez elles, sinon accompagnées d’un mahram (époux ou tuteur). Toute infraction à cette règle entraîne la punition et du mari et de la femme. Les contraintes économiques quant à elles commencent avec l’interdiction de vendre de l’alcool et du tabac mais également des vêtements qui « contreviennent à la tradition prophétique » comme les jeans et les tee-shirts. Les sanctions d’ordre rituel concernent avant tout l’obligation de se rendre à la mosquée aux horaires de la prière et de fermer les magasins et boutiques à ce moment-là. Le non-respect de cette obligation entraîne une sanction mineure et, en cas de récidive, des châtiments chaque fois plus sévères.
11Au nombre des sanctions pour les contraventions énumérées ici, nous pouvons retenir les suivantes :
Port de vêtements non conformes à la loi islamique que nul, homme comme femme, n’est censé ignorer : la sanction est la tonte intégrale des cheveux, trente coups de fouet et une pénalité financière de 25 000 dinars. Les vêtements en question sont déchirés, le coupable reçoit un ultime avertissement et s’engage à l’écrit à ne plus jamais se vêtir de la sorte.
Port d’un niqab non conforme aux prescriptions chariatiques telles qu’interprétées et rendues publiques par l’EI : interdiction absolue pour la femme de sortir à nouveau de chez elle. Si la femme est mariée, son époux est arrêté, doit s’acquitter d’une amende de 50 000 dinars et s’engager à l’écrit à ne plus jamais laisser sortir son épouse de leur domicile. Si la femme n’est pas mariée, cet engagement incombe à son tuteur.
Utilisation d’un téléphone portable lors des déplacements à pied ou en véhicule dans la ville : la sanction consiste dans la confiscation du téléphone, quinze coups de fouet et l’engagement signé de ne pas récidiver. Cela, bien entendu, si le fautif n’est pas en même temps accusé de communiquer à l’ennemi des informations sur ce qui se passe dans la ville.
Réception ou émission de contenus pornographiques sur le téléphone portable (l’existence de cette infraction permet aux agents de la Hisba de réquisitionner à tout moment les appareils pour en examiner le contenu) : la sanction prévoit la confiscation du téléphone ainsi que quatre-vingts coups de fouet et un engagement écrit de non-récidive, en plus de l’obligation de suivre une session de rééducation aux prescriptions de la loi islamique, afin de bien retenir ce que sont les muharamât et les redoutables châtiments qui les sanctionnent3.
12Les cérémonies de mariage, les enterrements et veillées funèbres changent d’aspect, de même que les visites de tombes lors des commémorations. Ce que l’on appelle désormais « la prière des daechiens » diffère légèrement de « la prière des sunnites ». La différence tient à la façon de lever et de croiser les bras, de même que de bouger les doigts durant la profession de foi, ainsi que le « bismillah » et l’agenouillement à la fin ou en milieu de prière. Des habitants témoignent d’autres injonctions liées au rite : « Ils nous ont interdit de scander la gloire de Dieu (al-takbîr) et la profession de foi (al-tahlîl) avant l’appel à la prière, comme nous avions coutume de le faire durant le ramadan. » « À la place de l’air récitatif (al-tajwîd) de l’appel à la prière qui nous est familier, le muezzin s’est mis à performer, dans un dialecte bédouin non irakien, une mélodie étrange et désagréable à nos oreilles ». En conséquence, les mosquées se vident de leurs fidèles, les gens préférant rentrer prier chez eux plutôt qu’à la mosquée, par peur de se faire sanctionner pour de petits écarts dans la manière de pratiquer le rite. En retour, une campagne frénétique est menée par Daech pour obliger les musulmans à rejoindre les mosquées pour la prière du vendredi. Des vidéos attestent de la flagellation de fidèles ayant abandonné celle-ci. La fièvre monte durant le mois de Ramadan, où s’organise une véritable chasse à l’homme contre quiconque ne respecterait pas le jeûne.
13Un autre habitant offre ce témoignage : « Jadis, on partageait nos journées entre les études, le travail, la lecture, le voyage… On allait au café, on écoutait des chansons, on regardait des matchs de foot et des séries télévisées. Désormais, notre monde est minuscule, cantonné à la routine “travail, maison, mosquée”. »
L’extension du cercle des interdits
14Dans les premiers temps de sa conquête, l’organisation de l’EI ne se montre pas hostile aux satellites, aux téléphones portables, ni à Internet. Mais cela change rapidement, l’usage de ces moyens de télécommunication se voyant bientôt interdits ou prohibés (tahrîm) par divers décrets et sanctions de plus en plus sévères. D’abord justifiée par la nécessité de lutter contre le dévoiement hors de la juste religion, cette prohibition devient ensuite un enjeu déclaré de sécurité (ce qui motive son durcissement).
15Dans l’un de ses plus longs tracts, intitulé « Pourquoi ai-je le devoir de détruire les antennes satellites ? », Daech recense à cela vingt raisons, dont l’une explique textuellement :
Les études scientifiques ont prouvé les nombreux dommages pour la santé que provoque le fait de regarder les chaînes satellites sur la vue, le cerveau, les articulations et les vertèbres, etc. Sans parler des dommages psychologiques et sociaux que l’on connaît bien. Dieu le Très-Haut a dit : « Ne vous tuez pas vous-mêmes. Dieu est miséricordieux envers vous » (Les femmes : verset 20). Et le prophète de Dieu a dit : « Ni tort, ni riposte disproportionnée au tort » (lâ darar wa-lâ dirâr).
16L’un des vingt points explique comment la télévision par satellite transforme les époux en « cocus » puisqu’elle permet aux femmes de regarder d’autres hommes. Dans un autre point, Daech accuse les satellites de « retarder la victoire », car la défaite est corollaire des « actes répréhensibles » (al-munkarât), tandis que la victoire découle de « l’obéissance » aux préceptes de l’islam. « Il est certain que le fait de regarder les chaînes satellites retarde la victoire et accélère la défaite ! »
17Et le long tract de se terminer sur cet avertissement :
Ceci sont vingt des raisons pour lesquelles il faut lutter contre les satellites et leurs consommateurs. Chacun de ces points t’enjoint à saisir une hache et à aller saboter une antenne. Quiconque est éclairé par Dieu dans ce qu’il voit, quiconque à qui Dieu souhaite le bien se débarrasse volontiers de cet appareil pernicieux et se libère ainsi, lui et sa famille. Mais qui résiste et s’obstine, celui-là aura affaire aux hommes de la Hisba (que Dieu les garde) !
18Quelques mois plus tard, l’EI décide de contraindre les habitants à détruire leurs antennes par la « force de la loi ». Des hordes de « libérateurs » mettent à sac des antennes dans Mossoul. De nombreuses familles mossoulites remobilisent alors les talents de dissimulation acquis à l’époque de Saddam Hussein pour cacher leur antenne en lieu sûr, et ce malgré la menace de châtiments allant jusqu’à la flagellation.
19L’utilisation d’Internet a connu un sort relativement similaire. S’il reste autorisé de se connecter, ce n’est que sous très stricte surveillance. Au début, l’EI a recours à des procédés répressifs classiques, par la perquisition et la fermeture des cybercafés en cas de « contenus blasphématoires ». Ce n’est que dans un deuxième temps que le ministère de la Sécurité (diwân al-aman) fait fermer l’ensemble des opérateurs et ordonne aux magasins et aux particuliers de livrer leurs boîtiers récepteurs à la « police islamique ».
20Les hommes de la Hisba exècrent tout ce qui a trait à la civilisation occidentale, que ce soit en termes de vêtements, d’équipements ou de produits consommables. Ils traquent en permanence le moindre comportement « emprunté » aux pays infidèles, comme l’est à leurs yeux la consommation de tabac. Au début du règne de l’EI, la police des mœurs autorise les vendeurs de cigarettes à écouler leurs stocks, mais sans la possibilité de se réapprovisionner ensuite. Certains achètent alors la totalité de ces stocks pour les revendre ensuite clandestinement deux fois plus cher, en paquet ou à l’unité. Le prix des cigarettes explose : le paquet passe de 500 à 60 000 dinars (pour donner une échelle de comparaison, le kilo de viande est à 5 000 dinars, soit environ quatre dollars).
21La répression des fumeurs commence avec de simples « recommandations », avant d’être réprimée par soixante-dix coups de fouet en plus d’une amende de 25 000 dinars. Dans certaines villes, la sanction commence par vingt coups de fouet et peut aller jusqu’à l’amputation de l’index et du majeur, les deux doigts utilisés pour tenir une cigarette. Dans une réforme pénale ultérieure, Daech estimera que le tabagisme récidiviste est passible de peine de mort, le fumeur sachant que sa pratique est haram et s’apparente à ce titre à l’apostasie (ridda). Des hommes de la Hisba broient les doigts d’individus surpris en train de fumer. Certains se baladent avec un petit tube métallique dans lequel ils demandent aux fumeurs d’introduire leurs doigts, avant de les briser d’un geste brusque. Les personnes dépendantes du tabac, ou les jeunes pour qui fumer est une manière de défi, inventent toutes sortes de subterfuges pour s’adonner quelques minutes, en lieu sûr, au plaisir du tabac. Des jeunes de Mossoul, Qayyara, Shirqat ou Falloujah racontent qu’ils achètent les cigarettes à l’unité 3 000 dinars, puis 4 000 dinars, puis 5 000. Dans ces « territoires de l’interdit », une pratique s’est répandue un peu partout : « Lorsque tu n’avais que 3 000 dinars alors qu’une cigarette en coûtait 4 000, le vendeur allumait la cigarette et en fumait une grosse bouffée avant de te la donner. Très souvent, on achetait à plusieurs une seule cigarette, dont on fumait quelques bouffées chacun notre tour4. » Les fumeurs les plus âgés se mettent à broyer des feuilles de vigne sèches, qu’ils fourrent ensuite dans un bout de tuyau de canalisation. Bien sûr, ils toussent à en cracher leurs poumons chaque fois qu’ils fument de cette « pipe ».
Notes de bas de page

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