Chapitre 5
La conquête de Daech
p. 98-117
Texte intégral
1L’État islamique en Irak et au Levant (EIIL), début 2014, contrôle déjà partiellement plusieurs villes irakiennes, du fait de son infiltration durant le Mouvement populaire. Falloujah est en proie à des rivalités entre les dignitaires de la ville, le Parti islamique et les anciens du Baath. Cela facilite l’introduction des commandos de Daech dans les campements tenus par les protestataires, où ils arborent leurs armes, puis leurs bannières. Et, lorsque le Mouvement populaire se retrouve divisé autour de la question d’une intervention de l’armée, les combattants de l’EIIL comprennent leur chance : « Les combattants [de l’État islamique] ont appuyé le maintien des unités de la police locale dans la ville, et ont soutenu le refus d’une intervention de l’armée1. » Une fois l’armée hors de Falloujah, cette dernière tombe sous le contrôle total de l’EIIL en janvier 2014, six mois avant la chute de Mossoul. Au même moment, les djihadistes exercent déjà un contrôle total sur près de 50 % de Ramadi2.
2Mais, si un certain nombre de ses membres œuvre au développement de l’organisation au sein des villes qui contestent le pouvoir central d’Al-Maliki, c’est dans les zones désertiques qui s’étendent à l’ouest d’Al-Anbar, de Mossoul et de Tikrit que l’EIIL concentre l’essentiel de ses forces irakiennes. Ces dernières communiquent de manière permanente avec le gros des effectifs de l’organisation, engagé en Syrie dans la bataille pour le contrôle de Raqqa, qui tombe entièrement aux mains de Daech en janvier 2014. Puis, la poussée de l’EIIL en Irak depuis la Syrie se fait sur deux axes : par une progression le long du Tigre, sur l’axe Mossoul-Tikrit-Samarra ; et par une autre le long de l’Euphrate, où, de la frontière syro-irakienne jusqu’à Ramadi et Falloujah, les villes tombent « en domino ». Parallèlement à cette progression, des opérations sont menées qui visent à « libérer en plusieurs étapes les partisans de l’EIIL et d’autres organisations djihadistes des prisons d’Abou Ghraib et d’Altaji à Bagdad, de Badoush et Hamam al-Alil à Mossoul et de Tasfirat à Tikrit, afin de retrouver la force du nombre et des cadres aguerris3 ».
Faiblesse de l’armée, pragmatisme de la société
3La prise des villes s’opère par à-coups successifs et selon des procédés divers : la négociation, l’invasion ou encore le compromis après un bref affrontement. Les modalités d’accueil de la société locale varient elles aussi considérablement, allant de la fuite devant l’assaillant à l’accueil favorable, en passant par la soumission.
4La percée de Daech le long de l’axe du Tigre commence au début du mois de juin 2014 et s’achève à une vitesse record à la mi-juin, après que les troupes de l’armée irakienne sont défaites sans même se battre. Cet axe traverse deux provinces : celle de Ninive et celle de Salah al-Din. L’entrée de Daech aussi bien à Mossoul qu’à Tikirt a tout d’un film hollywoodien, où l’invincible héros soumettrait une ville entière sans rencontrer aucune résistance : sa seule présence suffit à ce que tous les obstacles tombent d’eux-mêmes. Un général témoigne : « Il n’y a pas eu un seul mort, il n’y a pas eu un seul blessé, aucun dégât. Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’il n’y a pas eu de combat. Que, tout simplement, l’armée ne s’est pas battue4. » Mossoul est prise le 10 juin 2014, mais, d’après l’analyse d’un militaire responsable du déploiement stratégique, la ville « était déjà aux mains de Daech avant qu’elle ne tombe officiellement. Les miliciens de l’organisation patrouillaient déjà dans les marchés, récoltaient des taxes auprès des entreprises et des commerçants et promenaient leurs yeux partout, à la manière du Renseignement5 ».
5Avant l’assaut par les troupes vêtues de noir, des unités – ou plutôt des petits escadrons – de l’EIIL entrent de nuit dans Mossoul pour récolter les « donations pour le djihad » et assurer les communications de coordination. Ils passent ensuite le reste de la nuit dans des maisons sécurisées, avant de repartir. Tous les témoignages s’accordent à dire que les assaillants sont alors en communication continue avec les villes de Ramadi, Falloujah, Hit, Anah et Tikrit, et même de Samarra. En effet, l’interdépendance organisationnelle et l’étendue des réseaux de parenté qui caractérisent la société locale favorisent la mobilité. En outre, les employés de l’administration locale gardent le silence, certains par peur, d’autres par complicité, d’autres encore par volonté de nuire au gouvernement honni. Surplombés par leur drapeau noir emblématique, les véhicules de Daech vont et viennent autour de Mossoul, à portée de tir depuis les casernes de la police et de l’armée. Ces passages deviennent le sujet de conversation favori des habitants. Daech est à la fois présent et absent, comme dans le film Danse avec les loups, lorsque l’animal rôde sur la colline, prêt à fondre sur sa proie, avant de disparaître finalement à l’horizon. Le commandement militaire se débande finalement sans qu’aucun assaut ne soit mené. On estime les effectifs des assaillants djihadistes à 200-250 hommes au départ, avant qu’ils ne décuplent avec la libération d’environ 3 000 hommes, condamnés ou accusés de terrorisme, des prisons de la région.
6Après que les chefs militaires et leurs soldats ont abandonné le combat à Mossoul, la voie est libre pour une progression de Daech vers le sud en direction d’Al-Shirqat et de Baïji, en vue d’opérer la connexion avec les fronts d’Al-Anbar et de Salah al-Din6. Tikrit tombe aux mains de Daech trois jours après Mossoul, le 13 juin 2014. Selon les témoignages, « les assaillants étaient relativement peu nombreux : vingt véhicules Hummer maximum, entre 100 et 120 hommes seulement7 ». Tikrit tombe malgré la présence aux portes de la ville, à dix kilomètres du centre, de la 4e division de l’armée irakienne, qui ne tente même pas de livrer bataille. « Le chef du gouvernement n’a à aucun moment donné l’ordre aux forces régulières de contrer l’attaque. Et le général Ali Al-Freidji, le commandant de la province de Salah al-Din, s’est enfui en silence vers la base Speicher qu’il pensait être un lieu sûr8 ». L’unité de protection du gouverneur de province et deux compagnies dédiées au Conseil provincial (près de 60ss0 personnes) évacuent la ville vers Erbil. La majorité des forces de la police locale prennent la fuite. « Quelques agents de police ont décidé de rester. Ceux-là ont rendu les armes et ont fait acte de repentance dès l’entrée des combattants de Daech dans la ville9. » L’exode des habitants hors de Tikrit est d’une telle ampleur que la ville devient quasiment une ville fantôme. Selon les témoignages, à Mossoul puis à Tikrit, « les membres des Sahwat et de la police locale ont tiré une leçon de l’expérience faite par leurs confrères d’Al-Anbar [où Daech a pris le contrôle de Ramadi et Falloujah] : déposer les armes et demander la possibilité de se repentir au cas où Daech s’emparerait de la ville10 ».
7Sur l’axe de l’Euphrate, dans la commune frontalière d’Al-Qaïm, la prise de contrôle par l’EIIL s’opère le 17 juin 2014 par le biais de négociations. L’armée irakienne s’étant retirée de la ville, il ne reste plus que la police locale, armée de manière rudimentaire. La commune se situe sur le territoire du clan Albou Mahal, et la plupart des membres de la police et des Sahwat appartiennent à cette tribu. Quelques escarmouches ont lieu, puis des chefs de tribu sont envoyés par la police pour intercéder auprès des djihadistes. Après une courte négociation, la majorité des membres de la police et des Sahwat abandonnent leur poste – ils quitteront la commune, conformément à l’accord négocié –, et Daech peut entrer dans la ville sans heurts. Le même scénario se rejoue à quelques nuances près dans les villes de Rawa et Anah, où la médiation est assurée par les dignitaires tribaux aux côtés des notables et responsables religieux locaux. L’accord obtenu organise ici aussi l’évacuation des forces régulières devant les combattants de Daech venus prendre possession des lieux.
8La ville de Haditha connaît un sort différent : Daech demande à la tribu Al-Jaghayfa de lui livrer 150 de ses hommes recherchés par l’organisation djihadiste. Après six jours de négociations, aucune des deux parties n’a fait de concession : Daech refuse de gracier les hommes recherchés ; Al-Jaghayfa refuse de se déshonorer en envoyant ses fils se faire tuer. Haditha résistera donc aux assauts de Daech qui ne réussira pas à s’en emparer, malgré l’importance stratégique de la ville due à la grande raffinerie de pétrole qu’elle abrite.
9En octobre 2014, la ville de Hit est attaquée par une vingtaine de véhicules Hummer conduits par un contingent de près de soixante-dix combattants. La retraite de la 7e division de l’armée irakienne, à environ dix kilomètres au sud-ouest de la ville, a laissé cette dernière sans aucune protection militaire. La population ici est un mélange de familles élargies issues des tribus Almawashit, Qawameddin et Albou Assaf. Mais c’est la tribu d’Albou Nimr qui est la plus puissante et fournit la majeure partie des effectifs de la police – bien que son territoire se situe à l’origine à l’est de Hit, sur la rive orientale de l’Euphrate. Or la tribu a un long passif avec l’État islamique d’Irak (EII). Les forces de police tiennent donc tête à l’assaut de Daech durant toute une journée, en demandant des renforts à plusieurs reprises, en vain. La police finit par capituler et la majorité de ses hommes vont se réfugier dans le village d’Azwiya. La retraite fait l’objet d’une médiation avec Daech11. Plus tard, les combattants de l’État islamique (EI) arrêteront cinquante-sept membres d’Albou Nimr en dehors d’Azwiya et les exécuteront, au prétexte qu’ils se trouvent « hors de la zone de l’accord ». Le reste des unités de la police locale demeure dans la ville, rend les armes et fait « œuvre de repentance ».
Indulgences et listes noires
10Ces différents exemples révèlent la faiblesse de l’armée irakienne, ainsi que le pragmatisme de la société locale à l’égard de Daech. Celle-ci a opposé une résistance limitée, fui sans le moindre combat, ou encore battu en retraite de manière négociée, quand elle n’est pas restée sur place dans le cadre d’un règlement pacifique (rendre les armes en contrepartie de « l’absolution » religieuse). Pour leur part, les « émirs » de l’État du califat font montre, dans la plupart des batailles jalonnant la conquête, d’une flexibilité inattendue de la part d’une organisation aussi intraitable que Daech.
11Au cours des années 2012-2013, certains membres de la police locale et des Sahwat se sont montrés indulgents envers les milices clandestines de Daech (à l’époque où ils infiltraient les villes avant de s’en emparer), la plupart du temps par peur, mais aussi parfois par complicité. On observe ici, comme souvent dans un contexte de de guerre latente, une tendance au sein de la société locale à communiquer avec les deux camps du conflit, à se tenir prêt à se ranger aux côtés du vainqueur, quitte à se renier. Ces collaborations officieuses répondent donc à un ensemble de calculs rationnels faits en prévision d’un avenir incertain : il s’agit d’une stratégie de survie adoptée par des personnes incapables d’assurer autrement leur protection. Cette posture traverse l’ensemble des catégories de la population, y compris les forces de sécurité.
12Juste avant de se lancer à la conquête militaire des villes en 2014, Daech a mandaté, au su de tous, des délégués dans les villages et petites villes afin qu’ils avertissent les dignitaires locaux et notamment les chefs tribaux. Souvent ces délégués sont issus des communautés locales. Ils préviennent les habitants de l’arrivée imminente des troupes de l’EIIL, allant parfois jusqu’à préciser l’heure prévue pour l’invasion : les « émirs » invitent ainsi les « futurs recherchés » par Daech à quitter la région au plus vite. Un témoin raconte qu’« après avoir envahi la ville, les combattants de l’EIIL ont fait semblant de rechercher les personnes dont le nom figurait sur des listes préparées en amont. Or ils savaient très bien que ces personnes avaient été averties un ou deux jours auparavant, et qu’elles étaient parties12 ». Cette indulgence planifiée est surprenante de la part d’une organisation connue pour son goût sadique du supplice. Peut-être ces négociations et avertissements procèdent-ils de la volonté, chez les responsables locaux de l’EI, d’éviter les affrontements, peu glorieux d’un point de vue militaire et délétères d’un point de vue social, notamment en ce qu’ils alimentent les logiques de vengeance.
13L’ancrage local des émirs (les responsables des villes, subordonnés aux walis eux-mêmes responsables des « wilayat », c’est-à-dire des provinces) et leur parfaite connaissance des lieux facilitent les interactions de l’organisation avec ses administrés : le lien de parenté semble fonctionner comme une sorte de « pare-chocs » dans ce contexte. Par ailleurs prévaut le principe du « retour de faveur » envers une personne ou une famille ayant protégé par le passé un combattant ou émir de l’EI contre les Américains ou le gouvernement de Bagdad. Les Sahwat ne maltraitaient pas leurs prisonniers membres d’Al-Qaïda et de l’EII. Elles se contentaient d’un engagement de la part du djihadiste, et d’une caution de la part de sa famille, à renoncer à toute activité terroriste. Cela a scellé entre les deux camps une redevabilité mutuelle. Peut-être que ce « retour de faveur » est devenu une sorte de culture intériorisée chez les moudjahidines, autant qu’un moyen d’alléger la férocité des vengeances tribales et de protéger les parents – et parfois les amis – qui appartiennent à la société locale.
14Dans le cadre des services rendus par untel aux djihadistes, voire de missions accomplies (en convoyant des armes, en livrant des renseignements stratégiques ou encore en abritant chez soi un moudjahid)13, des « certificats de collaboration » (shahâda husn al-sulûk) au djihad » sont émis après la victoire de Daech. Parmi les policiers et Sahwat, ceux qui possèdent ce fameux certificat ont la possibilité de comparaître devant un émir de la sûreté ou de l’armée de Daech, de rendre leurs armes et équipements à cette occasion, avant de signer un « certificat de repentance » (istimârat al-istitâba) qui, à l’instar de celui de virginité, ne peut être obtenu qu’une seule fois. Ceux qui ne possèdent pas le certificat de collaboration au djihad doivent en revanche faire preuve d’une extrême vigilance. Il y a tout de même des raisons d’espérer être pardonné ; dans le cas inverse, lorsque leurs réseaux familiaux et tribaux le permettent, policiers et Sahwat sont avertis du moment où ils doivent quitter les lieux.
15Malgré tout, l’intransigeance reste de mise, et des tribus entières demeurent sur la « liste noire » de Daech, pour de vieux comptes à régler ou de récents « péchés », qui vont de l’emploi au sein du gouvernement ou de la police jusqu’à la candidature électorale. « Les daechiens n’ont tiré aucune leçon du passé, pas plus qu’ils n’ont renoncé à se venger », nous dit un cheikh de Mossoul. La vengeance s’abat aussi sur l’ensemble de la magistrature, car tous ses membres ont dû participer à l’ancien système de « coexistence » (al-mu‘âyasha), qui obligeait chaque juge à exercer pendant deux mois au minimum dans un tribunal spécialisé dans les crimes terroristes. Mais, ici aussi, la décision de la condamnation à mort systématique des juges n’est venue que deux mois environ après celle ordonnant la saisie de leurs biens, ce qui a permis à nombre d’entre eux de se cacher ou de s’enfuir.
Le désarmement des alliés
16Le désarmement forcé des anciens Sahwat et membres de la police locale s’accompagne de celui des « amis » combattants. Comme on l’a vu, les anciens membres du Baath (ou supposés tels) s’illusionnent en croyant que la société locale sera associée à la direction des affaires communes. Alors qu’ils partagent avec Daech le même ennemi qu’est « l’État safavide », font partie de la même « grande famille sunnite » et ont combattu par le passé l’occupation américaine aux côtés de l’EII, ils se sont alignés sur les djihadistes. Les baathistes ont ainsi contribué à la diffusion et à la crédibilisation des promesses de l’EIIL. Il est même possible que ce soit eux qui les aient inventées de toutes pièces en croyant sincèrement qu’ils allaient se voir « restituer » l’administration politique des villes. La meilleure illustration de cette illusion est donnée par les félicitations qu’adresse l’ancien vice-président baathiste Izzat Aldawri aux « combattants héroïques de Daech » peu après la chute de Mossoul14.
17Au sein des villes contestataires, dans les mois qui précèdent leur chute, différents groupes, malgré la faiblesse de leurs ressources en armes et en hommes, ont été réactivés : l’Armée des hommes de la Naqshbandiyya, les Brigades de la révolution de 1920, les Partisans de la Sunna ou encore l’Armée islamique d’Irak15. D’après un témoignage collectif, « les baathistes et le Parti islamique étaient totalement hors-jeu. La vieille époque était révolue, et il ne restait plus désormais dans l’arène que les combattants salafistes. Mais les baathistes voulaient coûte que coûte surfer sur la vague16 ». Dans les premiers jours, les habitants de Mossoul n’ont aucune idée d’à qui l’administration de la province de Ninive va échoir. On dit qu’elle va être confiée à un commandant de l’ancienne armée irakienne, et certains noms sont même avancés, notamment celui de l’ancien colonel Azhar al-Obaydi, comme potentiel gouverneur militaire de la province. Mais le rêve des groupes armés locaux est de courte durée : rapidement, Daech fait main-basse sur les autres forces armées qui attendent leur heure à Mossoul et en périphérie17. Car la consigne de l’EI est simple et claire : une loyauté totale à l’organisation et une allégeance sans partage au calife, en combattant sous la seule bannière noire. C’est ça, déposer les armes ou s’exposer aux représailles. Dompter, en les incluant ou en les liquidant, les concurrents et rivaux parmi les autres groupes armés actifs aura été la première étape de la mise au pas de la société locale par Daech. Une partie de ces groupes rejoint les nouveaux maîtres, d’autres déposent les armes, et le reste se terre. Au final, baathistes et Sahwat sont indifféremment placés par l’EI dans une même case : celle de la « mécréance flagrante » (al-kufr al-bawwâh) :
Les groupes affiliés au Baath perdirent alors le peu de confiance que les gens leur accordaient encore, et tombèrent plus bas que terre. En 2006-2007, le Baath avait déjà perdu une grande partie de sa crédibilité en se ralliant aux takfiristes qui s’étaient emparés d’importants postes de commandement, sans pour autant démettre les autres groupes armés. Mais aujourd’hui, leur mise au ban est totale. Les baathistes n’ont pas voulu voir ce qui pourtant crevait les yeux : que la « bande du calife » les considérait comme des mécréants, quand bien même ils seraient devenus des adeptes du soufisme18.
La proclamation du califat : héritage, conjoncture et rupture
18Lorsque, le 29 juin 2014, Abu Bakr al-Baghdadi monte en turban et tunique noirs au minbar de la grande mosquée de Mossoul, il réalise sans le savoir le vœu formulé en son temps par le prédicateur islamiste Mohammed Rachid Ridha. Souhaitant voir cesser l’âpre conflit politique qui oppose alors différents prétendants, parmi les souverains arabes, à la fonction califale abolie en 1924 par Kamal Atatürk, Ridha proposait littéralement d’« annoncer le califat à Mossoul, car il s’agit d’une région médiane entre les Arabes et les Turcs, une ville disputée par l’Irak, l’Anatolie et la Syrie, qui compte à la fois des Arabes, des Turcs et des Kurdes19 ». Dans les représentations et la réflexion des islamistes contemporains, le califat symbolise l’histoire ancestrale perdue, en même temps que l’utopie de temps glorieux à venir, unissant d’un lien solide le passé et l’avenir. Ce désir de califat, c’est celui d’une restauration de l’État, qui est elle-même une condition fondamentale à la restauration de l’islam. Les concepts d’État, de réislamisation et de califat sont consubstantiels. Mais la mise en œuvre actuelle du califat n’est pas la simple héritière d’une idéologie ancienne. Elle est également le produit de l’histoire d’un salafisme irakien qui a largement pénétré les cadres militaro-technocratiques de l’ère baathiste, pour qui cette idéologie a constitué une bouée de sauvetage contre la relégation et l’oubli.
19Que cela soit explicite ou non, le califat est l’une des composantes fondamentales de l’idéologie islamiste. Sa restauration représente pour certains un enjeu primordial immédiat, là où, pour d’autres, elle doit être remise à plus tard. Le rêve du retour du califat chez les sunnites, ou celui du retour du messie chez les chiites, est un rêve récurrent, qui resurgit inopinément en dehors de tout champ doctrinaire et cultuel, pour s’imposer dans celui de la politique quotidienne et immédiate20. L’idée du messie sauveur et de son retour à la fin des temps appartient – de la même manière que l’idée du retour du califat – à une trame mythologique intimement liée aux fondements de la culture religieuse et qui, depuis le début du xxe siècle, coexiste aux côtés de la culture positiviste21. À partir de cette période, la restauration du califat devient une idée persistante qui circule sous des formulations et dans des circonstances diverses et à des fins contradictoires : tantôt pour la défendre, tantôt pour la récuser22. Les proclamations de l’État islamique d’Irak en octobre 2006 puis de l’État du califat en 2014 n’ont donc pas surgi de nulle part. Il s’agit du mariage exceptionnel entre la conjoncture irakienne du moment et l’héritage idéologique constitué tout au long du xxe siècle autour de l’idée de califat. Mais cette proclamation constitue aussi une rupture d’avec la matrice de l’EI : dans la doctrine d’Al-Qaïda, on ne trouve aucune trace directe d’un projet de califat. La seule marque d’intérêt chez Ben Laden et Al-Zawahiri pour le concept d’État réside dans leur reconnaissance du mollah Omar comme « émir » (amîr) de l’Afghanistan23. Les quelques rares rapports et documents qui existent sur la question suggèrent que l’instauration du califat est pour Ben Laden un objectif différé24. La sécession à demi-mot d’Abu Omar al-Baghdadi avec Al-Qaïda s’inscrit dans ce silence sur la question de l’État. Alors que les divisions nationales ou régionales sont une réalité bien ancrée au sein des mouvements djihadistes, elles sont d’abord bafouées par les chefs d’Al-Qaïda lorsqu’ils désignent le Jordanien Al-Zarqawi comme émir du mouvement en Irak, ce qui a pour effet d’exacerber la tendance « irakiste »25.
20Comme Abu Omar al-Baghdadi, Abu Bakr al-Baghdadi est irakien. Il détient une véritable aura de combattant, en tant qu’ancien détenu de la prison américaine de Camp Bucca26, et il a étudié dans des universités de fiqh, contrairement à son prédécesseur. Certes, il n’est ni spécialiste du fiqh ni du Hadith, puisqu’il a consacré son master et son doctorat à des questions relatives au tajwîd (l’orthoépie coranique). Mais le simple fait qu’il soit docteur d’une faculté de fiqh lui confère un prestige réel. Enfin, il appartient à la tribu des Badri de Samarra, dont l’ascendance quraychite sera considérée comme un argument de légitimité pour accéder au titre de calife. Construire « l’État du califat », institutionnellement et militairement, telle est la mission que le second Al-Baghdadi et son équipe vont accomplir en un temps record. Alors qu’ils héritent en 2010 d’une entité étatique génératrice de conflits et de controverses avec l’organisation mère Al-Qaïda et d’une organisation défaite et repliée sur la Syrie, leur accession au pouvoir est facilitée par deux effondrements : celui du champ politique en Irak et celui de l’opposition armée en Syrie. Quand Al-Baghdadi monte sur l’estrade califale, piétinant – ou du moins défiant – l’autorité de l’organisation Al-Qaïda, qui a fait retraite à une vitesse stupéfiante, l’EI se déploie à nouveau dans les abîmes de l’État défaillant.
Tableau 6 – Évolution de l’allégeance au sein des organisations islamistes sunnites transnationales en Irak
Dates | Organisation & leader | Rapport à Al-Qaïda | Composition et implantation |
2003 | Al-Tawhîd wa-l-Jihâd - Abu Musab al-Zarqawi | Leadership « arabe » | |
2004 | Al-Qaïda en Irak - Abu Musab al-Zarqawi | Allégeance à Ben Laden | Leadership « arabe » |
2006 | Conseil consultatif des moudjahidines | Conseil commun arabo-irakien de coordination | |
Alliance des embaumés | Front et leadership arabo-irakien commun | ||
Octobre 2006 | État islamique d’Irak (EII) - Abu Omar al-Baghdadi | Allégeance à Ben Laden | Irakisation & mise en place d’institutions étatiques (ministères) |
Avril 2010 | EII - Abu Bakr al-Baghdadi | Aucune allégeance | Irakisation du commandement & islamisation du mouvement (remplacement des ministères par des dîwân-s ») |
2011 | EII - Abu Bakr al-Baghdadi | Assassinat de Ben Laden ; Ayman al-Zawahiri lui succède | L’EII recule en Irak |
2012 | Front al-Nosra (Syrie) - Abu Mohammed al-Jolani | L’EII se redéploie en Syrie | |
Avril 2013 | État islamique en Irak et au Levant (union de l’EII avec le Front al-Nosra) - Dissidence d’Al-Nosra | Al-Nosra prête allégeance à Al-Zawahiri ; Médiation d’Al-Zawahiri pour tenter d’empêcher la scission | |
29 juin 2014 | Proclamation de l’État islamique (EI) | Aucune allégeance | Réimplantation en Irak |
Espoirs et déceptions à Mossoul
21À Mossoul, selon la situation de chacun, certains vivent les premiers temps du « califat » comme des jours de joie et de soulagement, d’autres comme des jours d’horreur et de fuite.
22Après la conquête, la politique de Daech se déploie autour de plusieurs axes :
Les mécréants (« les chiites et le gouvernement ») sont chassés, ou tués s’ils résistent.
Les sunnites qui ont travaillé pour le gouvernement ou ceux restés fidèles au Baath, parmi les petits et moyens gradés, se voient offrir la possibilité d’une repentance, d’un retour à Dieu (tawba).
La porte du « nouvel islam » est ouverte aux chrétiens et yézidis pour qu’ils s’y convertissent massivement.
Les barrages et checkpoints qui isolaient, à des fins sécuritaires, les villes entre elles sont supprimés.
Les villes se voient dotées d’une autorité unique, aux représentants de laquelle l’administré doit s’en remettre en toute situation. Les tribunaux chariatiques se caractérisent par la rapidité de leur verdict.
Les prisonniers sunnites détenus dans les prisons de Badoush et de Tasfirat, dans les geôles des commissariats et les centres de la lutte antiterroriste sont libérés ; les mandats d’arrêt contre les personnes recherchées sont annulés.
L’EI offre l’occasion à des individus et familles par le passé marginalisés ou privés d’influence (pour des raisons économiques ou tribales), de s’élever socialement en ralliant activement Daech, en vertu du principe énoncé par l’organisation : « Il n’y a pas de différence entre un homme libre et un esclave, ni entre un homme roux et un noir. »
23On a pu voir sur les écrans télévisés les manifestations de bienvenue que Mossoul a réservées à Daech, et qu’accompagnait la jubilation devant la défaite militaire rapide essuyée par une armée nationale « inique » (jâ’ira) pour reprendre l’expression locale :
On s’est sentis soulagés lorsque Daech a mis fin aux anciennes dominations au sein de la ville. Une certaine transparence s’est mise à prévaloir, dans les interactions avec la nouvelle administration. Les services se sont améliorés, les attentats à l’explosif ont cessé et les marchandises ont inondé nos marchés après la suppression de la frontière avec la Syrie27.
24Ainsi, une partie non négligeable – il est difficile de la quantifier – des habitants de Mossoul fait bon accueil à Daech lors de sa venue. D’autres, plus sceptiques, observent un silence neutre (une « adhésion passive » dans la terminologie de Daech). Le récit des habitants revient surtout sur la probité, la fin de la corruption et la relance économique liée à la suppression des taxes et au trafic de marchandises depuis la Syrie, qui caractérisent les premières semaines du règne de Daech. Les marchés voient aussi affluer des marchandises en abondance du fait de la mainmise sur les réserves gouvernementales ainsi que sur le bétail confisqué dans les villes et villages de Syrie et d’Irak. L’offre abondante entraîne une importante baisse des prix.
25Les espoirs pourtant ne tardent pas à se dissiper, cédant la place dans les mois qui suivent à des récriminations, au départ légères, concernant les difficultés économiques. À Mossoul, l’attente d’un gouvernement composé des dignitaires de la ville et des tribus ainsi que des anciens militaires ne se réalise pas. En août 2014, un organigramme de la direction de la wilaya de Ninive est dévoilé : n’y figure aucune personnalité locale, aucun représentant de la Naqshbandiyya, du Baath ou des autres groupes. Puis vient la « surprise » de la corruptibilité des hommes de Daech qui, contre de l’argent, aident à s’enfuir ceux qui le souhaitent ou facilitent les démarches administratives. Selon des témoignages concordants, il y a des vols répétés dans le trésor public – ce qui conduit à la mise à mort publique de plusieurs hommes de Daech, exécutés de la main de leurs « frères » combattants. Le sentiment de satisfaction n’aura donc pas duré longtemps, du moins pas à grande échelle. La communauté sunnite se révèle profondément divisée, en dépit du sentiment d’identité confessionnelle commune partagée par ses membres. « Au nom de Dieu », la délation à grande échelle des actes de mécréance et de collaboration avec le pouvoir central est ouvertement encouragée (ce qui pousse des individus, des familles et même des clans entiers à régler leurs comptes entre eux, à coups d’« épée de Dieu » (bi-sayf allah).
26Les catégories de population ayant fui devant l’arrivée de Daech sont d’abord les membres des conseils provinciaux, y compris ceux qui s’étaient montrés les mieux disposés envers Daech28 ; les hommes de la police locale – commandants, lieutenants et simples agents confondus, soit environ huit mille hommes – ; les membres de la police fédérale – dont le nombre est inconnu – ; les députés siégeant au Parlement fédéral ainsi que l’ensemble des personnes ayant présenté leur candidature à des élections – ce qui est considéré comme une « mécréance flagrante » –, en plus des principales figures des partis politiques. Quant aux minorités religieuses, elles avaient déjà plié bagage.
27Deux mois après s’être emparé de Mossoul, Daech se tourne vers le reste du territoire rattaché administrativement à la ville, en l’occurrence des banlieues, villes et villages dont la population est mixte d’un point de vue religieux, confessionnel et ethnique. Au cours de cette deuxième vague de conquête, des directives plus claires et plus violentes sont appliquées : l’exécution sommaire pour les chiites, qu’ils soient arabes, turkmènes, kurdes feylis ou shabaks, en leur qualité de « renégats » (murtaddin). Leur éventuelle « repentance » est irrecevable, et quand bien même elle est acceptée d’un point de vue religieux, elle ne les soustrait pas à la sentence terrestre prévue pour l’apostasie, à savoir la peine de mort. Aussi, une partie croissante de la population placée sous la coupe de l’EI se met à fuir les « zones occupées » pour rejoindre ceux qui avant eux ont fui la vengeance de Daech ou le spectre de la guerre. Ils seront bientôt rejoints à leur tour par tous ceux qui seront usés par les agissements ultérieurs de Daech.
28On estime le pourcentage de la population ayant fui un peu avant ou après la conquête de l’EI à 40 % pour Mossoul et 60 % pour Tikrit, Falloujah et Ramadi. Si, dans les campagnes en revanche, les habitants restent la plupart du temps où ils vivaient, des communes deviennent littéralement des villes fantômes, comme Al-Shirqat ou Baïji. La grande majorité des exilés et déplacés sont des citadins. Maintenir un certain seuil de population relève pour L’EI de l’obsession. Aussi, sortir des villes du « califat » devient rapidement un exercice complexe et soumis à procédure. Toute sortie doit être accompagnée d’un document de circulation officiel, doublé de l’engagement d’un « garant » (kafîl) – consistant souvent en un gage foncier ou financier. Mais le voyageur partant du « califat » vers Bagdad ou Erbil est contraint, en chemin, de déchirer ce document de circulation pour ne pas risquer d’être accusé de collaboration avec l’EI en dehors de son territoire. Il n’a plus qu’à espérer qu’au retour les membres de Daech postés aux checkpoints le reconnaîtront, surtout dans les petites villes. Les biens et propriétés des fugitifs sont saisis par l’EI, ou bien détruits à l’explosif.
Notes de bas de page
1 Entretien avec le cheikh Hatem al-Moshab (Albou Nimr), Erbil, juillet 2015.
2 C’est en mars 2015, après que les combattants de l’EI sont chassés de Tikrit par l’armée irakienne, que Ramadi tombe tout entière sous la coupe de Daech.
3 Entretien avec Sabhan al-Malla Jiyad, membre du Conseil provincial de Salah al-Din, Erbil, juin 2015. La plupart des détenus sont accusés de terrorisme (selon l’article 4 de la loi sur le terrorisme).
4 Entretien avec le général N. M., Erbil, juillet 2015.
5 Entretien avec le colonel K. M., Erbil, juillet 2015.
6 H. al-Hashimi, ‘Âlam dâ‘ish, op. cit., p. 264-264.
7 Entretien avec Daulat Dahash, Erbil, juin 2015.
8 Entretien avec Sabhan al-Malla Jiyad, Erbil, juin 2015.
9 Idem.
10 Entretien avec Sabhan al-Malla Jiyad, Erbil, septembre 2015.
11 Dialogue avec Yahya Al Kubaisi, Amman-Beyrouth, mars 2015.
12 Dialogue avec Yahya al-Kubaisi, Amman-Beyrouth, mars 2015.
13 Notre équipe de recherche a rencontré des dizaines de personnes sauvées par des inconnus qui les ont abritées en vertu du principe d’hospitalité et d’assistance (al-dakhâla), qui exige que l’on accueille une personne dès lors qu’elle est danger. Il s’est avéré par la suite que certains de ces hôtes étaient des « émirs » plus ou moins importants de Daech, qui ont caché des responsables de la police et des Sahwat et les ont aidés à fuir leur propre sentence !
14 Haytham Mannaa, Khilâfa dâ‘ish (« Le califat de Daech »), Bayrût, Bîsân li-l-Nashr, 2015, vol. 3, p. 2.
15 [NDÉ] Ces groupes sont tous formés dans le cadre de l’insurrection sunnite contre l’occupation américaine. L’Armée des hommes de la Naqshbandiyya (jaysh rijâl al-tarîqa al-naqshbandiyya) est issue de la mouvance baathiste ; les Partisans de la Sunna (ansâr al-sunna) sont d’obédience salafiste ; l’Armée islamique d’Irak (al-jaysh al-islâmî fî al-‘irâq) et les Brigades de la révolution de 1920 (katâ’ib thawrat al-‘ishrîn) sont des groupes islamo-nationalistes. Les trois derniers ont affronté l’EII au cours des années 2006-2008.
16 Entretien collectif, mené auprès d’environ vingt personnes originaires d’Al-Anbar et de Salah al-Din, dans la résidence du cheikh Fares al-Molla Jiyad. Des entretiens individuels lui ont succédé. Erbil, juin-juillet 2015.
17 L’inventaire des forces armées apparues entre 2003 et 2007 et de celles qui subsistent après 2010 montre que trois évolutions ont eu lieu. D’abord, le nombre de factions s’est réduit suite à la création du Conseil consultatif moudjahidines en 2006. Ensuite, une grosse partie des groupes armés qui portaient des noms profanes ont disparu. Enfin les groupes restants (sept ou huit) n’ont mené aucune opération militaire mémorable. Voir H. al-Hashimi, ‘Âlam dâ‘ish, op. cit., p. 114-119 ; Ahmad S. Hashim, Insurgency and Counter-Insurgency in Iraq, Crises in World Politics, London, Cornell University Press, 2006, p. 170-176.
18 Cet avis a été exprimé dans plusieurs témoignages livrés depuis Mossoul entre le 30 mai et le 1er juillet 2015. Ils sont corroborés par ceux de plusieurs hommes politiques aguerris d’Al-Anbar, Salah al-Din et Mossoul, dont celui de Sabhan al-Malla Jiyad.
19 Mohammed Rachid Ridha, Al-khilâfa (« Le califat »), Al-Qâhira, Dâr al-Zahrâ’, [s.d.], p. 86. Pour plus d’informations sur l’expérience de Ridha, voir Wajih Kuthrani, Mashrû‘ al-nuhûd al-‘arabî aw azmat al-intiqâl min al-ijtimâ‘ al-sultânî ilâ al-ijtimâ‘ al-watanî (« Le projet de la renaissance arabe ou la crise du passage de la société sultanienne à la société nationale »), Bayrût, Dâr al-Talî‘a, 1995, p. 67.
20 Voir Jawad Ali, Al-mahdî al-muntadhar ‘and al-shî‘a al-ithnî ‘ashariyya (« Le messie attendu chez les chiites duodécimains »), Kûlûnyâ, Dâr al-Jamal, 2005 ; Faleh Mahdi, ‘Aqîdat al-mukhlis (« La doctrine du sauveur »), Al-Qâhira, Madbouly, 1987.
21 Voir Faleh Abdul-Jabar, Fî al-ahwâl wa-l-ahwâl. Al-manâbi‘ al-ijtimâ‘iyya wa-l-thaqâfiyya li-l-‘unf (« Les sources sociales et culturelle de la violence »), vol. 2, Baghdâd, Dâr Mîsûbûtâmyâ li-l-Tibâ‘a wa-l-Nashr, 2014, p. 41-58.
22 On se doit ici de mentionner les principales figures et étapes de ce débat. Le nom le plus important en la matière – et le premier en date au xxe siècle – est certainement celui de Abdel-Rahman al-Kawakibi (mort en 1902) avec son livre Umm al-qurâ (« La mère des villes »), publié en 1900. Viennent ensuite Mohammed Rachid Ridha (mort en 1935) avec Al-khilâfa (« Le califat ») et la revue Al-Manâr (« Le Phare »), Ali Abdel Razzaq (mort en 1967) et son livre Al-islâm wa-usûl al-hukm (« L’islam et les fondements du pouvoir ») publié en 1924, Taqiuddin al-Nabhani (mort en 1979) et son ouvrage Nidhâm al-hukm fî al-islâm (« Le système de gouvernement en islam »).
23 Le titre d’« émir » ne s’élève pas au niveau de celui de « calife ». Le premier est en effet subordonné au second, sauf dans le cas où il est augmenté d’un génitif pour devenir « commandeur des croyants » (amîr al-mu’minîn) – autrement dit, calife. Sans cette précision, le titre d’émir ne revêt pas sa pleine signification religieuse.
24 Si elle n’est pas expressément à l’ordre du jour, la question du califat fait tout de même l’objet d’une réflexion. Un texte indiquerait – bien qu’il soit difficile de l’établir avec certitude – que Ben Laden songeait à proclamer le califat depuis un grand pays arabe (sans doute l’Égypte) une fois ce dernier « libéré ». Dans ce même ordre d’idée, l’émirat afghan n’était que temporaire, transitoire, une terre sûre où s’abriter, un avant-poste depuis lequel avancer. Voir Abd al-Bari Itwan, Al-Qâ‘ida. Al-tandhîm al-sirrî (« Al-Qaïda. L’organisation secrète »), Bayrût, Dâr al-Sâqî, 2007, p. 10 suiv. et p. 23-24 ; Hazem al-Amin, Al-salafî al-yatîm. Al-wajh al-falistînî li-l-jihâd al-‘âlamî wa-l-qâ‘ida (« Le salafisme orphelin. Le visage palestinien du djihad mondial et Al-Qaïda »), Bayrût, Dâr al-Sâqî, 2011 ; Abd al-Halim al-Rohaimi, Târîkh al-haraka al-islâmiyya fî al-‘irâq. Al-judhûr al- fikriyya wa-l-wâqi‘ al-târîkhî, 1900-1924 (« Histoire du mouvement islamiste en Irak. Origines de la pensée et déroulement historique, 1900-1924 »), Bayrût, al-Dâr al-Âlamiyya, 1985.
25 Plus tard, Al-Zawahiri reconnaît l’importance de la question nationale, lorsqu’il ordonne à Abu Bakr al-Baghdadi de cantonner son action à l’Irak et de laisser le champ libre à Al-Jolani en Syrie. Sur le message d’Al-Zawahiri et le conflit entre Daech et Al-Nosra, voir H. Mannaa, Khilâfa dâ‘ish, op. cit. Concernant le tropisme « irakiste » et le conflit régional entre les chefs de Daech, Al-Qaïda et Al-Nosra, voir Abd al-Bari Itwan, Al-dawla al-islâmiyya. Al-judhûr, al-tawahhush, al-mustaqbal (« L’État islamique. Les origines, la sauvagerie et l’avenir »), Bayrût, Dâr al-Sâqî, 2014, p. 50 suiv., et p. 60-62. Sur le rapport de cette tendance irakiste à l’égard l’unité universaliste supposée des combattants islamistes, voir H. Abu Hania et M. Abu Ruman, Tandhîm « al-dawla al-islâmiyya », op. cit., p. 46-47, 50-57, 70.
26 [NDÉ] Camp Bucca est un centre de détention militaire géré par les États-Unis et la Grande-Bretagne entre 2003 et 2009. Situé près de Bassora, il a reçu jusqu’à 26 000 prisonniers en même temps, parmi lesquels un grand nombre des futurs dirigeants de l’EII.
27 Témoignages.
28 De nombreux témoignages évoquent l’apparition d’une catégorie de membres au sein des Conseils provinciaux, surnommés « la bande à Al-Maliki » en raison de leur alignement sur ce dernier. « Plus ils se compromettaient dans des affaires de corruption, plus ils renforçaient leur collaboration avec Al-Maliki. Et plus ils renforçaient leur collaboration avec Al-Maliki, plus ils communiquaient avec Daech. D’une pierre deux coups, ils protégeaient leurs arrières ici-bas et dans l’au-delà ! »

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