Chapitre 4
Une marginalisation accrue (2010-2014)
p. 80-95
Texte intégral
1Au cours de son premier mandat gouvernemental (2006-2010), Nouri al-Maliki lance – sous la pression américaine constante – la campagne dite du « règne de la loi » (hukm al-qânûn), qui vise les milices, chiites comme sunnites, suscitant ainsi l’espoir illusoire d’un État de droit en gestation. Mais, après que l’État islamique d’Irak (EII) est chassé hors d’Irak en 2008 et que ses combattants s’éparpillent en Syrie ou bien se terrent en petits groupes dans les campagnes reculées du pays, le désenchantement ne tarde pas à arriver. Progressivement, les salaires des Sahwat cessent d’être versés (seuls 33 000 d’entre eux percevaient des honoraires), et des arrestations massives ont lieu au titre de la loi de « débaathisation » et de la législation antiterroriste. D’après le témoignage de politiciens sunnites, Al-Maliki licencie près de 8 000 hommes à Al-Anbar, 7 000 à Salah al-Din et 6 000 à Mossoul. Il prive ce faisant tous ces hommes de leur solde, tout en leur ôtant la possibilité d’obtenir un poste de fonctionnaire. Le gouvernement d’Al-Maliki considère les Sahwat comme des milices qui ont échappé au contrôle de l’État central, et sont donc susceptibles de menacer voire de défier la stabilité du pouvoir étatique. Les chefs du mouvement passent du statut de partenaires dans la reconstruction de l’État à celui d’acteurs indésirables et suspects.
2Parallèlement, le gouvernement de Nouri al-Maliki institue des forces équivalentes aux Sahwat dans les régions chiites sous le nom de « conseils de soutien » (majâlis al-isnâd), achetant les allégeances via la distribution d’armes et de biens divers et variés. Les chefs de tribu, tous rangs confondus, sont enregistrés auprès du ministère des Affaires tribales ainsi que du Bureau des tribus rattaché au ministère de l’Intérieur. Une « direction des tribus » est instituée dans chacune des provinces du pays. Leurs anciennes fonctions militaires et sociales sont restituées aux tribus, dans la disparité de leurs effectifs, de leurs moyens, de leurs équipements et de leurs influences, à travers tout l’Irak arabe. Les réticences de l’État central envers les Sahwat ne concernent donc pas les tribus en général, mais renvoient bien à une véritable défiance envers la population des régions sunnites – et, en leur sein, envers le monde tribal. Kilcullen cite ainsi les propos d’un chef militaire : « Le gouvernement dominé par les chiites voit d’un œil méfiant ce mouvement parti essentiellement des régions sunnites. Il voit dans ses combattants locaux au mieux des alliés temporaires, au pire les ennemis de demain1. »
L’État confisqué
3Au cours du deuxième mandat d’Al-Maliki (2010-2014), la démobilisation et la répression des Sahwat vont s’accompagner de la montée en puissance d’un autoritarisme alimenté par le principe du « règne de la majorité » (hukm al-aghlabiyya) confessionnelle promu par Nouri Al-Maliki2. Dans l’espace sunnite, après le retrait des troupes américaines hors d’Irak en 2011, le pragmatisme passe progressivement de la participation politique à une protestation violente. L’hostilité exacerbée envers le gouvernement central est fondée sur des griefs d’ordre ouvertement confessionnels ainsi que sur un profond sentiment de déception et d’humiliation.
4En 2010, la « Liste irakienne » (al-qâ’ima al-‘irâqiyya) a remporté les élections législatives, mais elle a été déchirée en mille morceaux3. En octobre 2011, le conseil provincial de Salah al-Din tente une initiative proactive en votant, à une écrasante majorité de plus des deux tiers, en faveur de la transformation de la province en région fédérée, conformément à ce que permet l’article 115 de la Constitution irakienne de décembre 2005. Mais Al-Maliki fait échouer ce projet en exerçant une pression continue sur la Cour constitutionnelle ainsi que sur plusieurs politiciens de Tikrit – certains seront accusés d’avoir reçu des pots-de-vin considérables de la part d’Al-Maliki, en échange de leur renoncement au projet d’un État fédéré.
5En juin 2012, la Liste irakienne mène une dernière bataille afin d’obtenir une motion de censure contre le chef du gouvernement, mais elle essuie un échec cuisant4. Dès lors, Nouri al-Maliki enchaîne les mesures contre les personnalités sunnites du gouvernement : Tarek al-Hashimi, le vice-président de la République, est condamné à mort par contumace ; Saleh al-Mutlaq, le vice-Premier ministre, se voit interdit d’accès à son bureau après avoir comparé lors d’une déclaration publique Al-Maliki à Saddam Hussein ; des poursuites sont lancées contre Rafii al-Issawi, le ministre des Finances. Ces attaques contre les hommes politiques sunnites clivent les forces politiques qui s’étaient unies au sein de la Liste irakienne et débouchent sur de violentes protestations dans plusieurs provinces (Al-Anbar, Ninive, Salah al-Din, Diyala ainsi que les quartiers sunnites de Bagdad). En 2013 et 2014, le Mouvement populaire (al-hirâk al-sha‘bî) multiplie les rassemblements protestataires contre le pouvoir central et mène quelques actions directes (comme des fermetures de routes), mais en vain. Le mouvement se solde par un siège militaire des régions protestataires. À Hawija, le 23 avril 2013, la répression des manifestants est sanglante : l’attaque du campement des manifestants par des unités de l’armée irakienne et de la police fédérale fait quarante-cinq morts5.
6Par son action, le gouvernement d’Al-Maliki œuvre à démanteler les mécanismes de soutien à la construction nationale mis en place entre 2007 et 2010 pour accompagner le processus de formation de l’État. Il manifeste une disposition autoritaire au monopole du pouvoir : de notion politique, la majorité se voit transformée en un concept identitaire. La logique d’un « règne de la majorité » structure l’état d’esprit des dirigeants politiques chiites. Ainsi, d’après un éminent responsable : « Nous avions pris l’habitude – nous, les chiites – de nous soumettre au règne de la minorité, bien que nous étions majoritaires. Les sunnites ne se sont pas faits à l’idée encore, mais ils finiront par l’accepter, comme nous l’avons acceptée par le passé6. » Cette logique est désormais celle du monopole de la représentation de la « majorité » au sein d’un parti ; puis de la représentation de ce parti par un cercle restreint de commandement qui ne s’adresse qu’aux réseaux de parenté, de partisans et de clients, à l’exclusion de tous les autres. Le parti Dawa7 règne au nom du confessionnalisme ; Al-Maliki règne sur l’élite dirigeante au nom du parti Dawa ; il règne enfin, avec son cercle restreint (son fils Ahmad et ses cousins), sur le pays au nom de l’élite. Il bafoue le principe du partage des ressources politiques, économiques, administratives et culturelles. Il piétine le principe consociatif en monopolisant la prise de décision sans jamais consulter aucun de ses partenaires des différents ministères qui, de fait, deviennent des coquilles vides8. Le principe du régime parlementaire, tel qu’établi par la Constitution, est lui-même aboli de fait : ainsi Al-Maliki ne daigne se présenter qu’à une unique séance de questions devant le Parlement, après moult requêtes et exhortations9. Enfin, le principe de règlement des conflits et de lutte contre-insurrectionnelle, qui nécessite d’impliquer les communautés locales dans le processus, est, comme on l’a vu, bafoué.
7La tendance autoritaire d’Al-Maliki se dirige également contre ses partenaires politiques chiites, contre les Kurdes, contre les chiites libéraux (ceux de la Liste irakienne) et plus généralement contre l’État en tant qu’institution. Il privatise les appareils de l’armée et des renseignements, phagocyte les instances indépendantes, en premier lieu la Commission pour l’intégrité – l’organisme fédéral destiné à lutter contre la corruption – et le Haut-Commissariat aux élections. Il soumet à son pouvoir personnel la Cour constitutionnelle et le Haut-conseil de la magistrature.
Une répression débridée
8Après avoir démantelé tous les organes de la lutte contre-insurrectionnelle liés aux Sahwat et exclu les représentants politiques sunnites des instances centrales, Al-Maliki met en place ce qui s’apparente à une occupation militaire d’Al-Gharbiyya, en laissant les régiments de l’armée et les contingents de la police fédérale orchestrer les opérations sécuritaires à leur guise – tant et si bien que la population sunnite se met à appeler ces unités de l’armée irakienne en faction dans les villes « l’armée d’Al-Maliki »10. Les descentes de police et les arrestations arbitraires se font chaque jour plus nombreuses dans les villes de Mossoul, Ramadi et Tikrit. Elles dénotent d’une volonté de démonstration de force et d’une défiance assumée envers la société locale. Elles ont aussi et des motivations mercantiles : les individus arrêtés sont souvent relâchés en contrepartie de « cautions », qui ne sont ni plus ni moins que des rançons. Les arrestations arbitraires et les exécutions perpétrées au titre de la lutte antiterroriste ne cessent de croître. La liste des condamnations à mort s’allonge considérablement au cours des deux dernières années du second mandat d’Al-Maliki (voir le tableau 1), et ce dans une optique purement électoraliste11. Si une partie des arrestations ont bel et bien un fondement sécuritaire, la faiblesse – pour ne pas dire l’absence – de cadre légal (mandat d’arrêt, enquête régulière, droit de l’accusé à une défense, etc.) ouvre grand la porte aux agissements arbitraires.
Tableau 1 – Évolution du nombre de peines capitales en Irak entre 2010 et 2013
Année | Nombre d’exécutions |
2010 | 18 |
2011 | 68 |
2012 | 123 |
2013 | 140 |
Source : ministère de la Justice
9De nombreux chefs des Sahwat, après avoir collaboré avec les Américains et les autorités fédérales pour chasser Al-Qaïda et l’EII hors d’Irak et être restés dans l’attente vaine d’une récompense (par leur intégration dans l’armée ou le fonctionnariat public) sont frappés par ces arrestations arbitraires. Ils sont jugés en application rétroactive de l’article 4 de la loi antiterroriste no 13 de 200512 ; ou alors en vertu des listes dressées par la Commission pour la débaathisation (rebaptisée « Commission pour la responsabilité et la justice »). Ces lois et institutions se transforment en « loup-garou pour la population et en poule aux œufs d’or pour certains chefs militaires13 ». Ainsi la revendication exigeant la libération de toutes les personnes détenues sans procès équitable figure-t-elle en première ligne de toutes les pétitions lancées par le Mouvement populaire de 2013-2014.
10Les habitants de Mossoul et de Salah al-Din rivalisent d’histoires à propos du général Mahdi al-Gharawi14, commandant de la police fédérale dans la province de Ninive, ainsi que sur d’autres chefs militaires de la région (depuis démis, suite à leur fuite devant Daech lors de la chute de Mossoul). Tous racontent les arrestations arbitraires perpétrées par les hommes d’Al-Gharawi, qui exigent une rançon contre la libération des malheureux détenus, réduits à devoir vendre leur maison, leur voiture, les bijoux de leur épouse pour racheter leur liberté. Ils imposent des taxes aux automobilistes, aux chauffeurs de taxi, de cars et de camions. Ils rackettent jusqu’aux petits vendeurs ambulants. Sous le règne d’Al-Gharawi, les libérations contre rançon s’appliquent aussi bien à des détenus innocents qu’à des terroristes djihadistes15. Les arrestations arbitraires de femmes sont les plus redoutées, ces dernières représentant, dans les milieux conservateurs et tribaux, des « gages d’honneur » pour toute la famille. Les arrêter, c’est offenser cet honneur. Les témoignages rapportent que, la plupart du temps, les femmes arbitrairement détenues sont répudiées par leurs époux après leur libération, afin de « laver » le déshonneur social infligé par l’État. D’après les chiffres établis par le Comité des droits de l’homme du Parlement irakien pour l’année 2014, on recense 1 030 femmes détenues, réparties entre les trois ministères de l’Intérieur, de la Justice et des Affaires sociales16.
11Par ailleurs, le « choc culturel » entre la société locale et les forces de l’armée et de la police fédérale est total. Les unités de la police fédérale, dont la majorité des membres proviennent des régions du sud et du centre de l’Irak, sont reconnaissables à leur accent méridional et leurs traditions singulières. Des photos des processions de Achoura sont partout affichées dans leurs locaux et leurs guérites, où ils passent en boucle des chants commémorant le martyre de Hussein. Les blindés et Hummers sont recouverts de portraits très colorés de celui-ci ou de l’imam Ali et arborent bien haut un drapeau noir flanqué du slogan « ô, Hussein » (yâ Hussayn) : autant de manières bruyantes d’affirmer leur identité chiite au milieu d’une société sunnite. Aux yeux des habitants de Mossoul, les rites pratiqués par les chiites dans les camps militaires et en dehors, ainsi que les slogans brandis sur leurs véhicules blindés, ne relèvent pas de la pratique religieuse mais de la provocation visant à heurter leurs sentiments. Cette sensation est particulièrement vive dans les milieux conservateurs, qui voient dans tout rite autre que la prière un genre de paganisme ou d’associationnisme. De leur côté, les soldats chiites voient dans les fêtes de fiançailles célébrées durant ou peu avant Achoura une provocation délibérée à leur encontre. Les tensions accumulées se soldent la plupart du temps par des descentes de police, accompagnées de coups de crosse et d’arrestations.
Une guerre civile larvée
12La classe politique sunnite poursuit, au cours de cette période, une trajectoire double : une partie d’entre elle, afin de faire pression sur le gouvernement fédéral, accompagne le Mouvement populaire et ses sit-in protestataires dans les provinces de Ninive, d’Al-Anbar et de Salah al-Din ; une autre promeut différentes réécritures du système fédéral en faveur d’une autonomie accrue des provinces ou des régions face au pouvoir central de Bagdad. Mais ces deux trajectoires vont l’une et l’autre recevoir le coup de grâce.
13Les négociations entre le pouvoir central et les protestataires s’avèrent inconsistantes. Après l’attaque du campement des manifestants à Hawija en avril 2013, les provinces protestataires s’enflamment. La tentation de la violence grandit dans les milieux officiels comme parmi les manifestants. Des troupes de l’armée sont alors déplacées des zones frontalières vers les places d’Al-Anbar où se tiennent les rassemblements. Dans la foulée, le député Ahmad al-Ilwani est arrêté à son domicile pour incitation à la violence, avant d’être accusé d’homicide pour les coups de feu tirés depuis chez lui au moment de la rafle policière17. Alors que les rassemblements contestataires sont au plus fort, la colère populaire se déchaîne, l’état d’esprit des personnalités politiques, notamment parmi les jeunes, vire au défi et à la violence, des armes commencent à faire leur apparition sur les places occupées par les manifestants. Face aux forces de l’armée irakienne, de la police fédérale et de la police locale, massivement déployées, cette situation de tension extrême dégénère en affrontements. Les frontières sont laissées sans surveillance et les combattants de l’EII – devenue État islamique en Irak et au Levant (EIIL)18 – reviennent clandestinement en Irak.
14La répression des protestataires dans les provinces sunnites et la mise aux arrêts de leurs représentants à Bagdad explique la passivité de la société locale face au redéploiement des djihadistes. Dans les témoignages, on retrouve partout la même triade meurtrière qui conjugue violence du gouvernement central, terreur des takfiristes et corruption des politiciens locaux. « Nous nous sommes retrouvés coincés entre le marteau et l’enclume », et sommes devenus « des citoyens de dixième rang », dont « la réalité est pire que celle des Somaliens », explique l’homme d’affaires Daulat Dahash19. Alors que la violence takfiriste reprend, les habitants des provinces sunnites en sont les principales victimes (voir les tableaux 2a et 2b).
Tableau 2a – Victimes de la violence takfiriste de 2010 à 2014
2010 | 2011 | 2012 | 2013 | 2014 | |
Nombre total de victimes en Irak | 3 254 | 2 781 | 3 101 | 6 973 | 4 722 |
Source : ministère des Droits de l’homme, département des victimes du terrorisme
Tableau 2b – Répartition géographique des victimes
2010 | 2011 | 2012 | 2013 | 2014 | |
Bagdad (mixte) | 31,8 % | 22,7 % | 22,6 % | 23,3 % | 29,2 % |
Ninive (majoritairement sunnite) | 21,7 % | 19,6 % | 19,7 % | 23,8 % | / |
Salah al-Din (majoritairement sunnite) | 3,7 % | 11,6 % | 19,9 % | 19,6 % | / |
Al-Anbar (exclusivement sunnite) | 4,8 % | 4,3 % | 3,5 % | 4,3 % | / |
Diyala (mixte) | 15,3 % | 14,3 % | 13,3 % | 6,1 % | 36 % |
Kirkouk (mixte) | 3,9% | 7,5% | 6,8% | 6,4% | 15,2% |
Provinces restantes | 18,8 % | 20 % | 14,5 % | 16,5 % | 19,6 % |
Source : ministère des Droits de l’homme, département des victimes du terrorisme
15Par ailleurs, l’état de violence qui se généralise provoque un nouvel effondrement économique. Alors que, après les élections provinciales de 2009, on avait assisté à un regain de croissance et d’activité des milieux d’affaires au sein des villes sunnites, avec l’ascension d’une classe de « nouveaux riches » – une hybridation entre hommes politiques et hommes d’affaires –, celle-ci s’écroule en 2013. En examinant l’évolution des entrepreneurs (grands, moyens et petits) sur les provinces de Ninive, Al-Anbar et Salah al-Din (tableau 3), on remarque que leur nombre s’effondre totalement dans les provinces sunnites à partir de 2013.
Tableau 3 – Recensement des adhérents à l’Union des hommes d’affaires irakiens dans les provinces sunnites
2005 | 2006 | 2007 | 2008 | 2009 | 2010 | 2011 | 2012 | 2013 | 2014 | 2015 | |
Ninive | 2 | 1 | 80 | 38 | 17 | 65 | 233 | 422 | 118 | 45 | _ |
Salah al-Din | 15 | 26 | 63 | 68 | 136 | 105 | 118 | 95 | 16 | 37 | 5 |
Al-Anbar | 2 | _ | 17 | 10 | 27 | 7 | 18 | 27 | 14 | 11 | 1 |
16Cet état de violence généralisé atteint la société civile elle-même, avec des protestations de plus en plus virulentes et des divisions accrues parmi les protestataires, comme parmi l’ensemble des habitants de manière générale. L’intégralité de la population – activistes et non-activistes confondus – se noie dans le bain d’une guerre civile qui ne dit pas encore son nom.
L’attente d’une délivrance
17Les interactions entre les différentes catégories sociales a, entre 2003 et 2010, donné deux résultats antagoniques : le passage du baathiste, de l’islamiste ou de l’homme tribal au salafisme djihadiste d’une part ; le passage du baathiste, de l’islamiste ou du salafiste à l’action institutionnelle pacifique d’autre part. Sur la période 2012-2014, de nouvelles interactions entre baathistes et salafistes apparaissent. Malgré les divergences sur les moyens de repousser la menace extérieure, ce binôme discordant connaît des passerelles, des épisodes d’influence mutuelle et de coopération parfois. Cette convergence vengeresse entre le Baath et les takfiristes pour ériger une identité confessionnelle sunnite djihadiste a pour effet d’anéantir le travail politique du reste des forces sunnites – par ailleurs déjà humiliées20. En s’imposant, la créature hybride qu’est le « baathiste-salafiste » favorise l’espoir de voir apparaître un nouveau sauveur venant signer la fin des malheurs, alors qu’au sein de la société sunnite une forme de pensée mythologique s’est développée. Déjà, le jour où Saddam Hussein avait été exécuté fin 2006, de petits rassemblements s’étaient formés durant la nuit, constitués d’individus jurant avoir aperçu Saddam dans la lune. Tous échangeaient encouragements et éloges. Neuf ans après l’événement, certaines des personnes que nous avons interrogées dans la région d’Al-Gharbiyya continuent de soutenir qu’elles ont bel et bien vu le visage de Saddam dans le ciel cette nuit-là.
18En 2014, le nouveau sauveur ne prend pas tout de suite l’apparence du salafiste encagoulé vêtu de noir. Il émerge d’abord sous les traits d’une promesse, d’une annonce qui se répand à Mossoul puis dans quelques villes d’Al-Anbar, évoquant une révolution populaire imminente qu’emmèneraient ensemble anciens du Baath, chefs de clans, notables locaux et anciens militaires. « Ces bruits circulaient sur toutes les lèvres aux quatre coins de Mossoul et agissaient comme une drogue, un antalgique pour la population meurtrie21. » Tous les jours, une nouvelle rumeur raconte qu’une insurrection populaire se prépare, qui sera conduite par les fils de la région ou de la ville, parmi ce qu’elle compte de notables, de chefs de tribu et de militaires issus de l’ancienne armée nationale. Un témoignage affirme que « la société locale n’attendait pas spécifiquement Daech. Si une insurrection populaire sans aucun lien avec l’islam avait eu lieu, elle aurait été massivement soutenue ».
19Bien qu’unie dans sa colère envers l’État central, dans sa lassitude envers les institutions locales et son absence de confiance envers les politiciens à Bagdad, la population sunnite n’a en effet rien oublié de son passé proche avec Al-Qaïda et l’EII. Elle n’a rien oublié du sang qui a couvert les mains des deux camps, dans cet environnement où la vengeance est une seconde religion aussi bien pour les habitants que pour les djihadistes, issus du même univers. Sans parler des craintes des responsables politiques, des élus et des agents de la police locale qui, accusés de « mécréance », risquent la mort. Pourtant, c’est un fait que Daech sait mettre à profit la colère de la population locale afin de l’enrôler en partie. Au moyen d’éléments infiltrés, l’organisation recourt à la démonstration de force pour faire basculer les indécis et augmenter ses recrues. Alternant savamment souplesse et fermeté, elle ouvre à certains dignitaires locaux la porte des négociations. Les forces de l’« État islamique », dit-on, ne constituent que l’une des brigades de l’« armée de libération » et elles ont « tiré des leçons de ses erreurs passées ». Des rumeurs circulent, qui promettent que l’organisation laissera les dignitaires et les cheikhs diriger les affaires au sein des villes qui fonctionneront à la façon d’« entités autonomes ». Il semble que cette campagne mensongère soit menée auprès des leurs par des hommes de la région devenus des « émirs » de Daech : « Des commandos de l’EIIL se présentaient aux habitants comme étant des rebelles appartenant aux tribus locales et venus se battre contre le régime confessionnaliste de Bagdad22. » La profusion de ce genre de promesses s’accompagne d’une campagne de propagande ouvertement anti-chiite, qui exalte l’identité sunnite et promet à ses porteurs l’indulgence (la « repentance » et le « retour à Dieu » dans la langue de Daech)23.
20Dans le contexte de l’année 2014, l’EIIL a su surfer sur ce que Kilcullen a nommé « la vague d’une véritable détresse populaire24 ». Une femme employée dans l’un des services de l’État fédéral à Erbil raconte que, en juin 2014, elle s’est étonnée de voir arriver au travail trois de ses collègues originaires de Mossoul les bras chargés de pâtisseries. Toutes prétendent alors avoir un heureux événement familial à célébrer. Mais elles célèbrent en fait la défaite du gouvernement à Mossoul. Or, ces trois femmes sont des employées ordinaires, des femmes instruites qui n’affichaient aucune idéologie particulière et aspiraient à une vie tranquille. Elles portent simplement une profonde rancœur à l’égard de ce qui menace le plus fondamental de leurs droits : leur droit de vivre, nié par le gouvernement de Bagdad. Dans leur tête, la chute de Mossoul ne signifie pas le triomphe de l’islam orthodoxe ni le rétablissement du premier et vertueux califat. Tout ce qu’elles souhaitent, c’est un soulagement obtenu par la vengeance contre le bourreau (al-tashaffî), par lequel cesserait l’oppression qu’elles et les leurs subissent. Ce soulagement souhaité, instantané et fulgurant, est le produit d’un imaginaire sunnite unifié par le ressentiment, mais divisé dans les choix politiques à faire et la direction à suivre. L’anecdote concernant ces trois femmes et leurs pâtisseries trahit, comme des centaines d’autres similaires, l’ampleur du désespoir qui conditionne l’attente d’une délivrance25.
Notes de bas de page
1David Kilcullen, The Accidental Guerrilla, op. cit., p. 165.
2 Voir Toby Dodge, Iraq. From War to New Authoritarianism, Adelphi Series 434-435, New York/London, Routledge, 2013.
3 [NDÉ] La « Liste irakienne » est une alliance électorale pluriethnique et pluriconfessionnelle. Les forces qui la composent sont unies dans leur volonté de faire tomber Nouri al-Maliki et de déconfessionnaliser le système politique irakien. Lors de l’élection de mars 2010, les sunnites votent en masse pour cette coalition, dirigée par le chiite Iyad Allawi. La Liste irakienne remporte 91 sièges contre 89 pour l’alliance « État de droit » d’Al-Maliki, mais ce dernier ne reconnaît pas sa défaite. Après huit mois de blocage, durant lesquels il menace de recourir à la force et instrumentalise les institutions à son profit, Al-Maliki, parvient à faire éclater l’alliance constituée par la Liste irakienne et il est reconduit à son poste. Au cours de la crise, il a considérablement accru les pouvoirs de l’exécutif sur les autres instances de l’État.
4 Cette motion de censure contre Al-Maliki est initiée par le président de la République, Jalal Talabani, qui en abandonne le projet par la suite. Plusieurs conseillers du président ont confié à notre équipe de recherche que Talabani a cédé aux fortes pressions exercées par le responsable iranien Qassem Soleimani pour qu’il renonce à la motion. Pour plus de détails sur ce point, voir Faleh Abdul-Jabar, Renad Mansour et Abir Khaddaj, « Maliki and the Rest. A Crisis within a Crisis », IIST Iraq Crisis Report, juin 2012.
5 [NDÉ] Hawija est une ville d’environ 150 000 habitants, située au sud de la province de Kirkouk. Le 23 avril 2013, après trois jours de siège, les forces de sécurité irakiennes attaquent le sit-in qui se tient sur la place centrale de la ville. L’assaut cause la mort de plusieurs dizaines de protestataires pacifiques ; plusieurs autres dizaines sont blessés par balles ou arrêtés – tandis que, officiellement, trois soldats sont tués. Dans les jours suivants, une flambée de violence gagne les provinces sunnites, incluant de nombreuses attaques armées contre les forces de sécurité.
6 Conversation privée avec un dirigeant chiite de premier rang qui souhaite garder l’anonymat. Cette idée se retrouve sous différentes formes au sein des milieux islamistes chiites.
7 [NDÉ] Parti de l’appel islamique (hizb al-da‘wa al-islâmiyya), ou parti Dawa est fondé dans les années 1950. Sous influence iranienne après la révolution de 1979, il gouverne l’Irak dans le cadre de coalitions entre 2003 et 2018, avec à sa tête Nouri al-Maliki.
8 Sur le gouvernement consociatif, voir Arend Lijphart, Democracy in Plural Societies. A Comparative Exploration, New Haven, Yale University Press, 1977.
9 Voir Majmû‘a rasd al-dîmuqrâtiyya (« Observatoire de la démocratie »), « Rapport de l’Institut d’Irak », Washington, octobre 2013, section « Parlement ».
10 Voir F. Abdul-Jabar, R. Mansour et A. Khaddaj, « Maliki and the Rest », art. cit.
11 Voir Harith Hassan al-Qarawee, « Iraq’s Sectarian Crisis. A Legacy of Exclusion », Carnegie Middle East Center, avril 2014. [En ligne] www.carnegieendowment.org/files/iraq_sectarian_crisis.pdf [archive]
12 [NDÉ] L’article 4 de la « Loi antiterrorisme » du 7 novembre 2005 édicte que « quiconque a commis, en tant qu’auteur principal ou participant, l’un des actes terroristes énoncés dans les deuxième et troisième articles de la présente loi sera condamné à mort. Quiconque incite, planifie, finance ou aide des terroristes à commettre les crimes mentionnés dans cette loi encourt la même peine que l’auteur principal ».
13 Entretiens.
14 [NDÉ] Le général Al-Gharawi est nommé à la tête de la 3e division de la police fédérale à Mossoul par Nouri al-Maliki en 2011, alors que de nombreuses accusations circulent déjà sur son compte concernant des actes de torture et la mise en place des lieux de détention secrets. À Mossoul, son implication dans les arrestations arbitraires et les maltraitances est largement documentée. Al-Gharawi est démis de ses fonctions le 17 juin 2014, après sa fuite face à Daech. Il est condamné à mort par un tribunal militaire, mais, après avoir purgé deux ans de prison, il est libéré le 1er août 2020.
15 Entretien avec Khaled Hassan al-Daraji, membre du conseil provincial de Salah al-Din et ancien gouverneur de la province, Erbil, juin-juillet 2015.
16 Il est difficile de quantifier de manière précise ces cas d’incarcération, et il est plus difficile encore d’en analyser les tenants et aboutissants. Il s’agit là d’un champ d’investigation à explorer, au nombre des sources du conflit qui sévit aujourd’hui en Irak, mais également pour son importance dans les études de genre. Voir le rapport de l’organisation Al-Râsid al-Huqûqî (« Le moniteur des droits »), « Huqûq al-insân fî al-‘irâq » (« Les droits de l’homme en Irak »), juin 2015.
17 [NDÉ] Le 28 décembre 2013, dans le contexte des manifestations qui se déroulent à Ramadi, les forces de sécurité mènent un raid nocturne au domicile du député de la Liste irakienne Ahmad al-Ilwani. Une fusillade éclate, au cours de laquelle et le frère du député et cinq de ses gardes du corps sont tués.
18 [NDÉ] Alors que le soulèvement en Syrie se militarise, des combattants de l’EII affluent. Dans le courant de l’année 2012, le Front de la victoire (jabhat al-nusra) – ou Front al-Nosra – se structure largement autour de ces combattants en provenance d’Irak, dont une partie est d’origine syrienne. Ainsi du chef d’Al-Nosra : Abu Mohammed al-Jolani, originaire de la région de Deraa, était auparavant à la tête des opérations de l’EII dans la province de Ninive. En avril 2013, Abu Bakr al-Baghdadi, émir de l’EII, annonce la fusion de son organisation de d’Al-Nosra sous le nom d’« État islamique en Syrie et au Levant » (al-dawla al-islâmiyya fî al-‘irâq wa-l-shâm). Mais Al-Jolani récuse la fusion et prête allégeance à Al-Qaïda, ce qui entraîne une division du mouvement et des affrontements.
19 Entretien, Erbil, juin 2015.
20 Dans ce sous-chapitre, nous nous appuyons essentiellement sur des entretiens et des témoignages recueillis à l’oral et à l’écrit, qui racontent l’évolution des considérations personnelles de gens qui ont d’abord souhaité se débarrasser de l’État fédéral, pour se retrouver finalement pris dans les griffes d’un État totalement inopérant. La plupart des entretiens ont été menés entre mai et septembre 2015. D’autres ont été menés plus tôt, à partir de la chute de Mossoul en juin 2014, en différents endroits.
21 Entretiens.
22 Khaled Hassan al-Daraji, ancien gouverneur de Salah al-Din.
23 Voir H. Abu Hania et M. Abu Ruman, Tandhîm « al-dawla al-islâmiyya », op. cit, p. 64-65.
24 D. Kilcullen, The Accidental Guerrilla, op. cit. p. XV.
25 Entretiens.

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