Chapitre 2
La perte de l’État (2003-2006)
p. 50-62
Texte intégral
1En 1920, l’approche britannique en vue de créer une « nation » irakienne préconisait la formation d’un État unitaire centralisé, reposant sur une économie hybride (de marché dans les villes et quasi féodale dans les campagnes). Il serait doté d’un régime parlementaire constitutionnel et chapeauté par un monarque arabe descendant de l’illustre lignée des Quraych. Cet agencement reflétait la nature d’un compromis entre les forces actives de l’époque sur le terrain – la puissance coloniale, les officiers chérifiens, les dirigeants arabes qui représentaient le nationalisme arabo-ethnique naissant porté par le roi Faysal1. L’extraction quraychite du roi répondait aux exigences d’une idéologie de l’ascendance, vivace au sein des familles des sayyid-s chiites, des ashraf-s sunnites, des tribus bédouines et surtout dans le milieu des mujtahid-s chiites de Najaf et Karbala2. L’accord sunno-chiite autour du référendum, renforcé à la faveur de fatwas émises depuis Najaf appelant à l’indépendance de « la nation irakienne » (al-umma al-‘irâqiyya) sous le gouvernement d’un prince arabe et musulman, avait marqué la naissance du nationalisme irakien3. Ces fatwas reflétaient l’adhésion des mujtahid-s au principe national, de même qu’elles traduisaient leur attachement traditionaliste à une dimension religieuse universelle, dénuée de tout communautarisme confessionnel. Au cours des décennies suivantes, le développement d’une économie marchande moderne en Irak a engendré des facteurs de cohésion sociale. L’économie rurale était certes fondée sur un régime de propriété quasi féodal, mais cela permettait la structuration d’une classe homogène de propriétaires qui transcendait les appartenances confessionnelles et ethniques et était en mesure de réguler le monde rural, où vivait l’écrasante majorité de la population. Et malgré la fragilité du monde citadin, les villes ont joué efficacement leur rôle de fabrique des idées et de moteur des insurrections contre le pouvoir mandataire, sous l’action d’un certain nombre de commerçants citadins – à la tête desquels s’est distingué Jaafar Abu al-Taman, un marchand chiite qui fonde la première formation politique moderne chiito-sunnite, le Parti national (al-hizb al-watanî)4. Elles ne furent cependant pas en mesure d’imposer leur administration aux territoires ruraux, trop vastes et puissamment armés.
2À la différence de l’Irak de 1920, l’Irak de 2003 est une société dont 70 % de la population vit désormais en milieu urbain, qui repose sur une économie de rente pétrolière et de services extrêmement centralisée et dont le tissu constitutif de la communauté nationale est en lambeaux. En son sein, la tendance islamiste et tribaliste s’est déjà propagée de façon épidémique sous l’égide de l’État baathiste décadent, à travers la « Campagne pour la foi » et la politique de revitalisation des tribus. Quand les troupes américaines et britanniques fondent sur le pays, le régime s’effondre en trois semaines, et l’économie dirigée, rentière et centralisée se désintègre. Différentes forces religieuses et claniques sont alors prêtes à occuper le devant de la scène. Comme l’écrit Fanar Haddad dans une importante étude sur le confessionnalisme en Irak :
La chute du Baath n’a pas provoqué l’étincelle des vieilles rancœurs chroniques. Elle n’a pas non plus entraîné l’importation d’un discours confessionnaliste étranger en Irak. Il s’agit plutôt de la rencontre de facteurs antérieurs et ultérieurs à l’année 2003, qui ont contribué à enflammer l’identité confessionnelle et à la doter d’une visibilité, d’une force de frappe politique jusqu’alors inégalée5.
L’insurrection sunnite
3Douglas Feith, alors sous-secrétaire américain à la Défense en charge de la politique, annonce le 11 février 2003 les étapes planifiées par Washington pour l’Irak : 1. Mettre en place un pouvoir militaire direct ; 2. Œuvrer à la transition vers une administration civile sous le commandement de la coalition, c’est-à-dire des États-Unis ; 3. Œuvrer à la transition vers une administration civile irakienne ; 4. Instaurer un gouvernement de transition. Tout cela est censé ne prendre que quatre à cinq ans. En réalité, les plans des États-Unis concernant l’Irak peuvent être résumés en une formule simple : instaurer un régime démocratique fédéral décentralisé, fondé sur une économie de marché. C’est là le paradigme théorique américain de la construction démocratique par le bas – bien qu’en vertu d’une décision technocratique par le haut – que les États-Unis ont tiré de leur expérience au Japon et en Allemagne à l’issue de la Seconde Guerre mondiale6. En 1921, les Britanniques avaient érigé l’autorité du nouvel État sur le socle d’une alliance sunno-chiite et sous la bannière du nationalisme irakien, en y adjoignant une entente marginale avec les Kurdes. En 2003, les Américains veulent instaurer le nouvel État irakien sur la base d’une alliance kurdo-chiite et sous la bannière du fédéralisme décentralisé, en tentant de stabiliser cette base bancale en la calant sur une entente marginale avec les sunnites. Ils se lancent dans une opération de démantèlement complet de ce qui reste des anciens appareils de l’État irakien. La décision de dissoudre l’armée (au lieu de la réformer par exemple) crée un véritable gouffre sécuritaire et administratif.
4Nous avons vu dans le chapitre précédent comment le sentiment d’une menace pesant sur l’État, apparu dans le sillage de la guerre de 1991, s’est traduit dans l’imaginaire sunnite par un discours sur la division interconfessionnelle. Cela a procédé de l’impression qu’avaient les sunnites irakiens de « posséder l’État » et de leur identification à cette « possession », sur laquelle ils veillaient jalousement par peur de la perdre. Or, l’invasion de 2003 vient conforter ces craintes à la faveur d’une nouvelle donne : l’effondrement de l’État et sa dépossession sous l’effet de l’occupation américaine7. Désormais, l’obsession n’est plus la peur de perdre l’État, mais de contrer cette perte avérée. D’autant que le nouvel État en passe d’être créé est dominé par l’ancienne source du danger – les forces chiites – et que les anciens maîtres de l’État sont désormais des subalternes. Dès 2003, le déclenchement de l’insurrection armée anti-américaine perturbe les plans de la coalition, de façon extrêmement compromettante. Bien que la flambée de violence inclue les régions chiites de Maysan, Kut, Bassora, Kufa et Najaf, avec notamment l’Armée du Mahdi et les milices du Parti de la vertu8, la plus grosse part de l’insurrection part des provinces sunnites et submerge Bagdad et sa périphérie (notamment le tristement célèbre « triangle de la mort » à l’ouest de Bagdad9). La virulence de l’insurrection conduit à ce que Mossoul et Falloujah tombent de fait pour quelque temps sous le contrôle des groupes armés10.
5Les protagonistes de l’insurrection sunnite sont les suivants : des baathistes, des chefs de tribus, des Frères musulmans, des salafistes irakiens et des salafistes venus de l’étranger. La montée en puissance des salafistes et des islamistes (Frères musulmans) apparaît vite comme une incontestable réalité : la domination de ces deux acteurs s’est imposée tant sur le plan de la culture politique, du système de valeurs que de l’action sociale.
6Le Frère musulman, fils du pays, analyse la situation depuis sa perspective frériste à la fois politique et morale, et son identité sunnite. À ses yeux, le vide politique laissé par la chute de l’État est à la fois une perte et un gain, dans la mesure où il offre des possibilités d’ascension jusqu’alors confisquées. Aussi peut-on le voir siéger au Conseil de gouvernement en 200311, bien qu’il considère l’occupation américaine comme une violation de l’islam et de l’Irak, dans un mélange confus de nationalisme et d’islamisme, à la jonction entre son pragmatisme et son idéologie. C’est pourquoi il appelle, sur le minbar, à « combattre les deux occupants : l’américain puis le chiite ». Il est intérieurement divisé, partagé entre la violence et la politique.
7Le salafiste est, lui, disposé à déclencher une guerre sainte totale. Il ne croit pas dans la politique, ni même dans les tactiques de l’attaque et de la retraite. Il exige que les préceptes islamiques soient observés ici et maintenant, sans dérogations spéciales ni aménagements. Dans les rangs des salafistes, il y a des Arabes et des non-Arabes. Ils ont en commun de ne pas s’inscrire dans l’histoire de l’Irak, de ne pas s’inscrire dans sa société et ses forces locales. L’important pour eux, c’est de se voir comme les porteurs de l’islam authentique. En Irak, le salafiste est devenu un insurgé permanent pris dans une « révolution permanente ».
8Le cheikh, chef de tribu, est pour sa part indécis. Il a perdu la protection de l’ancien État. Or, sans cette tutelle – ou d’autres sources compensatoires –, il reste tiraillé, incapable de faire fonctionner sa tribu en tant qu’unité agissante au sein de la société. Il manque en effet d’autorité politique, sa tribu étant traversée par différentes lignes idéologiques. Il identifie bien la source de sa faiblesse. Aussi le voit-on accepter de reconnaître l’occupation américaine lorsque cela est motivé par la nécessité (qu’elle soit d’ordre militaire, politique ou économique), mais il fait bientôt machine arrière devant les critiques que cela suscite au niveau local. Il soupèse chacune de ses alliances, manœuvrant parmi les nouvelles forces déchaînées afin de se préserver, lui et sa tribu, avec un pragmatisme d’un brio exceptionnel.
9Le baathiste, de son côté, peut aussi bien être combattant que manifestant pacifique. Ce qu’il veut, c’est récupérer la propriété de son État, peu importe que ce soit par la violence ou par la politique. En perdant l’État, il a également perdu son autorité et sa valeur, ainsi que sa dignité et ses ressources. Aussi, à moins d’appartenir à la secte au pouvoir, il se voit condamné à être suspect et mis au placard. Il essaie malgré tout d’être à la manœuvre. Sa réflexion est pragmatique, quand bien même elle est chargée de colère. Il veut prendre les armes ici et participer à des élections là. Il peut voter contre la Constitution – par exemple – dans l’espoir de voir revenir les institutions qui avaient fait de lui ce qu’il était (l’armée, les renseignements et l’administration), ou tout aussi bien refermer ce chapitre et prendre les armes. Relativement terre-à-terre, sa flexibilité a tout de même des limites, ce qui peut engendrer chez lui des revirements intempestifs. Quant au baathiste orphelin – catégorie qui est celle de la majorité de la population –, il continue de se tenir entre le parti, l’islam et la tribu. Il est tiraillé entre le nationalisme arabe islamisé, l’islam salafiste dépouillé de tout patriotisme et, enfin, la tribu, noyée dans l’idéologie de la filiation prophétique (al-nasab) et l’âcreté de la course aux chefferies et aux ressources qui en découlent.
10Dans son effort inlassable pour sortir de la minorité et de la marginalité où il se retrouve pris, l’imaginaire sunnite se retrouve à toujours davantage exploiter la fibre confessionnelle à des fins politiques, autrement dit à politiser l’identité. « L’Irak est arabe, bande de Safavides ! », titre un tract baathiste distribué à travers le pays au cours de l’été 2004. On ne peut trouver meilleure illustration de ce que nous avons nommé « le nationalisme arabe islamisé ». Interpeller les chiites d’Irak sous l’appellation de « Safavides » est une manière sans détour de les aliéner, de les rendre étrangers. Dans le même esprit, les chiites sont également taxés d’« agents de l’occupation », même si, ici, la teinte confessionnelle n’est pas prégnante. De son côté, le salafisme va formuler une idée ouvertement belliqueuse : « Être chiite est une impiété flagrante (kufr bawwâh). »
Les tribus et l’Autorité provisoire de la coalition
11L’espace d’un instant, en 2003, la tribu voit son monde basculer. Elle s’est certes libérée de l’État tutélaire, mais elle a aussi perdu les ressources matérielles et juridiques que ce dernier lui procurait. La tribu reste ainsi un temps en suspens dans le vide politique. Mais, très vite, la fragilité du Conseil de gouvernement intérimaire de l’Irak créé par Paul Bremer conjuguée à la résistance armée contre l’occupation, qui jaillit de différentes sources, favorise un retour en grâce des sphères tribales.
12Celui qui observe la situation des tribus en Irak au cours des mois de juin et de juillet 2003 sera surpris par la quantité de conférences tribales organisées au Sheraton, le plus grand hôtel de Bagdad : « Conférence nationale de tous les clans d’Irak » (incluant des clans kurdes, turkmènes, assyriens et arabes, sunnites comme chiites) ; « Conférence des émirs des tribus » (regroupant une cinquantaine de présidents de fédérations tribales – ou cheikhs al-‘umûm) ; « Conférence générale des clans d’Irak » (entre les seuls Arabes sunnites et chiites), etc. Certaines de ces assemblées adoptent un règlement intérieur pour l’adhésion ainsi qu’un programme, d’autres se contentent de déclarations politiques programmatiques : autant de pratiques totalement étrangères à l’organisation tribale traditionnelle. Aucune tribu auparavant dans l’histoire n’avait rédigé de règlement intérieur ni de conditions d’adhésion ! Ces initiatives visent à asseoir la légitimité de ces entités afin de démarcher leur reconnaissance en tant que forces sociopolitiques indépendantes auprès du nouveau centre du pouvoir incarné par Bremer et sollicité pour combler le vide laissé par la disparition de l’ancien parrain. Ces groupes présentent des listes de réclamations à Bremer, parmi lesquelles le droit d’émettre des documents d’identité et de porter les armes. Les cheikhs al-‘umûm de la tribu Al-Jubour déclarent, lors d’une conversation en juillet 2003 : « Nous sommes la plus grosse tribu d’Irak, nous sommes présents dans tout le pays et, malgré cela, nous sommes devenus comme la République de Chine : la plus grande population sans représentant aux Nations unies pendant un demi-siècle ! » Les clans et hamûla-s de différentes provinces suivent l’exemple de leurs « supérieurs » à Bagdad : ils se mettent à rassembler les membres de leur groupe de parenté et y ajoutent les amis et les voisins (quand bien même ils appartiennent à d’autres groupes de parenté, voire sont des « hadhar », c’est-à-dire des populations non tribales), afin de grossir les rangs et de glaner ainsi davantage de reconnaissance12.
13Les commandants américains et anglais de l’administration ont, eux, comme référence l’expérience des Britanniques avec les tribus et clans irakiens à l’époque de l’insurrection de 192013. Ils ont en tête les mesures prises à l’époque pour pacifier les tribus et les gagner à leur cause : donner des terres aux cheikhs (une révolution économique majeure) afin que ces derniers assurent l’ordre et la sécurité dans leurs régions ; puis les faire participer au Conseil des notables (majlis al-a‘yân). Mais une question les taraude : les tribus d’aujourd’hui détiennent-elles le même pouvoir qu’hier ? Des cheikhs nous ont raconté que l’unique souci des responsables américains et anglais qu’ils ont rencontrés alors était de connaître le nombre d’hommes, d’armes et de ressources dont ils disposaient dans leurs régions respectives, afin de pouvoir déterminer s’ils étaient en mesure de concurrencer les autres partis politiques dans la captation des cœurs et des esprits. Ils ont tenu également à leur expliquer qu’on n’était plus en 1920, que la situation avait considérablement changé et que c’était désormais aux tribus de prouver leur capacité d’agir14. C’est peut-être en raison de ce doute que les cheikhs d’Irak ne sont pas invités à participer au nouveau Conseil de gouvernement, tout en étant « poussés » dans les administrations locales. Dans son ouvrage Al-‘ashîra fî al-‘irâq. Al-dawr wa-l-wadhîfa (« Les tribus en Irak. Rôle et fonction »), Yahya al-Kubaisi explique :
Le président de la Commission d’enquête britannique a réuni un certain nombre de chefs de tribu mi-mai 2003, ce qui a débouché en juillet 2003 sur une rencontre élargie rassemblant les chefs de tribus, à laquelle les Américains ont participé. Mais devant la composition du Conseil de gouvernement intérimaire annoncée le 13 juillet 2003, il est devenu clair que l’Autorité provisoire de la coalition temporaire ne reconnaissait pas l’intérêt – ou peut-être n’en était pas convaincue – d’associer les chefs de tribu à l’administration du pays, ne serait-ce que sur le papier. Le Conseil ne comprenait en effet aucun cheikh15.
14Par ailleurs, l’Autorité provisoire établit des contrats confiant aux tribus la protection armée des oléoducs dans leurs régions. Cette sollicitation du tribalisme militaire avait jadis été entreprise par le régime de Saddam Hussein, qui avait enrôlé des milices tribales kurdes pour réprimer le mouvement nationaliste et indépendantiste kurde ; ou encore les fils des tribus résidant dans les campagnes proches des lignes de front dans sa guerre contre l’Iran entre 1980 et 1988. Un « Bureau de liaison avec les tribus » est mis en place par l’Autorité provisoire en décembre 2003. Il est « doté de 900 000 dollars afin de donner aux cheikhs les moyens de soutenir la mise en place d’un axe démocratique tribal16 ». Les acteurs tribaux essaient en effet de s’insérer dans la nouvelle donne économique : il y a ceux qui entendent tirer profit de celle-ci en obtenant les contrats juteux offerts par les Américains (les entrepreneurs) ; ceux qui comptent bien percevoir les indemnités (versées à l’ensemble des sinistrés) ; et ceux qui souhaitent rejoindre les organes locaux de gouvernement afin d’obtenir influence et ressources (une partie des anciens militaires).
15Face aux forces de l’occupation, les « tribus » oscillent entre soutien et opposition à l’insurrection. Certaines prennent part à l’action directe (c’est le cas des Zobaa, qui rejoignent massivement les Brigades de la révolution de 192017) ou participent partiellement (soutien logistique et hébergement des insurgés) ; d’autres, au contraire, s’engagent contre les insurgés, en collaborant avec les conseils locaux et les organes de la police locale (comme les Albou Nimr à Al-Anbar et les Jubour à Salah al-Din) ou en participant aux élections (une partie de la tribu Shammar-Jarba à Mossoul).
16La tribu évolue dans un univers idéologiquement composite. Les courants frériste, salafiste et baathiste disposent de soutiens anciens au sein des structures tribales, qui n’hésitent pas à les mettre en concurrence. L’étude de la répartition spatiale des communautés tribales dans les trois provinces que sont Al-Anbar, Salah al-Din et Ninive révèle que les réseaux tribaux se concentrant sur un même site donné sont peu nombreux, en dehors de quelques petits villages. L’insurrection s’étend le long des axes de communication tribaux, qui ne connaissent pas les frontières administratives des provinces – d’Al-Anbar à Salah al-Din et Diyala à l’est, puis de Diyala vers Kirkouk et Ninive au nord – en des cercles sécants qui expliquent la généralisation de la contestation et des groupes armés à l’ensemble de ces régions, à la manière des dominos.
Entrepreneurs de la violence et classes moyennes
17Au niveau économique, la nouvelle donne de 2003 se caractérise par une libéralisation du marché (au niveau des échanges commerciaux et des investissements dans le pays et à l’étranger), par la stabilité monétaire ainsi que par une vague d’investissements menés par l’Autorité provisoire en Irak. Tout cela suscite de grands espoirs de prospérité et de travail abondant. Mais ces espoirs sont de courte durée. La fin de l’État – en tant qu’appareil d’administration de la violence et d’organisation de la société – signifie la naissance d’une situation de non-État ; d’anarchie politique et militaire ; de prolifération des activités comme la contrebande dans les régions frontalières, avec l’attaque et le pillage des convois. Dans l’univers sunnite, l’équilibre des forces entre les élites et les différentes catégories sociales – modernes et traditionnelles – est bouleversé. De nouvelles catégories sociales puissantes émergent. Détentrices d’un important capital humain, logistique et financier, elles portent une idéologie extrémiste et prônent une identité sunnite qui synthétise la rage à la fois contre l’occupation américaine et le gouvernement chiite. Elles travaillent à creuser les dysfonctionnements dans la vie quotidienne et promeuvent les personnalités agissant en ce sens.
18Ces nouveaux entrepreneurs de la violence s’imposent au détriment des catégories socialement dominantes des décennies passées. Parmi celles dotées d’un capital social important, l’éclatement de l’État après l’invasion américaine sonne l’heure de l’exil. L’Irak a déjà connu d’importantes vagues de départ : durant l’embargo entre 1991 et 2003, durant les années 1980, et avant cela, dans le sillage des putschs militaires de 1958, puis de 1963. Mais la vague d’exils que connaît le pays après 2003 est de loin la plus importante. Plus de trois millions d’Irakiens quittent le pays. Qu’ils demandent l’asile dans des pays hors de la région, ou qu’ils s’installent dans des pays arabes (Jordanie, Émirats, Égypte ou Liban), ces exilés appartiennent majoritairement à la classe moyenne irakienne, une partie d’entre eux étant d’importants hommes d’affaires. Cet exode est, par définition, l’exil de ceux qui ont les moyens de fuir, qui détiennent des connaissances, des compétences et des informations qui leur permettent de se choisir de nouveaux lieux de vie : le « savoir-partir » n’est généralement pas accessible aux catégories plus pauvres et démunies de la population. Cet exode est celui de ceux qui peuvent financer leur exil, qui possèdent des biens, des capitaux, de l’épargne qui le permettent.
19Le flux des départs marque une étape supplémentaire dans la transformation des grandes villes en de « grands villages ». Le choc culturel qui se joue entre les valeurs et modes de vie de ces deux populations – les citadins d’une part et les ruraux de l’autre – n’a cessé de se creuser. Les classes moyennes urbaines qui achèvent de quitter l’Irak en 2003 sont celles qui se plaignaient d’être « envahies » par les campagnes et les tribus, opérant une discrimination sociale qui frise la xénophobie18. Elles sont structurellement étrangères en termes de valeurs, de modes de vie et de culture, aux catégories de population de l’exode rural, socialement marginalisées. Ces dernières se caractérisent, de manière générale, par un fonctionnement très hiérarchisé, structuré autour d’une forte dépendance aux réseaux de parenté ou communautaires régis par le principe de loyauté ainsi que par une culture de la violence prégnante, héritée des guerres successives qu’a connues le pays – l’appartenance aux « réseaux de la violence » ne répondant à rien d’autre qu’à la nécessité de s’assurer des moyens de subsistance et de se sortir des affres de la relégation. Par le passé, les villes « parrainaient » ces immigrés ruraux en les intégrant dans leurs syndicats et en leur offrant – à leurs enfants du moins – la possibilité d’une instruction et d’une ascension sociale. Mais la faillite de l’État, que ce soit à cause des guerres ou de l’embargo, a rendu tout cela impossible. Après la sape des organisations sociales modernes (comme les syndicats) qu’a engendrée le tropisme monopolistique, l’exil des classes moyennes achève de stopper les transformations socialement inclusives. Il vide le champ social irakien de toute « accumulation civilisationnelle ». Ceux qui restent, au sein des classes moyennes, sont pour la plupart issus de l’exode rural. Les lois et mesures adoptées au titre de la « débaathisation » les touchent de plein fouet : tout membre du Parti baath, dès lors qu’il était gradé, se voit exclu de la nouvelle administration civile. Ces vagues d’exclusion des salariés de l’État, doublées de l’arrêt temporaire de l’activité économique motrice de ce dernier, participent à l’appauvrissement brutal des classes moyennes irakiennes, et un fort sentiment de dépossession s’empare de ces dernières.
20La prolifération des partis fondés sur l’identité confessionnelle et/ou ethnique, conjuguée au système décentralisé de la nouvelle administration étatique, démultiplie les centres de pouvoir et donc les sources de patronage possibles pour les classes moyennes, possédantes comme salariées. Alors que le nouveau système décentralisé et fédéral transforme les provinces en autant de centres de la décision politique et économique, divers pans de la classe moyenne ne s’émancipent de l’assujettissement au parti unique que pour mieux retomber sous la coupe d’autres partis, reconduisant à l’identique le vieux principe consistant à échanger sa loyauté et sa soumission contre des contrats et des postes, avec et au sein de l’État. De même, une partie des politiciens deviennent les partenaires d’hommes d’affaires, au sein d’une alliance politico-mercantile. Libérées de la domination du parti unique autoritaire, les classes moyennes s’avèrent incapables de se restructurer au travers d’organisations professionnelles indépendantes du champ politique. Sous le joug de différents partis islamistes confessionnels, elles continuent – comme au temps du Baath – d’être pieds et poings liés, inaptes à jouer leur rôle de courroie d’expression des intérêts portés par le champ social. L’épidémie d’identités subsidiaires antagonistes provoque une nouvelle ligne de fracture, ethno-confessionnelle, qui vient s’ajouter aux anciennes divisions idéologiques, politiques et sectorielles.
Notes de bas de page
1 [NDÉ] En avril 1920, le Royaume-Uni reçoit un mandat de la Société des nations pour administrer les trois anciennes provinces ottomanes de Bagdad, Bassora et Mossoul. C’est sous cette domination coloniale britannique qu’un royaume d’Irak est proclamé le 23 août 1921. Faysal, fils du chérif Hussein – gardien des Lieux saints et roi du Hedjaz –, qui a été chassé de son trône de Damas par les Français, en devient le premier monarque.
2 [NDÉ] Chez les chiites, le mujtahid est un religieux qualifié pour pratiquer l’ijtihâd, c’est-à-dire l’effort de réflexion et d’interprétation des textes. Ashraf et sayyid sont des titres de noblesse renvoyant à une ascendance mohammadienne. Les Quraych sont la tribu d’origine du Prophète.
3 [NDÉ] En décembre 1918-janvier 1919, l’occupant britannique organise une consultation sur l’avenir des trois provinces de Bagdad, Bassora et Mossoul. Les élites locales s’emparent de l’occasion pour réclamer l’établissement d’un État arabe et islamique.
4 Voir Mohammed Jaafar al-Taman, Dirâsa fî al-za‘âma al-siyâsiyya al-‘irâqiyya (« Étude sur le leadership politique irakien »), Lundun, Dâr al-Warâq li-l-Dirasât wa-l-Nashr, 1996 ; Ali al-Wardi, Lamahât ijtimâ‘iyya min târîkh al-‘irâq al-hadîth (« Quelques aspects sociaux de l’histoire moderne de l’Irak »), Baghdâd, Matb‘at al-Adîb, 1978, p. 197-204 et 267-268. C’est à cette époque aussi que sont organisées les premières célébrations collectives de type politico-religieux à Bagdad : le rite sunnite de la naissance du Prophète (al-mawlid al-nabawî) est célébré dans des mosquées chiites et le rite chiite de la procession husseinite (al-mawkib al-hussaynî) est pour sa part célébré dans des mosquées sunnites.
5 Fanar Haddad, Sectarianism in Iraq. Antagonistic Visions of Unity, London, Hurst et Company, 2011, p. 143.
6 Ray Salvatore Jennings, « The Road Ahead. Lessons in Nation Building from Japan, Germany and Afghanistan for Postwar Iraq », Peaceworks 49, United States Institute of Peace, 2003, p. 15.
7 Fanar Haddad analyse la constitution de l’identité sunnite sous l’effet de ce qu’il décrit comme étant un profond sentiment de « dépossession de l’État » (loss of the ownership of state). Voir F. Haddad, Sectarianism in Iraq, op. cit.
8 Voir Nicholas Kroley, The Death of the Mehdi Army. The Rise, Fall, and Revival of Iraq’s Most Powerful Militia, New York, C. Hurst and Co., 2015 ; Mark Etgerington, Revolt on the Tigris. The Al-Sadr Uprising and the Governing of Iraq, New York, Cornell University Press, 2005. [NDÉ] L’Armée du Mahdi (jaysh al-mahdî) et le Parti de la vertu (hizb al-fadîla) sont deux mouvements chiites se réclamant de l’héritage du marja‘ Mohammed Sadiq al-Sadr, opposant intérieur à Saddam Hussein assassiné en 1999, certainement sur ordre de ce dernier. L’Armée du Mahdi est une milice formée par Moqtada al-Sadr, fils de Mohammed Sadiq. Au printemps et à l’été 2004, elle est au cœur de la confrontation armée qui oppose une « insurrection chiite » aux troupes d’occupation et aux forces de sécurité irakiennes. Le Parti de la vertu est implanté dans la région de Bassora. Il fait alliance avec l’Armée du Mahdi jusqu’en 2005.
9 [NDÉ] Le « triangle de la mort » est l’appellation donnée par les troupes d’occupation à une zone située au sud-ouest de Bagdad, bordée par l’Euphrate. Peuplée d’un million d’habitants environ, cette zone rurale – où étaient implantées de nombreuses industries à l’époque du Baath – comprend les villes de Mahmudiyah, Yussufiyah, Jurf al-Shakhar et Latifiyah. Entre 2003 et 2007, c’est un bastion de l’insurrection sunnite.
10 Voir Ahmad S. Hashim, Iraq’s Sunni Insurgency, London, Routledge, 2009.
11 [NDÉ] Après l’invasion de l’Irak, les États-Unis gouvernent le pays au travers de l’Autorité provisoire de la coalition, dirigée par Paul Bremer. Un « conseil de gouvernement irakien » (majlis al-hukm al ‘irâqî) est par ailleurs mis en place le 13 juillet 2003. Il se compose de dirigeants politiques et tribaux irakiens nommés par l’Autorité provisoire pour co-diriger le pays avec elle jusqu’au transfert de souveraineté. En juin 2004, le Gouvernement intérimaire irakien succède au Conseil de gouvernement et à l’Autorité provisoire, avant de laisser lui-même la place au Gouvernement de transition (mai 2005-mai 2006).
12 Observations de terrain faites en 2003-2004 dans les provinces de Salah al-Din et de Ninive, ainsi que dans la périphérie de Bagdad.
13 [NDÉ] À l’été 1920 éclate un soulèvement armé contre l’occupation britannique. La « grande révolution de 1920 » (thawrat al-‘ashrîn al-kubrâ) rassemble dans la lutte des segments importants des élites autochtones (dignitaires religieux chiites et sunnites, chefs tribaux, notables urbains, intellectuels). On peut y voir un acte de naissance du sentiment national irakien, face au colonialisme.
14 Entretiens avec des chefs de tribus sunnites et chiites proches de Sharif Ali, le fondateur du Mouvement monarchiste constitutionnel (al-haraka al-malakiyya al-dustûtriyya), dont le siège a été installé dans le quartier d’Al-Jadriya à Bagdad en juin 2003.
15 Voir Yahya al-Kubaisi, « Al-‘achîra fî al-‘irâq. Al-dawr wa-l-wadhîfa » (« La tribu en Irak, rôle et fonction »). [En ligne] https://www.youtube.com/watch?v=jH8iRcr9bWs
16 Ibid.
17 [NDÉ] Les Brigades de la révolution de 1920 (katâ’ib thawrat al-‘ishrîn) sont un groupe insurgé sunnite lié à Harith al-Dhari, qui est à la fois porte-parole du Conseil des oulémas musulmans et cheikh de la tribu Zobaa.
18 Il existe des associations d’habitants à Bassora et à Mossoul constituées pour protéger la culture urbaine contre « l’invasion » rurale. Il est par ailleurs interdit aux immigrés des provinces d’accéder à la propriété dans Bagdad, créant ainsi une sorte de « racisme » à l’encontre de paysans « immigrés » au sein de leur propre pays.

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