Al-Mukhtar wuld Hamidun (vers 1897-1993)
Le bouillon généalogique
p. 142-161
Texte intégral
Al-Mukhtar wuld Hamidun (vers 1897-1993)

Christian Wouters (CC BY-NC-ND 4.0)
1Le sous-titre quelque peu surprenant donné à ce chapitre fait référence à une expression que le chercheur dont il sera ici question – al-Mukhtar wuld Hamidun – aimait ironiquement à utiliser pour signifier la lente évaporation d’une œuvre, trop longtemps mijotée, et dont il n’aura, de son vivant, vu qu’une toute petite fraction éditée. « Elle s’est, disait-il en hassâniyya (parler arabe de Mauritanie), consumée sur le feu (verghit ‘le n-nâr) », victime d’une « évaporation » qu’il n’avait cure d’interrompre, laissant volontiers à d’autres le soin de bénéficier de la primeur des données qu’il avait patiemment collectées et qu’il était généreusement toujours prêt à céder aux solliciteurs de tout bord.
2Il est ici question d’un érudit d’une exceptionnelle fécondité dont la carrière intellectuelle, largement entamée à partir des années 1940, doit cependant une part de son orientation – notamment ses préoccupations ethnographiques – à la fréquentation des sphères coloniales de la recherche, en particulier à travers l’Institut français d’Afrique noire (IFAN), fondé en 19391, et dirigé pendant près de trente ans par le naturaliste français de renom, Théodore Monod. Même si ses productions sont restées de facture essentiellement « traditionnelle », comme il reconnaît lui-même en introduction à son grand-œuvre – Hayât Mûrîtânyâ, une histoire encyclopédique des tribus maures, avec pour fil conducteur la généalogie2 –, al-Mukhtar wuld Hamidun n’a pas échappé aux thèmes et préoccupations de son époque, à commencer par le souci affiché de contribuer à la préservation d’une mémoire collective de sa communauté, menacée précisément par les changements engendrés par la colonisation. Son parcours et son œuvre illustrent parfaitement les « accommodements », et surtout la résistance obstinée de la « tradition », que l’on se plait souvent de nos jours à présenter comme « inventée », face à des facteurs de changement dont il avait pu observer l’étendue et les effets. Dans le propos qui suit, je donne d’abord quelques indications sur al-Mukhtar wuld Hamidun et son milieu, avant d’aborder, à travers son œuvre, quelques aspects de son érudition.
Mahand Baba : un modèle à suivre
3Nombre d’anthropologues aiment à présenter les sociétés « traditionnelles » comme des sociétés « à définition rétrospective », des sociétés où la perfection est toujours déjà advenue, et où l’urgence la plus impérieuse est celle de l’imitation des générations passées. Dans le monde des lettrés sahariens, intellectuellement assoupi depuis le xvie siècle, l’injonction à se mouler dans les corpus et les méthodes hérités des aïeux est restée, depuis ces lointaines époques, au cœur de toutes les stratégies de distinction et de légitimation savante. Il importe donc de s’étendre quelque peu sur la généalogie intellectuelle, particulièrement prestigieuse, de notre personnage.
4Al-Mukhtar wuld Hamidun est l’arrière-petit-fils de l’un des lettrés les plus connus du Sud-ouest saharien au xixe siècle, Mahand Baba wuld A‘bayd (m. 1860). Le milieu tribal auquel il appartient, la tribu des Awlad Dayman, localisée dans l’actuelle région du Trarza (Sud-ouest mauritanien), est connu parmi les hassanophones de l’Ouest saharien pour sa contribution au maintien et au développement de la culture arabe savante, pour sa finesse d’esprit, son humour et son flegme, non dénué d’une certaine duplicité, un tantinet masochiste. L’illustration en est donnée par l’épisode suivant, souvent cité :
5Un homme des Awlad Dayman arrive en vue de personnes d’une autre tribu qui l’interrogent sur son identité.
« Je suis, leur dit-il, un Daymani. »
« Quelle vile tribu ! », répondent ses interlocuteurs.
« Et vous donc, leur demande-t-il, de quelle tribu êtes-vous ? »
« De la tribu X… », dirent-ils.
« Quelle noble et prestigieuse communauté ! », commenta notre Daymani, avant de poursuivre son chemin.
Pris de remords, l’un des agresseurs du voyageur partit à sa poursuite, le rejoignit et lui dit :
« Vous savez, nous ne pensions point ce que nous vous avons dit ».
Et le Daymani de répondre : « moi non plus. »
6Le groupe des Tashumsha3 auquel appartiennent les Awlad Dayman a joué un rôle de premier plan dans un conflit du xviie siècle, connu sous le nom de « Sharr Babba » ou « Shurbubba », dont le leader initial, Nasir Eddin (m. 1674), aspirait à instaurer une autorité islamique légitime, un imamat, sur les deux rives du Sénégal. Ce conflit, dont le souvenir est resté assez vif parmi les Awlad Dayman, a eu, par ailleurs, une forte influence régionale. Il est permis de penser que le modèle « imamien », celui d’un pouvoir à base religieuse islamique qu’il tendait à promouvoir, a eu des prolongements jusque dans le Fouta Djallon du xviiie siècle, en passant par le Bundu (confins sénégalo-maliens), le Fouta Toro sénégalo-mauritanien, également au xviiie siècle, le Macina malien et l’imamat de Sokoto au début du xixe siècle4.
7Pour revenir à l’histoire familiale d’al-Mukhtar wuld Hamidun, quelques mots sur son aïeul, cette forte personnalité, Mahand Baba, figure tutélaire de l’unité généalogique à laquelle il appartenait et dont il est longuement question dans le volume XVI de sa Hayât Mûrîtânyâ5, l’encyclopédie mauritanienne d’al-Mukhtar. Une des biographies les plus longues de la Hayât, qui n’en manque pas, lui est consacrée… Élève et étudiant précoce, Mahand Baba, qui a parcouru très rapidement, et pour ainsi dire tout seul (il était orphelin de père), en l’apprenant évidemment par cœur, tout le corpus des manuels enseignés au Sahara, était à la fois un enseignant réputé, un juge (qâdî) s’efforçant à l’occasion d’appliquer les peines prescrites dans le Coran et la Sunna (hudûd) dans un espace dénué d’une véritable autorité politico-juridique, un mufti et un entrepreneur en développement rural. C’était surtout un modèle achevé d’érudition scolastique telle que les milieux zwâya6, aimaient à se la représenter. Pour le « grand public », si l’on peut dire, il est principalement connu pour son fameux commentaire du Mukhtasar de Khalil ibn Ishaq (m. 1374)7 – Muyassar al-jalîl fî sharh Mukhtasar al-Shaykh Khalîl – qu’au dire de son cousin, disciple et biographe, Maylud wuld al-Mukhtar Khay8, il aurait passé près de quarante ans à peaufiner !9
8L’œuvre de Mahand Baba s’étend à bien d’autres domaines. Elle comporte un volumineux recueil de consultations juridiques (ajwiba) sur toutes sortes de sujets ; de nombreuses pièces rimées (anzâm) dans le champ du droit islamique ou pour donner les dates de décès de figures importantes du malikisme ; des épîtres plus longues sur divers thèmes – en particulier la question de la gomme arabique10.
9Mahand Baba a aussi composé des œuvres en vers dans le domaine de la logique – dans les marges des manuels les plus étudiés dans ce champ : ceux d’Akhdari, d’Ibn al-Tayyib, de Sanusi, etc. ; dans le domaine des fondements du dogme islamique (‘aqâ’id) – comme sa reprise sous forme de commentaire de la référence saharienne dans ce domaine, al-Sughrâ du maître de l’ash‘arisme maghrébin, Sanusi ; de la rhétorique – un commentaire de l’épître versifiée en la matière, ‘Uqûd al-jumân, du polygraphe égyptien du xve siècle, Suyuti.
10Il a aussi, bien entendu, légué des travaux en grammaire et syntaxe : un commentaire de la Alfiyya, l’abrégé bien connu du grammairien andalou du xiiie siècle, Ibn Malik al-Ta’i al-Jayyani ; un commentaire d’un autre abrégé de la grammaire arabe, Mughnî al-labîb d’Ibn Hisham ; un essai personnel sur la morphologie verbale, Siqâyat al-zam‘ân fî abniyat al-af‘âl ; et d’autres travaux encore.
11D’après al-Mukhtar, son aïeul aimait à dire : « La logique est mon domaine et je ne le partage avec personne » (al-mantiq lî, lâ ushâriku fî-hi)11.
12On lui attribue le redressement de nombreuses erreurs dans le domaine de la lexicographie arabe et son histoire : l’interprétation d’un vers de la célèbre bâ’iyya d’Imru’ al-Qays ; la correction apportée à la rime d’un vers de Zuhayr ibn Abi Salma, etc.12 Al-Mukhtar wuld Hamidun rapporte l’estime que manifesta le fameux grammairien al-Mukhtar wuld Buna (m. 1805)13 pour le jeune Mahand Baba, en raison de la bonne lecture qu’il donna d’un vers de Dhu al-Rumma (m. 735) servant d’exemple pour une règle de grammaire. On le voit relever le défi d’une énigme lexicographique (lughz) adressée par le même Wuld Buna, à sa tribu, les Awlad Dayman, etc.
13Il triomphe d’adversaires de taille dans des querelles juridico-théologiques qui occupèrent quelques lettrés de renom : autour de la question du bénéfice du waqf en cas d’extinction des bénéficiaires avec Hurma wuld Abdel Jalil et Dyayja al-Kumlayi ; sur l’incidence du serment de type ‘liyya b-l-ihrâm (en hassâniyya) et sur la nature du divorce qu’elle entraîne – « rattrapable » (raj‘î) ou « définitif » (al-batât) ; sur la compensation en partage – ou non – pour un décès dans les rangs d’un combat en présence du témoignage de deux témoins impeccables extérieurs aux parties en conflit ; sur la question du divorce par désertion du foyer conjugal de la femme (al-nushûz) ; sur les avis qui l’opposent à Muhammad Mahmud ibn Habib Allah (Hayballa) b. al-Qadi al-Idyaydbi (m. 1860) concernant divers points de fiqh : les coquillages peuvent-ils servir pour les ablutions sèches ? La terre qui colle au front est-elle de nature à annuler la prière rituelle ? Le vinaigre de vin résultant d’une technique de transformation a-t-il le même statut que le vinaigre obtenu naturellement ? En termes de prix du sang, quel type de responsabilité entraîne un puits qui s’éboule sur un foreur ? etc. Tous ces sujets, qui pourraient paraître un peu oiseux à un observateur éloigné du monde saharien du xixe siècle marqué par l’absence de toute autorité centralisée politique ou religieuse, ont trait à des problèmes précis qui préoccupaient effectivement les jurisconsultes maures de l’époque et ceux qui sollicitaient leurs interventions, qu’il s’agisse des problèmes de succession patrimoniale, de questions d’état civil, d’accomplissement d’actes rituels ou de responsabilité pénale.
14En plus de ses milliers de vers, Mahand Baba a aussi composé un recueil de poésie substantiel touchant toutes les thématiques et toutes les formes de la poésie arabe classique : louanges du Prophète, louanges, éloges funèbres, poésie galante, élégie … Il s’est aussi essayé au genre des maqâmât14… après avoir fini de calligraphier celles de Hariri (m. 1122), tout comme il imita par une ode la poésie de Dhu al-Rumma après avoir fini de calligraphier son recueil…
15Même en déplacement, il écrivait sur sa planchette en bois et retranscrivait, une fois à l’arrêt, le contenu de cette planchette sur des feuilles. Ses journées étaient partagées15 entre le forage des puits, l’agriculture, l’élevage, la rédaction de ses œuvres, l’enseignement, l’activité de copiste, les jugements à rendre, etc.
16Al-Mukhtar, dans sa biographie de son aïeul, donne des exemples de son érudition. Ainsi, à propos de la valeur juridique du témoignage individuel appliqué au cas du mariage d’un homme sous tutelle (mahjûr) qui divorce d’avec son épouse après lui avoir fait un enfant, Mahand Baba, consulté, dit que l’enfant doit être reconnu légalement comme fils de son géniteur sous curatelle. Les opposants à ce jugement (côté père du mahjûr) cherchent et finissent par trouver, dans al-Mudawwana16 un passage du chapitre consacré à l’anathème entre époux (al-li‘ân), dans lequel Malik admettait la valeur juridique de l’attestation d’un témoin unique (‘adl). Mais Mahand Baba, après avoir repris l’ouvrage, dit à ses adversaires : « Certes, mais Malik a évoqué cette question dans quatre endroits différents de la Mudawwana, et celui que vous rapportez se trouve précisément être celui auquel il a finalement renoncé (al-marjûh)17. »
17Mahand Baba se défend (ou son descendant le défend…) d’avoir jamais commis une faute de langue ou de grammaire, la hantise des lettrés sahariens. Lors d’un passage chez les Ahl Barikalla18 – qui auraient cherché coûte que coûte à lui trouver quelque chose à reprocher –, on lui fit entendre que, dans le vers suivant, il avait commis une erreur :
Puis j’invoque le salut comme je prie sur l’ultime prophète combattant19
« Vous avez, lui dit-on, mentionné “le salut” avant “la prière”, et c’est une faute. »
« Dieu, a-t-il répondu, n’a-t-il pas dit : “Nous t’avons envoyé révélation, comme nous avons envoyé révélation à Noé20”, et le Prophète était-il antérieur à Noé21 ? »
C’est de ce modèle qu’al-Mukhtar wuld Hamidun est l’héritier. Et nous allons voir qu’il s’inscrit bien dans ce sillage.
Al-Mukhtar
18Fils de Hamidun (m. 1944), fils de Muhummadhun (m. 1901), fils de Mahand Baba (m. 1860), al-Mukhtar est né vers 1897. Il se révèle très tôt aussi brillant sujet scolaire que son illustre aïeul, dont la tradition de formation s’était poursuivie parmi tous ses descendants, et en particulier parmi les ascendants directs d’al-Mukhtar, son père et son grand-père.
19Ses biographes disent qu’il avait déjà mémorisé l’intégralité du texte coranique à l’âge de sept ans ; fait notable, même s’il s’agit là d’un topos que l’on retrouve assez fréquemment dans les hagiographies. À dix ans, il s’initia à la métrique auprès d’un maître sénégalais – Muhammad al-Amin Sisay – qui avait été élève de son père. Puis il entama l’étude de la Alfiyya d’Ibn Malik (m. 1274), la grande référence en matière de grammaire parmi les Sahariens, auprès de son oncle paternel Barikalla wuld Muhummadhun wuld Mahand Baba. Il suivit des cours dans diverses matières au sein de la mahdara22 de son père jusqu’en 1912. Il est alors inscrit, contre son gré, semble-t-il, à l’école coloniale française, où il ne restera qu’un an.
20Il poursuivit les études traditionnelles avec les mu‘allaqât et d’autres recueils de poésie auprès de son oncle maternel, Hamidun wuld Baydah. Il entama par la suite l’étude d’un ouvrage de méthodologie juridique également fort populaire parmi les enseignants sahariens, Tuhfat al-hukkâm fî nukat al-‘uqûd wa-l-ahkâm du jurisconsulte grenadin Abu Bakr ibn ‘Asim (m. 1426), que lui enseigna un cousin de son père, Baba wuld Mahmudan wuld Mahand Baba. Il en acheva l’étude auprès de son père, sous la direction duquel il étudia al-Sullam al-murawnaq, ouvrage de logique rédigé en 1534 par l’auteur algérien Akhdari, et qui est une brève mise en vers d’une adaptation de l’Isagogue de Porphyre par Abhari (m. 1264), l’Isagoge étant lui-même un commentaire introductif aux Catégories d’Aristote. Toujours sous la direction de son père, al-Mukhtar étudia un autre manuel de logique, al-Jawâhir d’Ibn al-Tayyib, manuel connu chez les Sahariens sous le nom de Tayyibiyya. Son père lui prodigua aussi des cours de mathématiques, d’astronomie, de phonétique (makhârij al-hurûf) et de fondements du droit (usûl al-fiqh)…
21Les contraintes matérielles obligèrent par la suite al-Mukhtar à mener une vie nomade, expérience qu’il racontera dans al-Maqâma al-tijâriyya. Son père lui confia, néanmoins, à l’occasion, l’enseignement dans son établissement. Après l’âge de trente ans, il assista aux leçons de fiqh et de théologie dans la madrasa des Ahl Muhammad wuld Muhammad Salim23 ainsi qu’aux cours de grammaire dans celle de Yahzih wuld Abdel Wadud (m. 1939)24. Deux établissements de référence parmi les étudiants ouest sahariens de l’époque.
22Peu avant la Seconde Guerre mondiale, il s’exerça au commerce à Kaolack (Sénégal), agglomération où il fit connaissance de quelques commerçants syro-libanais auxquels il confia des poèmes qui furent publiés dans des revues moyen-orientales. L’un d’entre eux, Zaki Baydun, lui suggéra d’écrire pour faire connaître son pays et ses habitants. Muhammad Yusuf Muqlid, autre rencontre de Kaolack relevant de la même communauté syro-libanaise, qui fut le premier à prendre connaissance des brouillons de ce travail en 1942, surnommait al-Mukhtar « le second Ibn Khaldoun25 ». Muqlid obtiendra d’al-Mukhtar des éléments de littérature mauritanienne qu’il publia par la suite dans les revues libanaises Sciences (al-‘Ulûm) et les Belles lettres (al-Âdâb). Il lui consacra un chapitre dans son livre Mûrîtânyâ al-hadîtha. Al-‘Arab al-bîd fî Ifrîqiyya al-sawdâ’26, et un autre dans Shu‘arâ’ Mûrîtânyâ al-qudamâ’ wa-l-muhdathûn27.
23À la fin de 1944, al-Mukhtar est recruté par l’administration coloniale en tant qu’enseignant de langue arabe à l’école publique d’Atar, comme il l’indique dans al-Rihla al-atâriyya. Il sera muté à l’IFAN de Saint-Louis en 1949 et y collaborera jusqu’en 1956 à des travaux ethnographiques, historiques et linguistiques, dont certains seront publiés en français28, parfois cosignés avec un partenaire français29 ou repris à son seul nom par ce dernier30.
24En 1956, al-Mukhtar wuld Hamidun est nommé professeur d’histoire à l’Institut supérieur d’études islamiques de Boutilimit. Le chef du gouvernement de la Mauritanie, en passe d’acquérir son indépendance (1960), al-Mukhtar wuld Daddah, le nomme, en 1959, à ses côtés, conseiller pour la culture, fonction qu’il occupera jusqu’à sa retraite en 1967. Mais il poursuivra ses recherches à la direction de la Culture (du ministère du même nom), puis, à partir de sa création (1975), à l’Institut mauritanien de recherche scientifique (IMRS), jusqu’à son départ en 1982 aux lieux saints de l’islam où il s’est éteint le 22 juin 1993. Malheureusement, il n’a entamé que fort tardivement la mise en forme de certaines parties de son ouvrage majeur31 dont de larges secteurs demeureront à l’état de chantier.
Une œuvre encyclopédique
25Al-Mukhtar a cependant entamé très tôt sa carrière d’exégète des classiques de la culture savante saharienne et celle de poète, les deux étant du reste intimement liées, puisqu’il composa en vers des commentaires de pièces déjà rimées comme, par exemple, les deux manuels de logique étudiés auprès de son père, celui d’Akhdari et celui d’Ibn al-Tayyib.
26Ses œuvres de jeunesse comptent également :
deux longs poèmes de mètre rajaz, qui se recoupent, consacrés au thème du qabd (fait de croiser les mains sur l’abdomen durant les stations debout de la prière rituelle), affirmant qu’il est conforme à la Sunna s’il n’est pas délibérément et exclusivement institué, autrement dit, s’il est pratiqué comme une attitude parmi d’autres attitudes possibles ;
un nazm, une pièce rimée32, sur le nombre des particules de négation kallâ et ballâ dans le Coran, et leur place dans le système des pauses de la lecture coranique ;
un ouvrage où il a rassemblé les odes des poètes arabes auxquels son aïeul, Mahand Baba, a emprunté des exemples dans son commentaire de la Alfiyya ;
un écrit traitant de rhétorique où il s’appuie sur les productions poétiques de ses compatriotes sahariens.
27Au nombre de ses productions de maturité, on relève :
un ouvrage sur le zénaga, datant selon toute vraisemblance de son époque à l’IFAN, ouvrage que s’est approprié Francis Nicolas, qui l’a publié sous son propre nom33 ;
un Catalogue provisoire des manuscrits mauritaniens en langue arabe préservés en Mauritanie, réalisé en collaboration avec l’orientaliste suédois, Adam Heymowski, Nouakchott et Stockholm, 1965-1966, demeuré à l’état de document ronéoté34 ;
une urjûza (143 vers) traitant, dans la lignée d’Ash‘ari, de théologie, à savoir de la manière dont cette discipline interprète les versets coraniques problématiques ayant trait aux attributs divins. Il y aborde le thème du recours à l’intercession des saints – qu’il juge licite et efficace – et celui de l’abandon des points de vue adoptés par les quatre imams du sunnisme sur la base d’un hadith, considéré comme instance de légitimation supérieure aux divergences doctrinales advenues après le temps du Prophète.
28Al-Mukhtar ne s’est pas privé d’opérer quelques incursions significatives dans le champ de la théologie musulmane dont témoignent les œuvres qui suivent : une urjûza – c’est-à-dire un poème composé en jaraz – soutenant le point de vue de l’ancien imam de la grande mosquée de Nouakchott, Buddah wuld al-Busayri (m. 2009), où celui-ci établit que certaines pratiques rituelles liées à la prière sont conformes à l’enseignement de Malik Ibn Anas : le fait de prononcer la basmala à voix haute durant la prière, ainsi que le mot « amen » (âmîn) ; le fait de marquer un arrêt entre la fâtiha et la sourate ; le fait de redoubler le taslîm ; de pratiquer le qabd et le raf‘35.
29Al-Mukhtar a eu aussi une abondante production poétique, qui n’a jamais été publiée sous la forme d’un recueil unique. Malgré sa facture toute traditionnelle, cette poésie n’a pas dédaigné, à l’occasion, l’évocation du train, de l’avion et des foules bigarrées des rues de Dakar.
30Tout comme son aïeul, Mahand Baba, al-Mukhtar s’est essayé aux maqâmât, un genre passablement formel, d’une déroutante préciosité, illustré naguère par l’œuvre de Hariri, imitant celle de Hamadhani (m. 1007). Certaines de ces maqâmât (al-Risâla al-kawlakhiyya, Risâlat Awlâd Ahmad min Damân, Risâlat Awlâd Bissba‘) se caractérisent par le fait qu’elles excluent toute lettre dotée d’un signe diacritique (harf mu‘jam). Un formalisme qui peut sembler passéiste et vain, mais qui témoigne de la finesse d’esprit, de l’érudition et de l’habileté de son auteur à jouer sur et avec les mots. La démarche peut aussi, si l’on veut, le rapprocher de la modernité de l’oulipisme, avec la disparition de la voyelle « e » dans un roman de Georges Perec.
31Mais le grand-œuvre d’al-Mukhtar, celui auquel il aura travaillé durant près de cinquante ans, c’est sans conteste son encyclopédie mauritanienne, à laquelle il a donné le nom de Hayât Mûrîtânyâ, que je suis tenté de traduire par « Biographie de la Mauritanie », un pays passablement chimérique, une fabrication coloniale36, dont il a assisté à la naissance – il avait probablement entre quatre et six ans, en 1902, à l’arrivée des premières avant-gardes coloniales, et plus de vingt ans quand, en 1920, la Mauritanie a été formellement constituée en colonie française – et qu’il a accompagné jusqu’à ce que l’on pourrait, peut-être abusivement, appeler son passage à l’âge adulte, l’indépendance (1960).
32Ce monument d’érudition se voulait être un recueil total des données ethnographiques, culturelles et historiques relatives à l’espace mauritanien, non, probablement, sans quelque arrière-pensée nationaliste. Une sorte d’histoire ethnographique totale de cet espace, articulée autour d’un fil conducteur central, la généalogie. Il était sans doute inspiré, dans cette entreprise, par quelques grands classiques de la littérature arabe comme le Kitâb al-aghânî d’Abu al-Faraj al-Isfahani (m. 967), al-Bidâya wa-l-nihâya d’Ibn al-Athir (m. 1233), le Kitâb al-‘Ibar d’Ibn Khaldoun (m. 1406), al-Mi‘yâr de Wansharisi (m. 1509) ou, plus près de lui, au Maroc voisin, par al-Istiqsâ d’Ahmad al-Nasiri al-Salawi (m. 1897) ou encore al-Ma‘sûl de Muhammad al-Mukhtar al-Susi (m. 1963).
33Voici comment, dans son introduction générale37, al-Mukhtar présente son œuvre : « J’ai tenté, écrit-il, de rassembler comme j’ai pu, dans cet ouvrage, en fonction de ma mémoire et de mes notes, ce qui m’est parvenu de l’histoire de cette contrée. »
34Il y manifeste une nouvelle conscience du temps, qui n’est plus « immobile sous le regard », comme le suggérait Foucault à propos de la « pente faible » de l’histoire des peuples que l’on disait naguère « primitifs ». Il y témoigne d’un grand souci d’exactitude et de précision, d’une volonté affirmée de préserver les mémoire et culture ébranlées de sa société.
Ma méthode – en général –, poursuit-il, a consisté à rapporter aussi fidèlement que possible l’évènement, et l’évocation de ses différentes versions s’il y en a plusieurs, pour éviter qu’elles ne se perdent ou soient oubliées. Les choses évoluent. Le faible intérêt du public pour son passé, et son insouciance à l’égard du patrimoine qui lui est associé sont des données manifestes et regrettables38.
35L’histoire politique nécessitant la connaissance de la géographie, pour situer spatialement les évènements, l’œuvre comportera donc une « géographie ». L’ouvrage parlera aussi des traditions et coutumes, des productions intellectuelles, des structures politiques et économiques traditionnelles. « J’ai mis, ajoute al-Mukhtar, un accent particulier sur les personnalités importantes – émirs, chefs religieux et personnes de haute stature intellectuelle ou morale en général (al-nubahâ’) parmi les tribus – et n’ai épargné aucun effort pour restituer leur héritage et recenser leurs œuvres39. »
36En toute modestie, al-Mukhtar n’exclut pas qu’il ait pu commettre quelque injustice dans la sélection qu’il a opérée, surtout faute d’informations concernant les éventuels oubliés :
La hiérarchisation que j’ai pu opérer peut aussi susciter des interrogations, estime-t-il. Et s’il m’est arrivé de mentionner d’abord des personnalités considérées par certains comme moins importantes que celles évoquées plus tard, cela peut être dû à leur antériorité historique, et leur déficit de notoriété peut aussi être dû à l’extinction de leur descendance ou sa moindre présence sur la scène publique aujourd’hui.
37« Méthodologiquement », pour ainsi dire, il est aussi, estime l’auteur, plus aisé de commencer par les moins nombreux…
Si j’ai été parfois succinct dans certaines biographies, poursuit-il, c’est uniquement pour des raisons de concision, mais cela ne reflète pas le poids ou la qualité des personnes évoquées, dont je n’ai évidemment pas voulu réduire les mérites.
38Une méfiance et une prudence qui ne l’auront pas mis à l’abri des foudres, jusque et y compris des agressions physiques, des prétendument maltraités (surtout généalogiquement) de son encyclopédie…
Les illustrations littéraires que j’ai pu, à l’occasion, donner, poursuit-il, sont destinées à rendre plus agréable la lecture de l’ouvrage, en espérant que cela ne sera pas mis au compte de digressions inutiles ou hors sujet.
Je ne prétends pas avoir écrit un ouvrage d’histoire au sens scientifique contemporain de ce terme40.
39Al-Mukhtar avait parfaitement conscience qu’il ne traitait pas les évènements avec le regard critique supposé commander la démarche de l’historien de son temps. Il se savait passablement éloigné de l’idée hégélienne selon laquelle « l’histoire avance par ses mauvais côtés ». Il s’est contenté d’opérer une collecte « douce et conviviale », si l’on peut dire, de ce que ses interlocuteurs voulaient bien dire d’eux-mêmes, c’est-à-dire des choses essentiellement positives et « publiables ». Il a cultivé notamment une grande indulgence pour les prétentions nobiliaires arabo-centrées des généalogies de toutes les tribus maures, pour toutes les vertus et tous les hauts faits dont elles se créditaient.
Je me suis contenté, a-t-il écrit, de recueillir et rassembler ce que j’ai pu trouver dans la documentation manuscrite et à partir des témoignages de personnes et de groupes rencontrés aux quatre coins du pays. Et j’y ai adjoint des éléments recueillis dans la littérature étrangère, même si elle n’apporte que peu de renseignements sur cette région longtemps restée ignorée des observateurs étrangers.
Je n’ai fait que réunir une matière première, rapportée à la mode ancienne, espérant que les chercheurs des générations actuelles, en reprendront la matière conformément aux exigences des méthodes contemporaines.
Je n’ai pas donné de références pour la chronologie mais je donne ailleurs un compendium des sources manuscrites auxquelles j’ai eu recours dans ce domaine.
J’ai tenté de ne retenir de tout ce que j’ai écrit que les versions les plus fiables, après comparaison et vérification, laissant du reste à chaque source la responsabilité de la version qu’elle propose.
40Voilà résumé, le propos qui fut celui d’al-Mukhtar dans son projet d’encyclopédie mauritanienne.
41Une fréquentation de cette encyclopédie au début des années 1980, à quelques mois du départ définitif d’al-Mukhtar pour l’Arabie saoudite, alors que je le côtoyais souvent à l’Institut mauritanien de recherche scientifique auquel nous étions tous les deux rattachés, me permet d’en donner l’aperçu suivant41 : l’œuvre que le vieux chercheur a laissée en partant entre les mains du secrétaire que lui avait affecté l’IMRS se composait de 45 dossiers totalisant quelque 10 000 pages. Une dizaine de volumes de cette encyclopédie étaient, à l’époque, considérés par l’auteur comme achevés et prêts à être livrés à l’imprimeur, au prix de quelques corrections mineures. Tout le reste représentait des chantiers ouverts où s’accumulaient notes, arbres généalogiques et textes plus fermement mis en forme.
42Trois ouvrages appartenant à cet ensemble et publiés tous les trois entre 1990 et 2000 constituent des synthèses, même s’ils n’échappent pas à la trame généalogique, le fil rouge de la Hayât. Il s’agit des livres intitulés la Vie culturelle (al-Hayât al-thaqâfiyya)42, la Géographie (al-Jughrâfyâ)43 et la Vie politique (al-Hayât al-siyâsiyya)44. Un dossier est consacré à la relation des journées de combat évoquées par les mémorialistes de l’espace mauritanien (al-Ayyâm al-harbiyya fî Mûrîtânyâ). Un autre est dédié à la musique et aux musiciens (al-Ghinâ’ wa-l-aghânî wa-l-mughannîn îggâwin45). Il a été édité au Maroc avec un appareil critique proposé par le chercheur mauritanien Sid Ahmad wuld al-Amir46. Un autre dossier, regroupant des matières disparates, a été baptisé (plutôt par son secrétaire que par al-Mukhtar lui-même), Laqatât hayya (ce qui veut dire à peu près « instantanés » ou « saisis sur le vif », et ne rend qu’imparfaitement compte du contenu de ce dossier). Trois dossiers, où l’auteur a rassemblé les données fournies par les chroniques et les obituaires de l’espace hassanophone, rapportent les principaux évènements survenus dans cet espace année par année, les décès des personnalités de quelque importance, etc. L’un de ces dossiers, intitulé Hawâdith al-sinîn, a été publié en 2011 aux Émirats arabes unis par les soins de Sid Ahmad ibn Ahmad Salim47. Un dossier est dédié au groupe statutaire des artisans (‘An al-sunnâ‘) et un autre aux femmes célèbres (‘An al-mashhûrât min al-nisâ’), en écho probablement au frémissement de la question du genre que l’auteur avait pu percevoir dans le paysage politique et social d’après l’indépendance.
43Tout le reste de la Hayât, soit 33 dossiers, consiste en monographies tribales, recensant, à partir de leurs « origines », les subdivisions des tribus, jusqu’au niveau des familles et des individus, al-Mukhtar s’efforçant de rapporter tous les évènements significatifs auxquels ces groupes et individus ont été mêlés, insistant tout particulièrement sur leurs productions intellectuelles, quand elles en ont. À ce jour, sept de ces monographies ont été publiées, grâce notamment aux efforts déployés par le grand spécialiste allemand des manuscrits sahariens, Ulrich Rebstock48.
44Il n’est évidemment pas possible de passer en revue le contenu de l’ensemble de cet immense travail. On se contentera de quelques indications relatives à l’ouvrage le plus emblématique peut-être de l’entreprise ethnographique et historique d’al-Mukhtar wuld Hamidun, al-Hayât al-thaqâfiyya.
45Il y brosse un vaste tableau du paysage culturel de la société maure, insistant tout particulièrement sur l’enseignement, ses matières et ses outils. Cet enseignement portait sur le Coran et les dits du Prophète, bien sûr, sur le droit islamique et ses fondements, sur les articles de foi, sur l’histoire prophétique et l’histoire de l’islam, sur la mystique musulmane, sur les sciences de la langue (lexicogaphie, grammaire, rhétorique, métrique), sur la logique, l’arithmétique, l’astronomie, la médecine, la science des lettres. Toutes ces matières étaient enseignées au moyen de manuels, la plupart du temps versifiés (y compris pour l’arithmétique et la logique…), d’origine maghrébine, andalouse, moyen-orientale ou locale, et situés, pour l’essentiel, entre le xe et le xviiie siècle.
46L’auteur se penche longuement sur la liste des commentateurs locaux des principaux manuels enseignés (le Sullam d’Akhdari, al-Murshid al-mu‘în d’Ibn ‘Ashir, la Risâla d’Ibn Abi Zayd, le Mukhtasar de Khalil Ibn Ishaq, Tuhfat al-hukkâm d’Ibn ‘Asim, Umm al-barâhîn de Sanusi, la Alfiyya d’Ibn Malik, les Waraqât d’Imam al-Haramayn)
47Dans cette culture quelque peu ruminante, où l’imitation et la glose des grandes œuvres du passé constituaient l’occupation essentielle des lettrés de quelque envergure, le champ des consultations juridiques était à peu près le seul où pouvait se manifester un besoin d’adaptation au marché juridico-culturel local. Al-Mukhtar donne des exemples de ces consultations sur des questions controversées inscrites dans leur univers nomade échappant à toute administration centralisée et légitime. Voici, rapportés par notre auteur, quelques-uns des sujets sur lesquels ils ont eu à se pencher : le renoncement au talion justifié par la crainte d’un processus en chaîne de rétorsion (question à laquelle s’était également intéressé son aïeul, Mahand Baba) ; le partage du devoir d’hospitalité par rotation entre les familles d’un campement nomade, en lien avec l’obligation canonique de contribuer aux obligations de la jamâ‘a ; la rémunération du berger au moyen du lait d’une partie des bêtes dont il s’occupe ; la fusion par la pileuse – généralement issue d’une famille servile du campement nomade – des grains confiés par diverses familles et leur redistribution par estimation ; les prêts portant sur des objets non monétaires ou d’élevage ; les contrats portant sur l’emploi des animaux de bât (50 % pour le propriétaire, 50 % pour l’usager) ; le partage de la viande d’une bête abattue, à tour de rôle, entre plusieurs partenaires (wangâla, en hassâniyya). Ces pratiques, relève-t-il, sont généralement imposées par des intérêts conjoncturels associés au mode de vie nomade.
48Il fait remarquer que les auteurs cités ici ne sont qu’une partie des auteurs de l’espace maure. Son catalogue avec Heymowski (1966) en recense plus de 400 auxquels sont attribuées plus de 3 000 œuvres. Le poète et l’homme de lettres qu’il est fait une place essentielle aux productions littéraires de ses compatriotes. Il note l’influence de la poésie préislamique et d’époque omeyyade. Mais aussi abbasside et andalouse.
49Dans un parcours qui constitue en même temps une mini-anthologie des œuvres poétiques des savants de l’Ouest saharien, al-Mukhtar procède au recensement des tropes, des figures de style, illustrées par des exemples de poésie, incluant parfois la sienne, pudiquement introduite par un « certains ont dit » (qâla ba‘du-hum) : l’allusion équivoque, le double sens ; l’allusion, la métonymie ; la comparaison ; la synonymie ; l’emphatisation, le gongorisme ; l’assonance, la paronomase ; l’enchaînement de sens dans deux vers successifs, fonctionnant grammaticalement comme une « contamination » d’un « rapporté » sur ce à quoi il se rapporte, notamment pour l’usage de l’accusatif là où on s’attendrait au nominatif ; la (dis)symétrie comparative, l’antithèse ; une figure de style consistant à adjoindre par couple (ou plus) des termes de sens convergeant ou opposés et à les faire suivre d’adjectifs qui en explicitent les convergences et/ou divergences sémantiques ; l’élaboration d’une introduction rimée résumant le sujet du poème introduit ; al-tawjîh49 ; figure de style consistant à mettre des termes similaires (ou proches) au début et à la fin d’un vers ; l’ornementation, l’embellissement, sémantiques par adjonction de qualificatifs ou redoublement de synonymes ; l’emprunt ; l’allusion ; etc.
50Al-Mukhtar relève la généralité de l’aptitude à la poésie en arabe classique parmi les zwâya… Il s’attarde sur les thèmes poétiques : l’évocation multipliée des noms de lieux ; l’éloge funèbre ; l’élégie et l’évocation sentimentale ; les chimères et la licence artificiellement choisies pour marquer sa légèreté d’esprit ; la louange ; l’autocélébration ; la conduite religieuse et l’éthique ; les énigmes ; les recherches savantes50 ; les leçons à tirer des évènements historiques ; leur production dans le champ de la prose rimée : l’imitation des maqâmât…
51Dans son parcours de la culture maure, inspiré sans doute par les préoccupations ethnologiques des chercheurs coloniaux qu’il a côtoyés à l’IFAN – car ce genre de questions ne préoccupait guère ordinairement les lettrés locaux… –, al-Mukhtar ne dédaigne pas d’aborder, dans ce volume de la Hayât, les parlers locaux, la métrique de la poésie en dialectal hassâniyya (ghna) ; les proverbes, etc. Il est probable également qu’il ait puisé une part de son inspiration, dans cette démarche, de l’ouvrage d’un illustre prédécesseur, originaire du même Sud-ouest mauritanien que lui mais établi au Caire, Sid Ahmad wuld al-Amin, qui avait entrepris dans son al-Wasît fî tarâjim udabâ’ Shinqît51, de fournir à son environnement moyen-oriental un tableau (avantageux…) littéraire, historique et ethnographique de sa terre natale.
* * *
52Bien qu’elle ne soit pas indemne des marques de son époque et de la conscience d’une expansion de l’horizon temporel que la colonisation a engendrée dans une société jusque-là passablement figée, l’œuvre considérable d’al-Mukhtar wuld Hamidun reste essentiellement inscrite dans les cadres, les outils formels et les préoccupations léguées par une tradition érudite scolastique tournée vers l’imitation d’inégalables modèles passés. La fragilisation de cette tradition produite par le choc colonial a certes déclenché chez notre érudit une envie d’histoire, étrangère, dans sa visée totalisante, au corpus des matières et manuels légitimes dont il était l’héritier. Mais cette histoire, qui n’est pourtant pas sans risque pour son auteur – je songe aux menaces et agressions dont il a été victime de la part de certains groupes pour cause de déni de « bonne généalogie » – est trop lisse, trop belle, trop positive, pour convaincre des esprits post-hégéliens enclins à penser que l’histoire avance par ses mauvais côtés. Reste, au-delà du classement statutaire qu’elle procure et de ses bénéfices matériels et symboliques, la pure jouissance de l’érudition, le plaisir des jeux de pistes conduisant sans fin d’un labyrinthe livresque vers un autre labyrinthe livresque, avec l’insidieuse tentation de s’affranchir des incertitudes et des dangers des univers réputés réels, pour n’avoir plus affaire qu’à la bibliothèque, cet autre nom de l’univers, suggérait naguère Borges en incipit à sa fameuse « Bibliothèque de Babel ».
53Faudrait-il parler, avec feu Ahmed Baba Miské52 d’un « luxe intellectuel inouï » ou conviendrait-il, avec les sceptiques, d’accuser une épuisante et vaine « rumination » ? Il faut sans doute y voir aussi la volonté de (res)saisir et de perpétuer ce qui pouvait l’être d’un héritage culturel menacé.
Al-Mukhtar wuld Hamidun en réunion sous la tente

Christian Wouters (CC BY-NC-ND 4.0)
Notes de bas de page
1 Héritier du Comité d’études historiques et scientifiques de l’AOF, l’Institut français d’Afrique noire, basé à Dakar, avait vocation à centraliser des recherches touchant à la fois le milieu naturel et les sociétés des colonies françaises d’Afrique subsaharienne, notamment à travers son Bulletin (en deux livraisons : « A » pour les sciences de la nature, « B » pour les sciences sociales), ses Notes africaines, les ouvrages qu’il a édités, etc.
2 Al-Mukhtâr ibn Hâmidun, Hayât Mûrîtânyâ, 16 vol., al-Ribât, Manshûrât al-Zaman, 2009.
3 L’une des références principales sur cet ensemble tribal est précisément fournie par le volume XVI de la Hayât Mûrîtânyâ d’al-Mukhtar intitulé : Ba‘d al-majmû‘ât al-shamshawiyya, al-Ribât, Manshûrât al-zaman, 2009. Sur ses rôles culturel et politique, on peut également voir : Muhummadhun wuld Babbah, Tâshumsha wa dawruhâ al-siyyâsî wa-l-thaqâfî, al-Ribât, Matba‘at al-ma‘ârif al-jadîda, 2017
4 Philip D. Curtin, « Jihad in West Africa: Early Phases and Inter-Relations in Mauritania and Senegal », Journal of African History, vol. 12, no 1, 1971, p. 11-24 ; David Robinson, « The Islamic Revolution of Futa Toro », International Journal of African Historical Studies, vol. 8, no 2, 1975, p. 185-221.
5 Al-Mukhtâr ibn Hâmidun, Hayât Mûrîtânyâ, XVI, op. cit., p. 133-170.
6 Terme qui s’applique à l’ordre social des lettrés (« marabouts ») de la société maure.
7 Résumé, rédigé dans un style passablement elliptique, du rite malikite, par ce lettré égyptien du xive siècle, dont les commentaires et les commentaires de commentaires ont servi de base à l’enseignement du fiqh dans l’ensemble du Nord-ouest africain jusqu’à nos jours.
8 ‘Uyûn al-isâba fî manâqib al-Shaykh Mahand Bâba, manuscrit.
9 Deux éditions de Muyassar al-jalîl fî sharh Mukhtaṣar al-Shaykh Khalîl ont été produites par Dâr al-Ridwân à Nouakchott. L’une, en 2003, en 2 volumes, totalisant 1 503 pages et la seconde, en 2016, en 4 tomes, d’un volume total de 3 092 pages.
10 Ce problème, qui a retenu l’attention de plusieurs jurisconsultes sahariens, a trait à la nature de la gomme arabique, en rapport avec les circonstances licites (d’un point de vue islamique) de son échange, en fonction du fait qu’on se représente la gomme soit comme un outil monétaire d’échange (ce qu’elle était en bonne partie avec les traitants européens à l’époque précoloniale) soit comme un aliment (ce qu’elle était partiellement parmi les Sahariens). La question a notamment soulevé une vive controverse entre Mahand Baba et l’un de ses disciples les plus en vue, al-Harith ibn Mahand al-Shuqrawi, ce dernier commençant sa réfutation du maître par une citation d’Aristote : « Comme disait Aristote à l’égard de son maître Platon, les platoniciens nous sont très chers, mais la vérité nous est plus chère encore ». Voir le manuscrit d’al-Harith.
11 Al-Mukhtâr ibn Hâmidun, Hayât Mûrîtânyâ, XVI, op. cit., p. 145.
12 Il s’agit de deux poètes préislamiques et de leurs poèmes, appartenant aux fameuses mu‘allaqât, poèmes pré-islamiques occupant une place centrale dans la littérature arabe et objet d’une vénération particulière parmi les lettrés maures.
13 Considéré comme le plus grand grammairien du Sahara maure, mais aussi la principale figure de l’enseignement de l’ash‘arisme. On lui doit notamment une glose marginale (rimée) de la Alfiyya d’Ibn Malik ainsi qu’une profession de foi (‘aqîda) ash‘arite, Wasîlat al-sa‘âda, qui a suscité de nombreux commentaires.
14 Exercices de prose rimée d’une grande sophistication lexicographique, illustrés notamment par les Séances (Maqâmât) de Hariri, au xie siècle.
15 Ahmad Ibn al-Amîn al-Shinqîtî, Al-Wasît fî tarâjim udabâ’ Shinqît, al-Qâhira wa-Nwâkshût, Maktabat al-khânjî [1911] wa-Mu’assasat Munîr, 1989, p. 236-238.
16 Compilation de réponses de Malik rapportées par Sahnûn al-Tanûkhi (m. 854), et constituant l’une des principales références du malikisme maghrébin.
17 Al-Mukhtâr ibn Hâmidun, Hayât, XVI, op. cit., p. 162. Il faut, d’ordinaire, plus d’un témoin pour attester dans une affaire qui engage une responsabilité civile ou pénale.
18 L’une des branches de l’ensemble tribal Tashumsha, comptant de nombreux lettrés de renom.
19 Thumma usallimu ka-mâ usallî / ‘alâ al-rasûli al-khâtimi al-mujlî.
20 « Innâ awhaynâ ilay-ka ka-mâ awhaynâ ilâ nûhin […] ». Sourate Les Femmes (Coran 4, 164 – al-Nisâ’).
21 Al-Mukhtâr ibn Hâmidun, Hayât, XVI, op. cit., p.162-63.
22 C’est ainsi que l’on appelait les établissements d’enseignement (plus ou moins) supérieur de la société maure. La réalisation orale en est variable et on note à l’écrit la coexistence de plusieurs graphies : maḥḍara, maḥẓara, maḥdara…
23 Famille de lettrés célèbre parmi les Sahariens de l’ouest, appartenant à la tribu des Midlish, et dont la notoriété scientifique a connu son acmé avec Muhammad wuld Muhammad Salim (m. 1878) et son fils Abdel Qadir (m. 1919), deux auteurs prolifiques.
24 Grammairien de grand renom issu de la tribu des Tajakânit, mais établi parmi celles des Tagunânit, à laquelle appartenait l’un de ses principaux maîtres, al-Hasan ibn Zayn (m. 1897).
25 Al-Mukhtâr ibn Hâmidun, Hayât, XVI, op. cit., p. 216.
26 Muhammad Yûsuf Muqlid, Mûrîtânyâ al-hadîtha. Al-‘Arab al-bîd fî Ifrîqiyya al-sawdâ’, Bayrût, Dâr al-kitâb al-lubnânî, s. d.
27 Muhammad Yûsuf Muqlid, Shu‘arâ’ Mûrîtânyâ al-qudamâ’ wa-l-muhdathûn, Al-Dâr al-bayda, Maktabat al-wihda al-‘arabiyya, 1962.
28 C’est le cas en particulier de son Précis sur la Mauritanie, Saint-Louis, IFAN, 1952.
29 C’est ainsi qu’il a cosigné avec Albert Leriche des « Notes sur le Trarza. Essai de géographie linguistique », dans le Bulletin de l’IFAN, no 10, 1948, p. 461-528.
30 Comme ce fut le cas de l’appropriation de son travail sur le parler zénaga de Mauritanie par Francis Nicolas, qui le publia sous son propre nom : La Langue berbère de Mauritanie, Dakar, IFAN, 1953. Catherine Taine-Cheikh a donné des indications précises sur ce larcin, à partir du manuscrit du livre que lui a remis al-Mutkhtar en 1980, dans l’introduction à son Dictionnaire zénaga-français. Voir Catherine Taine-Cheikh, Dictionnaire zénaga-français (berbère de Mauritanie), Köln, Rüdiger Köppe Verlag, 2008, p. LV-LXIII.
31 Par exemple, comme il le signale en introduction, c’est seulement à partir du 20 juin 1982, à la veille de son départ définitif en Arabie saoudite, qu’il s’attèle à la préparation du volume intitulé Wafayât al-a‘yân. Hayât, XXXII, op. cit., p. 13.
32 Généralement composée dans le mètre rajaz qui ne nécessite qu’une rime entre les deux hémistiches d’un même vers, et non l’obligation de faire rimer entre eux tous les vers d’un même poème, d’une même qasîda.
33 Francis Nicolas, La Langue berbère de Mauritanie, op. cit.
34 Partiellement repris par al-Khalîl al-Nahwî dans son ouvrage Bilâd Shinqît. Al-Manâra wa-l-ribât, Tûnis, al-Munazzama al-‘arabiyya li-l-tarbiyya wa-l-thaqâfa wa-l-‘ulûm, 1987, p. 535-624.
35 Le taslim est le prononcé de la formule « al-salâmu ‘alay-kum », qui clôt la prière rituelle ; le qabd consiste à croiser ses mains sur son abdomen durant les stations debout de la prière rituelle ; le raf‘ désigne la position des avant-bras au cours de certaines étapes de cette même prière.
36 La Mauritanie n’a jamais existé comme entité administrative ou étatique antérieurement à la colonisation française. Le nom du pays lui-même a été conféré par l’administrateur colonial Coppolani, « l’inventeur », si l’on peut dire, de la Mauritanie dans ses premiers contours coloniaux.
37 Je résume ici l’introduction générale à Hayât Mûrîtâniyâ qu’al-Mukhtar a placée en tête du volume I de son encyclopédie : al-Târîkh al-siyyâsî, Bayrût, Dâr al-Gharb al-islâmî, 2000, p. 9-11.
38 Al-Mukhtâr wuld Hâmidun, Al-Târîkh al-siyyâsî, op. cit., p. 9.
39 Idem.
40 Ibidem, p. 10.
41 Des efforts déployés par la suite en vue de l’édition de ce qui pouvait être édité de cette œuvre donnent à penser que les originaux de cette encyclopédie tels que j’avais pu en prendre connaissance à l’époque ici évoquée n’ont malheureusement pas été maintenus dans l’état où j’ai pu les connaître. Après le départ en Arabie saoudite de l’auteur, l’exemplaire unique de l’original de son œuvre, laissé aux mains de son secrétaire, semble avoir été dispersé entre divers héritiers et/ou informateurs venus réclamer la « matière première » qu’ils avaient livrée.
42 Tûnis, al-Dâr al-‘arabiyya li-l-kitâb, 1990.
43 Bayrût, Dâr al-Gharb al-islâmî, 1994.
44 Bayrût, Dâr al- Gharb al-islâmî, 2000.
45 Îggâwin (sing. îggîw) est le nom, en hassâniyya, des membres de la « caste » des musiciens-généalogistes (« griots »).
46 Al-Mukhtâr ibn Hâmidun, Kitâb al-aghânî wa-l-mughannîn, al-Ribât, Markaz al-dirâsât al-sahrâwiyya, 2017.
47 Al-Mukhtâr ibn Hâmidun, ‘An al-sunnâ‘, Abû Zabî, Hay’at Abû Zabî li-l-thaqâfa wa-l-turâth.
48 Ces volumes sont les suivants : vol. IV, Idaw‘îsh, al-Ribât, Manshûrât al-zamân, 2009 ; vol. V, Idawdây, al-Ribât, Manshûrât al-zamân, 2009 ; vol. VI, Tajakânt, al-Ribât, Manshûrât al-zamân, 2009 ; vol. XIII, Al-Midlish, al-Ribât, Manshûrât al-zamân, 2009 ; vol. XVI, Ba‘d al-majmû‘ât al-shamshawiyya, al-Ribât, Manshûrât al-zamân, 2009 ; vol. XXVI et XXX, Banû Hassân. Mamâlik al-Sûdân wa-a‘lâmi-him, al-Ribât, Manshûrât al-zamân, 2009 ; vol. XXXII, Wafayât al-a‘yân, al-Ribât, Manshûrât al-zamân, 2009.
49 Kazimirski, dans son Dictionnaire arabe français, en propose la traduction suivante : « en prosodie, la voyelle qui précède la lettre روي à la fin du vers, ou celle qui est entre la lettre appelée روي et la lettre appelée تأسيس. »
50 Se prolongeant souvent en controverses entre lettrés, comme la polémique entre Hurma wuld Abdel Jalil (m. 1827) et Dyayja al-Kumlayli (m. 1854) d’un côté et Baba ibn Ahmad Bayba (m. 1859) et Mahand Baba de l’autre au sujet d’une histoire de hubs et d’héritage : quelqu’un qui avait institué un hubs et qui décède en laissant une fille, qui décède à son tour laissant des enfants. Hurma dit : le hubs ne revient à la ‘asaba du père qu’après extinction de la descendance de la fille ; Mahand Baba affirmait quant à lui, que le seul décès de cette fille suffisait pour le retour du hubs à la ‘asaba du muhabbis, du père, etc.
51 Ahmad ibn al-Amîn al-Shinqîtî, Al-Wasît fî tarâjim udabâ’ Shinqît, al-Qâhira [1911] wa-Nwâkshût, Maktabat al-Khânjî wa-Mu’assasat Munîr, 1989.
52 Ahmed Baba Miské, Al-Wasît. Tableau de la Mauritanie au début du xxe siècle, Paris, Klincksieck, 1971.
Auteur
Université de Lorraine

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