Ahmad Boularaf (1884-1955)
Entre culture livresque et commerce du livre au Sahara
p. 64-82
Texte intégral
Ahmad Boularaf (1884-1955)

Christian Wouters (CC BY-NC-ND 4.0)
1Ahmad ibn Mbarak b. Barka b. Muhammad, plus connu sous le nom d’Ahmad Boularaf, est un personnage emblématique de la vie intellectuelle de l’espace sahélo-saharien du début du xxe siècle. Bibliophile lettré, versé dans le soufisme, Ahmad Boularaf collectionnait les livres et les manuscrits ; il exerçait aussi le métier de commerçant et comptait parmi les notables de la ville de Tombouctou. Quelques travaux de recherche et des articles portant sur Tombouctou et sur le commerce du livre mentionnent le personnage ou s’attardent sur lui. Le travail le plus significatif a été mené par le chercheur sud-africain Shamil Jeppie, dans deux articles consacrés à la circulation du livre et des manuscrits dans la région du Sahel durant la première moitié du xxe siècle1. À ces articles s’ajoute celui du chercheur marocain Abdelouahed Akmir, intitulé « Les Marocains à Tombouctou2 », dans lequel l’auteur publie les correspondances commerciales d’Ahmad Boularaf, qu’il s’est procurées à Tombouctou en 1995, assorties de son commentaire. Ghislaine Lydon, autrice d’une thèse3 sur le commerce transsaharien, consacre une dizaine de pages à Ahmad Boularaf dans un chapitre d’ouvrage sur les « bibliophiles sahariens4 ».
2Enfin, un chercheur libyen, al-Hada al-Mabrak al-Dala, a réalisé une édition critique de l’un des traités d’Ahmad Boularaf, Dissiper le doute, le soupçon et la négligence quand on mentionne les lettrés de Takrour, du Sahara et de Chinguetti5. Les commentaires de ce texte sont cependant très sommaires et souvent erronés. Néanmoins, ce travail a le mérite de dévoiler un texte inconnu du grand public, sachant qu’il s’agit de la seule œuvre éditée d’Ahmad Boularaf, qui était pourtant un auteur prolixe : nous avons recensé 133 textes manuscrits à l’Institut des hautes études et de recherches islamiques Ahmed-Baba, à Bamako. Cette production foisonnante atteste que la passion de cet homme pour le livre était loin d’être motivée par le seul intérêt marchand mais relève d’un véritable engouement intellectuel.
3La vie d’Ahmad Boularaf informe sur les diasporas et le commerce interculturel entre le Maroc et le Soudan occidental ; sa correspondance commerciale nous renseigne sur l’étendue de ce réseau marchand. Si l’or, les esclaves et les plumes d’autruche ont longtemps dominé les études portant sur le commerce transnational et interrégional reliant l’Afrique subsaharienne et le reste du monde, la prise en compte du négoce du livre permet d’élargir le champ d’études relatif aux produits marchands en y intégrant notamment une tradition intellectuelle souvent décontextualisée. De fait, en favorisant la circulation des idées à travers le commerce du livre, Ahmad Boularaf a perpétué une longue tradition d’échanges intellectuels et religieux, au sein de l’Afrique subsaharienne et avec les autres régions du monde arabo-musulman, en dépassant l’aire historique du commerce transsaharien pour atteindre l’Orient.
Un long périple
4Ahmad Boularaf est né en 18846 à Guelmim, dans la région de l’Oued Noun, au sud du Maroc. Tout au long de sa vie, il a revendiqué son identité tribale et territoriale en tant que descendant de la tribu des Ait Musa Waali, appartenant à la confédération tribale des Takna7. Cette origine tribale est omniprésente dans ses écrits et correspondances où il mentionne fréquemment sa nisba « taknî », même s’il la remplace parfois, à l’occasion d’échanges de documents officiels, par la mention « commerçant marocain ».
5Les membres de la confédération Takna de Ksour, dans l’Oued Noun, étaient connus dans l’ouest de l’Afrique pour leur vocation de commerçants. Au fil des siècles, la confédération a compté plusieurs familles renommées (Bayrak, Barak, Laaraybi, Arabi, notamment) ainsi que des personnages connus pour s’être engagés dans le commerce transsaharien. Quant à la ville de Guelmim, fief des Takna, c’était un carrefour des routes occidentales du commerce transsaharien. Les activités commerciales y étaient alors entretenues et développées par un réseau de commerçants qui couvraient l’ensemble de ces pays et de ces régions. Les habitants de cette région avaient donc un accès ouvert sur la Mauritanie, le Sénégal, le Mali et l’Ouest africain en général.
6Orphelin, Ahmad Boularaf quitte sa ville natale très jeune et se dirige vers la Mauritanie8. Son départ de Guelmim s’inscrit dans la tradition tribale qui consiste à aller chercher des ressources de vie dans le sud en suivant les axes de commerce transsaharien. À cette époque, Guelmim constitue une escale importante pour les caravanes, leur point de départ vers le sud et le nord. Il est probable que Boularaf ait accompagné l’une de ces caravanes en direction de Chinguetti pour tenter sa chance dans le commerce. Il s’installe d’abord dans la région de l’Adrar, au nord de la Mauritanie, où se trouve une communauté de membres de la tribu Takna. D’une lettre envoyée depuis Chinguetti et dans laquelle il mentionne des cousins9, on déduit que le jeune Boularaf a dû résider chez l’un de ses proches parents dans cette ville et y débuter sa carrière par des activités commerciales sommaires ; il écrit y avoir séjourné « douze ans, voire plus10 ».
7Idéalement située sur les axes des caravanes commerciales, Chinguetti jouit également à cette époque d’une renommée de foyer culturel qu’elle devait aux lettrés et aux « maisons de sciences11 » (buyût al-‘ilm) qu’elle abritait. Boularaf commence à y fréquenter l’école traditionnelle (mahdara) et le milieu lettré maure. Il y rencontre son maître, Yahya ibn Salim, auprès duquel il apprend pendant trois ans les sciences religieuses exotériques. C’est aussi au cours de cette période qu’il s’initie à « la voie tijane » (al-wird al-tîjânî) auprès de Muhammad fils de ibn Ahmad b. Hafid, maître de la Tijaniyya en Mauritanie et en Afrique occidentale, à qui l’on doit l’introduction de cette doctrine dans le pays.
8Boularaf quitte Chinguetti pour se diriger vers le sud, deuxième étape de son périple. Il séjourne à Tagânat (Aghrijît) et à Oualata, dans le Sud-est mauritanien. Dans cette dernière ville, il retrouve ses deux frères, Omar et Brahim, également venus de Guelmim pour exercer le commerce. Ahmad Boularaf a probablement profité de son passage pour suivre l’enseignement de quelques maîtres connus de cette ville et consolider sa formation dans les bibliothèques des lettrés de la ville. Ultime escale des caravanes avant Tombouctou, Oualata était en effet aussi célèbre pour ses lettrés que pour ses activités commerciales12. Ces séjours à Chinguetti et à Oualata ont sans doute permis à Boularaf de se forger un profil solide, à la fois de commerçant et de lettré.
9Ahmad Boularaf a ensuite fait étape sept mois à Nioro (au Mali), où il rencontre le savant tîjânî cheikh Ahmedou Hamahoullah (dit aussi cheikh Hamallah – 1881-1942), fondateur d’un ordre soufi, la tarîqa hamawiyya et figure emblématique et controversée de la Tijaniyya13.
10Boularaf retourne à Oualata puis, à la recherche d’un lieu propice pour ses activités commerciales, quitte la Mauritanie pour le Sénégal et se dirige vers Bamako et Mopti au Mali où il contracte le paludisme. Après ce long périple, en tant que commerçant itinérant, il s’installe définitivement à Tombouctou en 1907 où il prend pour épouse Oum Lkhayr Kadi, fille d’un Algérien du Touat résidant dans la ville. Il est père d’un premier fils, Muhammad Abdallah, ensuite d’un autre garçon et de deux filles14.
11La ville de Tombouctou n’est pas inconnue de Boularaf. Des familles originaires de la région d’Oued Noun y résident aussi et organisent chaque année des caravanes vers Guelmim, leur ville natale15. On peut faire l’hypothèse que le choix de Boularaf de s’installer à Tombouctou obéit alors à une logique de réseaux entremêlant commerce et parenté. Les membres de la confédération tribale des Takna forment en effet une diaspora marchande dans l’Ouest africain, où Tombouctou est caractérisé par son cosmopolitisme communautaire. La ville abrite à l’époque de nombreux groupes ethniques : Touareg, Maures, Marocains, Armas, Songhaï, etc. Les Takna y comptent alors quelques familles qui jouissent d’une grande notoriété en leur qualité de commerçants prospères.
Tombouctou, ville de savoir
12L’installation de Boularaf à Tombouctou, ville de la zone sahélo-saharienne, ne paraît donc pas anodine. Lui qui a auparavant résidé à Chinguetti et Oualata, deux importants centres intellectuels du pays bidân16, y a certainement trouvé une place de choix sur les plans intellectuel et culturel, et plus particulièrement pour le commerce du livre.
13Cette ville célèbre pour ses écoles et ses lettrés l’était aussi pour ses lieux de culte, dont le plus connu, la mosquée de Sankoré, était alors une véritable université disposant d’une riche bibliothèque, et ce depuis des siècles17. Selon le récit de Mahmoud Kaati (m. 1593), qui rapporte l’histoire de l’Empire songhaï dans son Târîkh al-Fattâsh, l’édification de cette première bibliothèque remonte au xvie siècle, sous le règne d’Askia Dawad (1549-1583) : « Il fut le premier à se faire construire des dépôts de numéraire et même des bibliothèques ; il avait des scribes qui copiaient pour lui des manuscrits et il en offrait souvent des exemplaires aux oulémas18 ». Toujours au xvie siècle, dans sa Description de l’Afrique (1526), Léon l’Africain décrit Tombouctou comme capitale intellectuelle de l’Empire :
Il y a dans Tombouctou de nombreux juges, docteurs et prêtres, tous bien appointés par le roi. Il honore grandement les lettrés. On vend aussi beaucoup de livres manuscrits qui viennent de Berbérie. On tire plus de bénéfices de cette vente que de tout le reste des marchandises19.
14Ces deux témoignages démontrent que Tombouctou est une ville de bibliophiles dès les xvie et xviie siècles ; collectionner des livres y est en effet une tradition ancestrale, qui a été perpétuée longtemps après cette période20. Les grands collectionneurs étaient des lettrés fortunés qui faisaient de leur bibliothèque privée un objet de fierté personnelle. Certes, le livre était un produit de luxe, mais il était aussi source de connaissances et objet de dévotion. Les lettrés étaient à la fois des jurisconsultes (fuqahâ’), qui puisaient leur savoir des livres stockés dans leur bibliothèque, et des oulémas, qui détenaient un pouvoir religieux considérable. Cet engouement pour le livre, lié principalement à la condition citadine, a engendré un commerce florissant. Au début des années 1920, à l’apogée de ses activités, Boularaf témoigne lui-même de la perpétuation de cette dynamique bibliophile dans la ville, marquée en ce début de siècle par l’arrivée des livres imprimés : « Les livres n’ont jamais manqué à Tombouctou. Au temps où l’imprimerie n’était pas encore répandue, les commerçants du Nord faisaient déjà le trafic des ouvrages manuscrits […]. Le même engouement subsiste, et les marchands marocains et tripolitains vendent, à quatre siècles d’intervalle, les mêmes ouvrages aujourd’hui imprimés. »
15Dans la force de l’âge, Boularaf réussit par ailleurs à s’imposer dans la ville en tant que notable. Il est ainsi nommé membre de conseil de la ville par l’administration coloniale française en 192921 et occupe également, à partir de 1932, le poste d’assesseur du tribunal à Tombouctou22. Il siège à ce poste aux côtés de personnages issus d’autres groupes ethniques (Songhaï, Maures, Touareg, Arma, Bellah, Bozo, Peuls, etc.). Ces fonctions politiques et juridiques illustrent sa notoriété à double titre : en tant que figure importante de la ville et comme commerçant lettré appartenant au cercle privilégié des notables, au-delà de son appartenance à la communauté marocaine de Tombouctou. « J’ai vécu assez longtemps à Tombouctou, ce qui m’a valu l’appellatif de Timbuktî23 », écrit-il. Dans son livre Izâlat al-rayb, il consacre plusieurs pages à l’histoire de cette cité, la qualifiant de « vertueuse », « généreuse ». Il la considère comme la « meilleure ville du Soudan », au doux climat et où il fait bon habiter et vivre, notamment pour les bidân24.
Le commerce du livre
16Doté d’un penchant prononcé pour le commerce, à l’instar de ses deux frères installés à Oualata, Boularaf entreprend ses activités en droite ligne avec la tradition familiale des commerçants Takna, qui forment déjà une communauté active sur place. D’ailleurs, Boularaf n’aurait vraisemblablement quitté sa ville natale que dans la perspective d’exercer le métier de commerçant. Il débute son activité dans le commerce de produits provenant principalement du Maroc : tapis, sucre, thé, artisanat, gomme arabique, sel, etc. Toutefois, il ne se limite pas au rôle d’intermédiaire et, avec ses propres dromadaires, il organise lui-même des caravanes pour importer du sel de Taoudénit (au nord-ouest du Mali)25.
17On a vu plus haut le goût de Boularaf pour les livres et le savoir. « En réalité, je ne suis ni un savant ni même un homme de culture, simplement, j’aime la science et les hommes de culture », écrit-il26. S’il n’est pas issu d’un groupe tribal ou d’une ville de tradition intellectuelle, il a tiré grand profit de ses voyages et de ses séjours dans des villes de savoir comme Chinguetti, Oualata et Tombouctou. Celle-ci, capitale intellectuelle et carrefour commercial du Soudan, lui offre le contexte idéal pour développer ce goût pour le ‘ilm dont il a finalement fait commerce.
18Peu de temps après ses débuts dans le négoce, Ahmad Boularaf s’oriente donc vers le commerce des livres, profitant de sa formation et de sa fréquentation des milieux lettrés en Mauritanie qui l’avaient familiarisé avec la production savante écrite. Il met ainsi à profit ses qualités et son sens du commerce pour se lancer dans la reproduction de textes manuscrits et l’acquisition de livres imprimés. Son atelier à Tombouctou devient un centre de production et de diffusion du livre en langue arabe.
19La production imprimée a aussi permis une plus large circulation des livres, devenus plus accessibles que les manuscrits, en termes de prix et de diffusion. En effet, alors que le coût de production des manuscrits est grevé par le prix du papier, le temps de travail des copistes et la quantité réduite des exemplaires, le coût des imprimés, quant à lui, se voyait réduit grâce au faible prix du papier et l’augmentation du nombre d’exemplaires. Dans ce dernier cas, les imprimeurs amortissent leurs investissements en diffusant plus largement et à prix réduit.
20Les textes imprimés les plus demandés sont les livres religieux. Utiles pour la prière et pour l’enseignement du Coran, ils servent aussi de support didactique pour l’enseignement dans les mosquées et les écoles de la région. Le livre sert alors à guider la vie quotidienne du bon musulman, en lui apportant une connaissance précise des pratiques cultuelles et des lois coraniques. Mais tous les livres, tant s’en faut, ne sont pas imprimés et le marché du livre demeure encore à cette époque dominé par le manuscrit.
21Dans ce contexte de production manuscrite, plusieurs facteurs déterminent le prix d’un livre : son auteur, son contenu, la rareté et la demande. La connaissance que Boularaf a des écrits savants lui est utile pour définir ce que sont de « bons livres », c’est-à-dire, comme il l’écrit lui-même, des livres « utiles pour le commerce, la vie mondaine et le salut dans l’au-delà27 ». Il ne ménage pas ses efforts pour obtenir les informations nécessaires auprès des propriétaires et des auteurs des manuscrits rares qu’il doit acquérir, faire copier et vendre : il alimente ainsi son commerce et fidélise sa clientèle. La reproduction des manuscrits est à sa charge, ce qui implique de fournir le papier et le salaire du scribe. Lorsque la demande est importante ou régulière, certains manuscrits sont souvent reproduits. Mais Boularaf peut aussi répondre à une commande spéciale, comme il le fait, en 1940, lorsque l’ethnologue et muséologue suisse Jean Gabus lui commande la copie d’un livre rédigé par un lettré de Oualata28.
22Cependant, Boularaf rencontre parfois des difficultés à écouler tous les exemplaires d’une édition, certains livres ne trouvant pas de débouchés localement. La proportion des lecteurs est faible à cette époque et la circulation difficile dans une zone en majorité analphabète et non arabophone. Les listes de commandes nous informent sur des livres particuliers que le marché local permettait néanmoins d’écouler : outre les livres religieux, on note une étonnante variété d’ouvrages comprenant des livres de poésie, de grammaire, d’histoire, de géographie, des dictionnaires, voire certains écrits politiques.
23Quoi qu’il en soit, le commerce du livre n’est à ce moment-là pas suffisamment rentable pour subvenir aux besoins de Boularaf. Contraint de poursuivre ses autres activités commerciales, il continue à importer des produits d’artisanat et d’autres marchandises manufacturées du Maroc qu’il écoule auprès des boutiques marocaines établies à Bamako et au Sénégal.
Ateliers et scribes
24Jusqu’à l’avènement de l’imprimerie dans le monde arabe, Tombouctou tire sa renommée des « ateliers-librairies », lieux de reproduction et de vente de manuscrits-livres qu’elle abrite. Quant aux libraires, Ibn Khaldoun, dans sa Muqaddima, les a définis de façon lapidaire : « Les libraires (warrâq) sont des spécialistes de la copie, des corrections, de la reliure et de tout ce qui concerne les livres et la littérature. On ne les trouve que dans les grandes villes29 ». On voit là se dessiner un pan de l’activité de Boularaf, engageant des copistes auxquels il fournit le papier et le modèle du livre manuscrit. Il utilise sa maison comme lieu de commerce et comme librairie, selon des modalités proches de celles décrites par Ezio Ornato concernant le livre médiéval en Occident entre les xiiie et xve siècles30.
25L’activité des copistes de Tombouctou constitue un métier à part entière, pratiqué par des scribes qui maîtrisent la langue arabe et la calligraphie et copient les manuscrits dans différents styles (maghribi, sahraoui, sudani, saki). De nombreux scribes de la ville ont travaillé pour Boularaf31. Ce dernier est également susceptible de les envoyer chez les propriétaires des manuscrits, où ils ont alors pour mission de reproduire les manuscrits sur place. Certains ont d’ailleurs compté parmi ses disciples et ont profité de cette activité pour avoir accès à des manuscrits rares que Boularaf s’évertuait à obtenir en déployant son énergie comme sa fortune.
26La région sahélo-saharienne est alors un large espace de diffusion des manuscrits arabes32 et ce fond local a certainement constitué pour Boularaf une source féconde pour son commerce. Il peut se procurer des manuscrits auprès des lettrés, en majorité maures, et participer à la reproduction de ces écrits. Lorsqu’il veut acquérir les manuscrits les plus recherchés afin de les recopier, Boularaf se renseigne d’abord auprès des lettrés concernés en leur adressant des lettres de sollicitation33. Il se présente alors non comme un commerçant mais comme un lettré « aimant la science », demandant à son destinataire de lui faire des copies (naskh) des manuscrits dont il dispose, s’engageant, en contrepartie, à lui faire parvenir la quantité de papier qu’il aurait utilisée. Il indique également posséder lui-même un grand nombre de livres et, pour encourager le propriétaire à répondre à sa sollicitation, n’hésite pas à lui envoyer ses propres compositions, comme preuve de sa bonne foi et de sa disposition à collaborer avec lui34. Plusieurs correspondances de Boularaf relatent ces échanges de manuscrits et d’informations sur des textes éventuellement disponibles chez ses destinataires.
27La demeure de Boularaf est aussi ouverte aux lettrés maures de passage en ville, commerçants, voyageurs ou pèlerins. C’est pour Ahmad Boularaf l’occasion d’échanger avec ses hôtes, de s’informer sur la production intellectuelle dans le pays maure et de transcrire les textes dont ils disposent. La méthode de transmission du savoir dans l’Ouest saharien est fondée, rappelons-le, sur la mémorisation : les lettrés sont donc capables de mémoriser un nombre important d’ouvrages et cette pratique explique en partie que les textes classiques de corpus religieux aient été composés en vers. Mais Boularaf a pour obsession le passage à l’écrit. Son opiniâtreté à faire transcrire le corpus oral mémorisé par les hommes de lettres rencontrés ou sollicités a grandement contribué à sauver de nombreux textes de l’oubli.
28Avant que l’imprimerie ne transforme le livre en objet manufacturé, la production artisanale du livre manuscrit demeure l’unique moyen de reproduction des textes à destination du marché de la connaissance et du savoir. Le livre imprimé n’a pas immédiatement détrôné le manuscrit. À cette époque, un nombre important de textes très demandés n’existent pas encore en version imprimée. Par ailleurs, dans ce marché du savoir, le livre manuscrit reste encore prisé en tant que produit de luxe. Néanmoins, la différence de prix entre les deux types d’objet et la fiabilité du procédé de reproduction des textes imprimés ont contribué à la domination progressive de l’imprimé dans les circuits de vente. De son côté, Boularaf sait s’adapter à l’introduction du livre imprimé sur le marché du savoir. Pour cela, il passe des commandes de livres imprimés auprès des libraires tout en cherchant à acquérir les textes manuscrits qui demeuraient hors du circuit de l’imprimerie au Maghreb et en Orient, notamment ceux composés par des lettrés locaux.
29Le marché local évolue et les lecteurs commencent à demander des versions imprimées des ouvrages, jugées plus crédibles, surtout lorsqu’elles sont annotées et commentées et qu’elles ont fait l’objet d’une édition critique établie sur la base de plusieurs copies manuscrites. En donnant une forme novatrice au livre, l’imprimerie contribue au prestige des textes. La qualité de l’impression et du papier, la reliure et les couleurs, la typographie et le lieu de l’édition entrent en ligne de compte pour faire du livre imprimé un nouvel objet prisé par les notables lettrés. Ahmad Boularaf fait éditer à son compte en Tunisie et en Égypte certains livres de son maître Yahya ibn Salim et y fait imprimer ses propres ouvrages35. Cette démarche constitue une illustration concrète de son engagement pour le livre, dans sa forme manuscrite mais aussi imprimée. À partir du début du xxe siècle, ce succès grandissant du livre imprimé a aussi un impact sur les modalités d’achat et la géographie du commerce. Il a notamment contraint les agents commerciaux à se procurer cette « marchandise » plus loin, dans les régions mêmes de sa production et de sa commercialisation, c’est-à-dire principalement au Maghreb et en Orient.
Un réseau de Dakar à Beyrouth
30Au début des années 1920, Ahmad Boularaf a tissé un vaste réseau avec de nombreux acteurs du livre dans le monde arabe : imprimeurs et éditeurs, libraires et commerçants sont autant d’interlocuteurs que mettent en lumière ses correspondances avec le Maghreb et l’Orient. À travers ces correspondances, on peut établir une cartographie des villes, pays et libraires participant à ce réseau : Mali (Gao, Bamako) ; Sénégal (Saint-Louis, Rufisque, Kaolack) ; Nigeria (Kano) ; Maroc (Tanger, Marrakech, Casablanca, Fès, Rabat) ; Égypte (Le Caire) ; Liban (Beyrouth) ; Tunisie (Tunis) ; Algérie (Alger, Oran, Constantine, la région du Touat).
31Dans un contexte de transformations profondes, Boularaf instaure un réseau de points de vente de livres au Mali en s’appuyant sur l’assistance de ses neveux, installés à Gao. Par ailleurs, depuis Tombouctou, avec une énergie inégalée, il s’attèle à la recherche de nouveaux livres imprimés et manuscrits. Il sait en outre tirer profit des courriers et mandats postaux, nouveaux moyens de communication. Le service de poste a en effet été introduit dans le pays par l’administration française36 et a vite été adopté par les commerçants qui cherchent alors un moyen pour faciliter leurs transactions. Si, pour le commerce traditionnel, la caravane et les dromadaires restent encore les seuls moyens de transport de marchandises, grâce aux services postaux, Ahmad Boularaf noue des contacts avec les libraires du monde arabe, puis passe commande, paye et fait transporter la marchandise par ce moyen rapide et efficace. En élargissant le champ des communications, la poste révolutionne le commerce du savoir. Elle permet ainsi d’établir un réseau de commerce vaste, sûr et solide sans lequel Ahmad Boularaf n’aurait pu étendre sa zone de transactions aussi largement, ni même acquérir les informations dont il avait besoin pour gagner une part importante sur le marché du livre imprimé. Alors que Tombouctou est à cette époque une ville enclavée, éloignée des nouveaux centres de pouvoir administratif et économique situés à Bamako, Ahmad Boularaf parvient à s’ouvrir aux espaces maghrébins et orientaux, principaux lieux de production du livre imprimé en langue arabe.
32Le prix des envois de courrier et la réduction de la durée de l’acheminement des marchandises transforment les relations commerciales et la circulation de biens entre pays, notamment à l’intérieur des colonies françaises dans l’Ouest africain, le Maghreb et l’Orient. Les mandats de paiement et les lettres recommandées servent de justificatifs et de garanties dans les transactions commerciales entre personnes ne se connaissent pas. Ce nouveau type de transactions permet à Ahmad Boularaf d’entrer en contact avec des agents extérieurs aux circuits du réseau de commerce transsaharien et de s’ouvrir ainsi à un autre type de relations que celles portées par la tradition, fondées sur une confiance établie selon un principe d’appartenance à la communauté. Dans le contexte transsaharien, les liens sociaux de parenté et les rapports religieux et culturels permettent en effet de contrôler les personnes d’une même communauté marchande à travers différents points de commerce. Et la réputation fait foi entre les parties. Les mandats, le courrier postal et les correspondances marchandes ont aidé à contractualiser d’autres types de rapports commerciaux, en facilitant par exemple le recours à la justice administrative en cas de litige. Le commerce du livre dépassant désormais le cadre traditionnel de l’espace ouest-africain, les affaires se déroulent de façon plus formelle.
33Si nous possédons des informations sur les modalités d’acquisition et de fabrication du livre manuscrit et imprimé, nous ignorons en revanche comment les livres étaient écoulés sur le marché local alors même que les catalogues d’achat montrent combien le commerce du livre était prospère à Tombouctou. Dans cette ville a priori non arabophone, comment expliquer un tel engouement pour les livres de langue arabe ? Elle est non seulement celle de l’enseignement et de l’écriture mais aussi une des langues courantes dans la ville. En effet, outre les tribus arabophones comme les Kunta, les Brabish, les Wasra et les commerçants marocains, algériens, libyens et maures, les autres tribus touareg, songhaï communiquent elles aussi en arabe37. Dans cet univers, les lettrés arabophones qui constituent la clientèle d’Ahmad Boularaf forment une élite qui puise sa légitimité dans la maîtrise de cette langue, en tant que langue du Coran et comme véhicule des textes religieux de référence dans le domaine de l’organisation de la communauté et sur les plans cultuel et juridique. Les livres commandés par Boularaf aux libraires et ceux qu’il compose lui-même reflètent assez bien cette préoccupation partagée pour les sciences religieuses. Le recensement de sa bibliothèque en offre un panorama : sciences du hadith, sciences successorales, jurisprudence, soufisme, littérature, poésie, métrique, prières sur le Prophète, ésotérisme, prières de consultation divine (istikhâra), pédagogie, histoire, astrologie, biographie, grammaire, généalogie…
34Mais, si les livres religieux traditionnels demeurent majoritaires, de nouveaux courants de pensée véhiculés par les revues et les ouvrages modernes émergent. La circulation des supports imprimés a en effet ouvert la voie à de nouveaux genres de livres rédigés par de nouveaux types d’auteurs. Plusieurs indices montrent combien Ahmad Boularaf, à travers son commerce de livres, est partie prenante de cette dynamique. Les commandes qu’il passe pointent son rôle dans la circulation des livres et des idées modernes jusqu’à Tombouctou, dans de nouveaux genres d’ouvrages : des livres sur la pensée politique, l’histoire, la géographie, des monographies illustrées de photographies, des dictionnaires bilingues, etc.
35Ainsi, au cours des années 1920-1950, les idées des réformateurs musulmans qui émergent dans le monde arabo-musulman trouvent un écho favorable jusqu’à Tombouctou. Un nouveau modèle de l’intellectuel moderne est en train de voir le jour, appuyé par les journaux et les revues, supports intellectuels eux aussi nouveaux. Au-delà de l’intérêt commercial et de la demande locale, Boularaf était un homme curieux et passionné par le savoir. Grâce à sa passion et à ses efforts continus, il a contribué à ouvrir le petit monde de Tombouctou sur un nouveau genre de savoir, sans pour autant se couper de la culture traditionnelle.
Un lettré à l’esprit indépendant
36Ahmad Boularaf, comme nous l’avons vu, est plus qu’un simple marchand de livres. Il est un lettré formé dans les mahdara maures de Mauritanie où il a fréquenté de grandes figures savantes, notamment à Chinguetti. Mais c’est en réalité le commerce des manuscrits qui l’a aidé à consolider son profil de lettré. Nous n’avons en effet aucune trace d’écrits qu’il aurait lui-même produits au début de son installation à Tombouctou. Ce n’est que durant les deux dernières décennies de son existence qu’il commence à rédiger des textes, entre autres sous forme de fatwa.
37La production intellectuelle de Boularaf est demeurée sans doute assez modeste au regard des autres grands lettrés du pays bidân mais elle est conforme aux normes de son époque. Il s’inscrit par ailleurs plus dans la culture bidân que soudanaise ; ses maîtres, ses références et ses échanges intellectuels sont majoritairement orientés vers la Mauritanie. Son livre, Izâlat al-rayb, est à cet égard édifiant, puisqu’il comprend plus de quatre-vingt-dix biographies de lettrés bidân. Durant sa vie à Tombouctou, il a maintenu une correspondance avec des lettrés maures et rédigé plusieurs opuscules qui reprenaient leurs ouvrages. Bien plus, il s’est impliqué dans des débats et des polémiques avec des lettrés bidân, notamment les soufis tîjânî de la région du Hawad, au sud-est de la Mauritanie.
38L’enseignement et la culture religieuse du Soudan occidental demeuraient très influencés par la culture des lettrés et des oulémas du pays bidân. La propagation de la culture arabo-islamique s’est accrue à l’époque du royaume du Songhaï, sous la dynastie des Askia, aux xve-xvie siècles et, depuis cet apogée intellectuel, les grandes figures lettrées de Tombouctou sont majoritairement issues du pays bidân. Cette prégnance de la production religieuse bidân à Tombouctou est encore attestée en 1953 par Jean Gabus38. Les écrits de ces lettrés maures sont ainsi particulièrement demandés à Tombouctou. Héritier de cette tradition, Ahmad Boularaf rédige lui aussi des compilations à partir du corpus des grands lettrés bidân. C’est ainsi que peut être interprétée sa démarche de publication des travaux de son maître, Yahya ibn Salim.
39Face à une demande locale d’un savoir religieux utilitaire, Boularaf rédige également des compilations dans un but commercial manifeste. Il reprend alors essentiellement les textes les plus demandés, précisément parce que ces derniers constituent des manuels simples pour l’enseignement ou les pratiques cultuelles. On peut faire l’hypothèse que c’est ce constat qui a conduit Shamil Jeppie à considérer Ahmad Boularaf comme compilateur39 plutôt que comme érudit. Or les oulémas bidân sont eux-mêmes en majorité des compilateurs de textes religieux connus, même s’ils excellent aussi dans les commentaires, la mise en vers et les abrégés des ouvrages fondateurs de la tradition sunnite malikite. Pour sa part, Ahmad Boularaf s’est distingué par sa grande capacité de synthèse et de rédaction, comme l’atteste le catalogue de ses écrits (soixante-douze textes). Il semble d’ailleurs que cette production intellectuelle prolifique ne soit pas passée inaperçue de son vivant, comme le laisse penser la façon dont un commerçant marocain basé à Bamako s’adresse à lui et le qualifie de « philosophe du grand Sahara40 ».
40Plusieurs éléments invitent à repenser le statut d’Ahmad Boularaf au sein de la communauté intellectuelle à laquelle il appartenait. Il a tout d’abord pris position aux côtés de son maître Yahya ibn Salim dans les polémiques dogmatiques, théologiques, intellectuelles qui animaient la Tijaniyya en Mauritanie, notamment autour du pôle hamalliste (partisans de Hamahu Allah). Bien qu’il soit un tîjânî convaincu, il n’hésite pas non plus à critiquer Jawharat al-kamal (La Perle de la perfection), une des litanies obligatoires des tîjânî, et les écrits des figures maghrébines de la confrérie, comme Akansus (ou Kansusi). Il a également fait l’éloge de la qâdiriyya des Kunta, principale branche de la confrérie en Afrique occidentale, et composé des textes consacrés à ses maîtres. Il résuma et il diffusa les textes de Sid al-Mukhtar al-Kunti et de ses successeurs comme Sid Muhammad, al-Bakkay et ses disciples, alors même qu’al-Bakkay est connu pour son hostilité virulente à l’égard de la Tijaniyya41. De façon générale, les écrits d’Ahmad Boularaf reflètent plutôt la pensée d’un homme ouvert d’esprit et libéré des dogmes confrériques partisans.
41La position d’Ahmad Boularaf contre l’esclavage s’inscrit dans le même registre. Il s’est en effet révolté contre la persistance de cette pratique dans la société soudanaise, allant jusqu’à rédiger une fatwa dans laquelle il récuse la direction de la prière de tout savant justifiant l’esclavage en s’appuyant sur la charia. Cette position lui a notamment valu les critiques de quelques lettrés qui voyaient dans son avis juridique contre l’esclavage une violation du texte canonique.
42Dans son ouvrage Izâlat al-rayb, outre des thématiques classiques traitées par les lettrés maures, Ahmad Boularaf consacre un plaidoyer à l’écriture de l’histoire, décrite comme discipline délaissée, voire sous-estimée par les gens de Soudan et souvent réduite à des notices biographiques consacrées aux lettrés et à leurs généalogies (ansâb). Dans cet ouvrage, au contraire, Boularaf développe une argumentation illustrant les « mérites de l’histoire » (fadl al-târîkh)42 et rédige un texte sur l’origine de sa propre tribu (Ait Musa Waali) et un court texte sur la confédération des Takna.
43Son attrait pour les écrits modernes transparaît plus dans l’intérêt qu’il porte à certains types d’écrits que dans sa propre production. L’attention qu’il porte à l’histoire et à la pensée politique, notamment, se reflète dans ses commandes de livres. Y figurent des textes classiques comme la Muqqadima d’Ibn Khaldoun ou al-Hulal al-sundusiyya fî al-akhbâr al-tûnisiyya d’al-Wazir al-Siraj mais aussi des ouvrages modernes tels le Nouveau Monde de l’islam (Hâdir al-‘âlam al-islâmî) dont la traduction arabe de Chakib Arlsan paraît en 192543. Sa connaissance des revues, qui véhiculaient les idées novatrices des réformistes musulmans, constitue un autre indice de son engagement dans les débats de son temps. Au-delà des titres de périodiques que Ahmad Boularaf contribue à faire circuler44 par ses commandes répétées, ses correspondances montrent qu’il était en mesure d’en discuter aussi les contenus45. Enfin, le fait qu’il ait été invité à assister à l’assemblée générale annuelle de la fameuse Association des oulémas algériens, dont il a peut-être été membre lui-même, illustre à quel point le vaste de réseaux d’interlocuteurs qu’il a entretenu au Maghreb et en Orient dépassait le cadre de relations strictement commerciales.
* * *
44Le parcours d’Ahmad Boularaf est atypique. Parti très jeune de sud du Maroc à la recherche de la fortune, comme le veut la tradition, il a vécu ses derniers jours dans le dénuement à Tombouctou, alors que ses pairs étaient retournés à Guelmim pour y réinvestir leur fortune. Lettré, Ahmad Boularaf a laissé un héritage intellectuel de grande valeur. Commerçant, il a incarné le rôle de passeur culturel, bâtissant des passerelles entre l’Afrique occidentale, l’Afrique du Nord et l’Orient. Sans doute grâce cette identité double, parfois perçue comme contradictoire, il a contribué à dynamiser les échanges intellectuels au-delà des clivages ethnique, linguistique, culturel, confrérique et identitaire, et par-delà les frontières étatiques.
45Ahmed Boularaf est mort en 1955 à Tombouctou, laissant derrière lui une riche bibliothèque, composée de manuscrits et de livres imprimés : en 1945, elle comptait 2 076 manuscrits et 6 039 livres imprimés, mais en 2006, il ne restait plus que 680 manuscrits et 900 imprimés46. À sa mort, son fils Abdallah a hérité de sa bibliothèque. Après la grande sécheresse, notamment à Tombouctou, qui coïncide, selon Abdel Kader Haïdara, avec l’instauration, par l’Unesco, du centre des manuscrits à Niamey, en 1974, l’État du Niger a acheté des manuscrits au Mali. Abdallah Boularaf a vendu une partie des manuscrits de la bibliothèque de son père47. Après la mort d’Abdallah, en 1993, la situation de la bibliothèque est devenue critique. Ce n’est que plus tard qu’un petit-fils d’Ahmad Boularaf décide de faire revivre la bibliothèque familiale dans le cadre des projets de sauvegarde du patrimoine culturel menés par l’Unesco à Tombouctou. Mais les troubles au nord du Mali à partir de 2012 et la montée des actions des groupes armés se réclamant de mouvances jihadistes au nord du Mali ont fait sombrer la ville dans une crise qui paraît sans issue. Une partie des manuscrits conservés au Centre Ahmed Baba ont été transportés à Bamako48.
Livres et manuscrits transportés par une caravane

Christian Wouters (CC BY-NC-ND 4.0)
Notes de bas de page
1 Shamil Jeppie, « A Timbuktu bibliophile between the Mediterranean and the Sahel: Ahmad Bul‘arāf and the circulation of books in the first half of the twentieth century », The Journal of North African Studies, vol. 20, no 1, 2015, p. 65-77; « History for Timbuktu: Ahmad Bul’araf, Archives and the Place of the Past », History in Africa: A Journal of Debates, Methods and Sources Analysis, vol. 38, 2011, p. 401-416.
2 Abdelouahed Akmir, « Les Marocains à Tombouctou », dans Abdelouahed Akmir, Abdelmalek Beni Azza & Yahya Abou El Farah, La Présence marocaine en Afrique de l’Ouest. Cas du Sénégal, du Mali et de la Côte d’Ivoire, Rabat, Université Mohammed V – Souissi, Institut des études africaines, 1997, p. 151-169.
3 Ghislaine Lydon, On Trans-Saharan Trails: Islamic Law, Trade Networks, and Cross-Cultural Exchange in Nineteenth-Century Western Africa, Cambridge, Cambridge University Press, 2009.
4 Ghislaine Lydon, « A Thirst for Knowledge: Arabic Literacy, Writing Paper and Saharan Bibliophiles in the Southwestern Sahara », dans Graziano Krätli & Ghislaine Lydon (dir.), The Trans-Saharan Book Trade Manuscript Culture. Arabic Literacy and Intellectual History in Muslim Africa, Leiden/Boston, Brill, 2011, p. 63-70.
5 Ahmad Bul‘araf, Izalat al-rayb wa-l-shakk wa-l-tafrît fî dhikr al-mu’allifîn min ahl al-Takrur wa-l-Sahra’ wa-ahl Shanqît, Éd. Al Hadî al-Mabruk al-Dalî, Trablus (Lîbya), Matabi‘ al-wahda al-‘arabiyya, 2000.
6 La date de naissance d’Ahmad Boularaf et celle de son installation à Tombouctou sont indiquées dans un testament écrit de sa main. Il nous a été communiqué par la famille Boularaf au Mali. Les deux dates diffèrent de celles avancées par Shamil Jeppie dans son article « A Timbuktu bibliophile between the Mediterranean and the Sahel », op. cit.
7 Ahmad Boularaf, manuscrit no 4989 (Izalat al-rayb), Institut des hautes études et de recherches islamiques Ahmed-Baba (IHERI-AB), Bamako, p. 1.
8 Contrairement à ce qu’avance Ghislaine Lydon, il semble qu’Ahmad Boularaf n’appartenait ni à la famille Bayruk ni à celle des Barka de Guelmim. Il était certes issu de la même tribu que Bayruk, mais pas de la même famille. Ghislaine Lydon, « A Thirst for Knowledge », op. cit., p. 65.
9 Ahmad Boularaf, manuscrit no 6527, Institut des hautes études et de recherches islamiques Ahmed-Baba (IHERI-AB), Bamako.
10 Ahmad Boularaf, manuscrit no 4649, Institut des hautes études et de recherches islamiques Ahmed-Baba (IHERI-AB), Bamako.
11 Houari Touati, « Les héritiers : anthropologie des maisons de science maghrébines aux xie/xviie et xiie/xviiie siècles », in Hassan Elboudrari (dir.), Modes de transmission de la culture religieuse en Islam, Le Caire, Institut français d’archéologie orientale du Caire, 1993, p. 65-72.
12 Rahal Boubrik, « Anthropologie historique d’une cité saharienne. Walata. Parenté et pouvoir », Hespéris-Tamuda, vol. L, 2015, p. 133-154. [En ligne] https://www.hesperis-tamuda.com/Downloads/2010-2019/2015/5.pdf [archive].
13 Fondé dans la région de Nioro au Mali, le hamilisme est une branche de la confrérie Tijaniyya. Voir Constant Hamès, « Cheikh Hamallah ou qu’est-ce qu’une confrérie islamique (Tarîqa) ? », Archives de sciences sociales des religions, vol. 55, no1, 1983, p. 67-83. [En ligne] https://www.persee.fr/doc/assr_0335-5985_1983_num_55_1_2273. Voir aussi Traoré Alioune, L’Islam et la colonisation en Afrique. Cheikh Hamahoullah : homme de foi et résistant, Paris, Maisonneuve & Larose, 1983.
14 Entretien avec le petit-fils de Boularaf à Bamako (octobre 2018). Dans son testament, Boularaf affirme qu’il n’a que deux fils et des filles.
15 Abdelouahed Akmir, Abdelmalek Beni Azza & Yahya Abou El Farah, La Présence marocaine en Afrique de l’Ouest, op. cit., p. 170.
16 Le terme « pays bidan » (trab al-bidan) signifie littéralement « pays des blancs » par distinction avec bilad al-Sûdan (pays des noirs). Néanmoins, le terme bidan recouvre une connotation plus culturelle et sociale que « raciale », un bidanî n’étant pas forcément un blanc. L’espace traditionnel de cette société bidan est limité au nord par Oued Noun (sud du Maroc), au sud par le fleuve Sénégal ; à l’ouest, il commence à l’Atlantique et s’étend vers l’est jusqu’à l’Azawad et à Arawan (nord du Mali).
17 Plusieurs études ont abordé la vie intellectuelle à Tombouctou, particulièrement celle d’Ousmane Oumar Kane parue en 2016. Ousmane Oumar Kane, Beyond Timbuktu: an Intellectual History of Muslim West Africa, Cambridge, Harvard University Press, 2016.
18 Mahmoûd Kâti ben El-Hâdj El-Motaouakkel Kâti, Tarikh el Fettach ou chronique du chercheur pour servir à l'histoire des villes, des armées et des principaux personnages du Teckrour, Éd. et trad. Houdas Octave, Delafosse Maurice, Paris, Adrien Maisonneuve, 1964, p. 177.
19 Léon l’Africain (mort entre 1527 et 1555), Description de l’Afrique, Paris, Adrien-Maisonneuve, 1956, p. 468-469.
20 Parmi les témoignages qui relatent la continuité de cette tradition bibliophile de Tombouctou, notons ceux de Félix Dubois à la toute fin du xixe (Tombouctou la mystérieuse, Paris, Flammarion, 1897) ou de Paul Marty au début des années 1920 (Études sur l’Islam et les tribus du Soudan, II, La région de Tombouctou [Islam Songaï], Dienné, le macina et dépendances [Islam Peul], Paris, E. Leroux, 1920-1921).
21 Journal officiel du Soudan français, 24e, no 548, Impr. du Gouvernement (Bamako), date d’édition 1er avril 1929, p. 174.
22 Journal officiel du Soudan français, 24e, no 548, Impr. du Gouvernement (Bamako), date d’édition : 1er mai 1932, p. 247.
23 Sidi Mohamed Ould Youbba, « Bibliothèque de Bula’raf », Chemin du savoir. Les manuscrits arabes et A’jami de la région soudano-sahélienne, Rabat, Institut des études africaines, 2006, p. 67.
24 Ahmad Boularaf, Izâlat al-rayb, op. cit., p. 24.
25 Ghislaine Lydon, « Thirst for Knowledge », op. cit., p. 67.
26 Ahmad Boularaf, Izâlat al-rayb, op. cit., p. 1.
27 « Yarbah fî al-mâl wa-l-dunyâ wa-l-âkhira ». Ahmad Boularaf, manuscrit no 6665, Institut des hautes études et de recherches islamiques Ahmed-Baba (IHERI-AB), Bamako.
28 Jean Gabus, Initiation au désert, Lausanne, Libraire de l’Université, 1954, p. 221.
29 Ibn Khaldûn, Discours sur l’histoire universelle. Al-Muqaddima, traduit de l’arabe, présenté et annoté par Vincent Monteil, 3e éd. Revue, Paris, Actes Sud, 1997, p. 663.
30 Ornato Ezio, « Les conditions de production et de diffusion du livre médiéval (xiiie-xve siècles). Quelques considérations générales », Publications de l’École française de Rome, no 82, « Culture et idéologie dans la genèse de l’État moderne. Actes de la table ronde de Rome (15-17 octobre 1984) », 1985, p. 57-84.
31 Abdel Kader Haïdara, « An Overview of the Major Manuscript Libraries in Timbuktu », dans Graziano Krätli & Ghislaine Lydon (dir.), The Trans-Saharan Book Trade Manuscript Culture, op. cit., p. 252.
32 John Hunwick, Arabic Literature of Africa, Volume 4, The Writings of Western Sudanic Africa, Leiden, Brill, 2003.
33 Ahmad Boularaf, manuscrit no 1145, Institut des hautes études et de recherches islamiques Ahmed-Baba (IHERI-AB), Bamako.
34 Ahmad Boularaf, manuscrit, no 5158, Institut des hautes études et de recherches islamiques Ahmed-Baba (IHERI-AB), Bamako.
35 Pour un aperçu de la production d’Ahmad Boularaf, voir Abdel Kader Haïdara, « An Overview of the Major Manuscript Libraries in Timbuktu », op. cit., p. 251.
36 Voir à ce sujet Annick Lacroix, Un service pour quel public ? Postes et télécommunications dans l’Algérie colonisée (1830-1939), Rennes, Presses de l’université de Rennes, 2022.
37 Félix Dubois, Tombouctou la mystérieuse, op. cit., p. 315.
38 Jean Gabus, op. cit., p. 221.
39 Shamil Jeppie, « A Timbuktu bibliophile between the Mediterranean and the Sahel », op. cit., p. 73.
40 Abdelouahed Akmir, Abdelmalek Beni Azza & Yahya Abou El Farah, La Présence marocaine en Afrique de l’Ouest, op. cit., p. 164. Voir aussi la lettre en annexe (p. 442).
41 Sur la polémique qui opposa Bakkai et Akansus, voir Zahra Tamouh, « Les sources sur la Qādiriyya kuntiyya au xixe siècle conservées dans les bibliothèques marocaines et françaises », Sudanic Africa, vol. 13, 2002, p. 153-169.
42 Ahmad Boularaf, Izâlat al-rayb, op. cit., p. 2-4.
43 Voir la lettre qui se trouve dans l’annexe d’Abdelouahed Akmir, Abdelmalek Beni Azza & Yahya Abou El Farah, La Présence marocaine en Afrique de l’Ouest, op. cit., p. 442. Le livre en question est initialement écrit par l’historien américain Lothrop Stoddard en 1921 sous le titre The New World of Islam ; il est ensuite traduit en français en 1923 (Lothrop Stoddard, Le Nouveau Monde de l’islam, traduit de l’anglais par Abel Doysié, Paris, Payot, 1923). La traduction arabe paraît en 1925. Chakib Arslan (1869-1946) y ajoute une introduction et des commentaires. Le livre, qui fait 362 pages dans sa version originale, est édité en arabe en deux tomes (plus de 1 000 pages). Une deuxième édition encore augmentée parut en 1931. C’est presque un autre livre : Chakib Arslan a commenté en corrigeant et en ajoutant des informations sur le monde musulman, y compris sur l’Afrique occidentale.
44 On pense notamment aux numéros de la revue le Lien indissoluble (al-‘Urwâ al-Wuthqâ), le Phare (al-Manâr) et le Météore (al-Shihâb).
45 Dans une lettre, Boularaf mentionne aussi le nom du réformiste Rachid Rida, fondateur de la revue le Phare (al-Manâr), dont il livre un aperçu de ses idées.
46 Sidi Mohamed Ould Youbba, « Bibliothèque de Bula’raf », op. cit., p. 69.
47 Abdel Kader Haïdara, « An Overview of the Major Manuscript Libraries in Timbuktu », op. cit., p. 254.
48 Inauguré en 1973 à Tombouctou, le Centre de documentation et de recherche Ahmed-Baba abrite principalement les manuscrits en langue arabe. En 1999, il devient l’Institut des hautes études et de recherches islamiques Ahmed-Baba (IHERI-AB). Suite aux attaques de groupes armés en 2012, les responsables ont décidé de transporter une partie des manuscrits à Bamako, où un siège provisoire est dédié à l’Institut en attendant son retour à Tombouctou.
Auteur
Institut des études africaines, université Mohammed V, Rabat

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