Conférence du 2 avril 2019
Le pèlerinage total de Mansa Moussa (14e siècle)
Entre voyage d’affaires et diplomatie
p. 84-99
Texte intégral
1L’empire du Mali est fondé par un personnage semi-légendaire, Sunjata Keita, un peu avant le milieu du 13e siècle. Je dis semi-légendaire car il a très probablement existé, mais les récits sur sa vie qui sont parvenus jusqu’à nous en ont fait l’avatar du héros fondateur, sa vie est entourée d’éléments merveilleux et a été mythifiée.
2Il initia un mouvement de conquêtes qui culmina sous ses successeurs. Vers 1300, la boucle du Niger est prise et notamment Gao, capitale royale de la région. À cette époque, Tombouctou n’est encore qu’un gros village. Le Mali contrôle les mines d’or de la savane et oriente le flux des caravanes du commerce transsaharien vers sa ville douanière, Walata, située entre désert et Sahel ; puis vers sa capitale, qui n’a pas encore été retrouvée aujourd’hui. L’empire est à son apogée dans la première moitié du 14e siècle, sous le règne de Mansa Moussa, ou Kankan/Kankou Moussa pour les sources internes, qui aurait régné de 1312 à 1337 – les dates sont indicatives –, et de son frère Mansa Suleyman, qui était au pouvoir en 1352-1353 lors du passage du grand voyageur Ibn Battuta.
Voyage d’Ibn Battuta au bilâd al-sûdân

Hadrien Collet (CC BY-NC-ND 4.0)
3En Égypte, on trouve à cette époque au pouvoir la dynastie mamelouke bahrite. Les Mamelouks règnent sur l’Égypte de 1250 à 1517 et connaissent deux « dynasties », une première que l’on appelle bahrite et une seconde, qui prend le pouvoir en 1382, que l’on appelle circassienne. En 1324, le sultan mamelouk qui est au pouvoir s’appelle al-Nasir Muhammad b. Qalawun. Il connaît deux premiers règnes compliqués, puis règne sans discontinuer de 1310 jusqu’à sa mort en 1341, ce qui marque l’apogée mamelouk sur l’Égypte. Il faut donc signaler qu’en 1324 les deux dynasties régnant sur le Mali et l’Égypte sont à leur apogée. Le sultan égyptien est à cette époque symboliquement le souverain le plus important de l’Islam avec un grand « I », c’est-à-dire de l’islam politique, des mondes musulmans, et ce pour trois raisons :
- Il porte le prestigieux titre de khâdim al-haramayn – serviteur des deux sanctuaires – car il contrôle Médine et La Mecque.
- Il contrôle le Mahmal, cérémonie mamelouke processionnelle qui apparaît dans les années 1260 et qui est copiée par d’autres souverains musulmans. Le nom mahmal désigne le dromadaire portant un palanquin d’apparat, vide d’homme, transportant l'étoffe que l’on appelle kiswa et qui devait, chaque année lors du grand pèlerinage, recouvrir rituellement la Kaaba, lieu le plus saint de l’islam au centre de la mosquée sacrée de La Mecque, vers laquelle on prie. Après des troubles au début du 14e siècle, les Mamelouks remportent la partie sur leurs concurrents irakiens et yéménites et parviennent à imposer le seul Mahmal du Caire à partir de 1321.
- Enfin, il est le protecteur du calife abbasside du Caire, qu’il abrite dans sa citadelle. Après la chute de Bagdad en 1258, les survivants de la dynastie abbasside trouvent refuge au Caire. Toutefois, le calife est inféodé aux Mamelouks, il n’a plus aucun pouvoir effectif et les sultans mamelouks s’en servent pour se faire investir par eux, pour recevoir un supplément de légitimité et apparaître comme les chefs politiques de l’Islam. La plupart du temps, il vit assigné à résidence à la citadelle du Caire sous étroite surveillance. En 1324, le calife était al-Mustakfi bi-Llah.
4Le pèlerinage de Mansa Moussa en 1324 est l’événement le mieux renseigné de l’histoire de l’Afrique de l’Ouest subsaharienne au Moyen Âge. Ce fut même, à l’échelle de l’Islam politique, l’événement le plus important de l’année 724 du calendrier hégirien. Du côté du domaine mamelouk, on le trouve mentionné dans presque toutes les chroniques des historiens du Caire et de Damas jusqu’en 1517. Du côté des historiens médiévaux de La Mecque, c’est également l’événement le plus important de l’année 724.
5Ce pèlerinage n’est pas le premier d’un mansa – « souverain » – du Mali. Un premier a eu lieu sans doute dans les années 1260, effectué par un souverain du nom de Mansa Wali, puis un autre autour de 1300 par un usurpateur, Sakura, qui cherchait sans doute à légitimer son règne par ce biais. Le pèlerinage de 1324 s’inscrit donc dans une tradition de cette dynastie.
6Il faut savoir qu’en dehors de l’épigraphie on ne possède pas d’écrits datant de la période médiévale pour l’Afrique de l’Ouest. La grande aventure des manuscrits ouest-africains commence massivement au 17e siècle. Les sources sont donc assez rares pour connaître ce qui se passait au sud du Sahara, et on doit chercher les témoignages dans les manuscrits du Maghreb, d’al-Andalus, et du Moyen-Orient. Le pèlerinage de Mansa Moussa est l’événement le plus documenté de l’Ouest africain médiéval, mais la trame n’en est pas forcément plus claire, et on va voir que des récits concurrents circulaient et que d’autres demeurent énigmatiques à la lumière des connaissances actuelles.
7L’Atlas catalan d’Abraham Cresques (1375) s’appuie sur le portulan d’Angelino Dulcert de 1339. Il s’agit de la plus ancienne représentation du Mansa Moussa. Suite à son pèlerinage, le mansa du Mali est, comme en témoigne cette carte, connu dans l’ensemble du bassin méditerranéen comme « le roi de l’or ». Il est représenté un globe à la main et muni d’un sceptre et d’une couronne. Il s’agit des attributs de la royauté présentés selon une symbolique de l’Occident chrétien, mais qui ont la particularité ici, pour le globe et la couronne, d’être en or. Le lecteur éduqué de l’époque pouvait ainsi immédiatement l’identifier comme roi.
Le séjour au Caire
8La caravane du Mali arriva au Caire en juillet 1324. Le grand pèlerinage, le hajj, a lieu tous les ans du 8 au 13 du dernier mois du calendrier hégirien, dhû al-hijja, littéralement « celui qui possède le pèlerinage ». Cela correspondait, cette année-là, à la semaine du 4 au 9 décembre. Le voyage du Caire à La Mecque durait environ quarante jours. Le départ de la capitale égyptienne avait généralement lieu deux mois plus tôt, le 16 du mois de shawwâl, ce qui correspondait cette année-là au 14 octobre. Le séjour à la capitale égyptienne de la caravane du Mali dura donc un peu plus de trois mois.
Mansa Musa dans l’Atlas catalan d’Abraham Cresques

Détail de l’Atlas Catalan représentant Kanga Mussa
Crédit : Wikipedia (https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Kanga_Moussa_Atlas_Catalan.jpg) ; domaine public
9La caravane arriva par les pyramides de Gizeh où elle séjourna trois jours, avant d’être installée dans la nécropole de la Qarafa, en contrebas de la citadelle où résidait le pouvoir mamelouk. Immédiatement, de très hauts officiels mamelouks prirent en charge Mansa Moussa et sa suite.
La rencontre avec le sultan égyptien
10Le premier enjeu qui se détache est la rencontre entre les deux sultans. Moussa n’est pas seulement un pèlerin, mais également un chef d’État en visite. Le protocole exige donc qu’il monte à la citadelle. Seul problème, l’étiquette impose au sultan du Mali de se prosterner devant le sultan égyptien.
11Or, le mansa du Mali est un roi sacré qui jouit d’une place toute particulière dans sa société. Un certain nombre de tabous entourent sa personne, on ne peut pas lui adresser la parole directement et on doit toujours passer par un interprète habilité qui lui répète ce qu’on vient de dire, alors même que les sources indiquent qu’il maîtrisait parfaitement l’arabe. Personne n’a le droit de le voir manger et ses sujets, lorsqu’ils sont en sa présence, doivent le saluer en se recouvrant la tête de terre. Il est donc hors de question qu’il se prosterne ainsi devant le sultan mamelouk, à la face du monde et devant les grands de son empire. Dans un premier temps, il joue donc la montre, occupant par exemple son temps à des achats sur les marchés du Caire. Il fait par ailleurs envoyer 40 000 dinars au sultan et 10 000 au vice-sultan, ce qui lui vaut de se faire offrir un palais où résider. Mais cela pose problème, car le cadeau est trop somptueux. La logique diplomatique exige de la chancellerie mamelouke qu’elle calcule minutieusement la valeur d’un cadeau reçu pour en retour en offrir un au moins de valeur équivalente. Le sultan mamelouk se doit donc d’honorer son hôte en personne. Les sources montrent les autorités mameloukes insistantes, tout en restant courtoises, avant que Mansa Moussa n’accepte de monter à la citadelle. Mais il faut certainement y voir une négociation très serrée autour des attentes des deux sultans et du déroulé de la cérémonie. Il a existé au 14e siècle deux versions concurrentes sur le dénouement de cette affaire.
12La première montre Mansa Moussa qui refuse d’abord de se prosterner, puis qui y est contraint. Il n’est ensuite pas autorisé à s’asseoir en présence du sultan égyptien al-Nasir Muhammad et ne reçoit pas les honneurs auxquels il aurait droit en tant que sultan musulman. La deuxième version, qui finit par s’imposer chez les historiens mamelouks, est qu’il refuse de se prosterner en l’honneur du sultan, mais le fait en invoquant Dieu devant lequel seul il s’incline. Le sultan égyptien ne lui en tient pas rigueur et les deux deviennent ensuite compagnons. Moussa est honoré en recevant les cadeaux et les riches habits de circonstance, et reçoit le privilège de cheminer dans la caravane du Mahmal avec tous les honneurs dus à son rang, et un entretien matériel intégral de la part des autorités égyptiennes jusqu’à La Mecque.
La rencontre avec le calife abbasside du Caire ?
13Une autre question a émergé récemment : elle interroge la possibilité que Mansa Moussa ait cherché à rencontrer le calife abbasside du Caire. Un seul historien mentionne directement que le calife était présent lors de la rencontre entre Mansa Moussa et al-Nasir Muhammad. J’ai mentionné que le calife était assigné à résidence à la citadelle et qu’il conservait une fonction symbolique et de légitimation pour le pouvoir du Caire, qui était devenu le centre politique de l’Islam. De fait, la présence du calife abbasside au Caire a contribué à faire de la ville le carrefour diplomatique de l’Islam. Jusqu’en 1517, les souverains musulmans s’y sont rendus pour obtenir un diplôme d’investiture du calife afin d’être officiellement désignés comme les représentants de l’islam dans leur partie du monde. Nous avons des témoignages au sujet de sultans de Dehli en Inde, de sultans turcs d’Anatolie, comme du sultan du Borno dans la région du lac Tchad. Mais les Mamelouks ne donnaient pas facilement accès au calife. On peut penser qu’un tel diplôme, qui aurait fait de Mansa Moussa le représentant officiel de l’islam au Takrur – nom donné au Moyen-Orient à la partie islamisée du Sahel –, qu’un tel diplôme avait fait partie des négociations préalables à la montée des nobles du Mali à la citadelle, et qu’il avait été payé à prix d’or.
Les dépenses et les emprunts
14Le pèlerinage fut donc aussi prétexte à une visite de chef d’État avec certainement divers objectifs – rencontrer le calife et établir des relations diplomatiques avec les Mamelouks – qui furent couronnés de succès. Mais il y a aussi une autre dimension, non religieuse, à ce pèlerinage : il s’agissait également d’un voyage d’affaires. C’est sans doute l’aspect le plus connu du voyage, celui qui a laissé le plus de traces dans les imaginaires, qui a consacré Moussa comme le « roi de l’or ». Bien que les sources divergent sensiblement sur le sujet, on estime que la caravane avait apporté du Mali environ douze tonnes d’or, une somme absolument colossale pour l’époque. Cet or permettait aux gens du Mali de payer les dépenses courantes du voyage, de faire des cadeaux aux puissants pour acheter des faveurs, mais surtout de faire du commerce. Les sources mameloukes nous rapportent des témoignages de marchands cairotes perdant littéralement la tête face à ces hommes venus du bilâd al-sûdân – littéralement « le pays des noirs » – depuis longtemps associé à un mythique pays de l’or, et face à leurs achats sans fin sur les marchés du Caire. Ils dépensèrent tellement qu’ils durent ensuite faire de gros emprunts auprès des créanciers du Caire. Certains auteurs les décrivent volontiers comme des proies faciles, à qui l’on pouvait vendre n’importe quoi à des prix gonflés pour l’occasion. Pourtant, si l’on reprend toute la littérature disponible sur le sujet, une tendance générale se dessine. Il est clair qu’il s’agissait d’une démonstration de force du Mali, qui envoyait ainsi un message fort : si le bassin méditerranéen se portait globalement bien à cette époque, un peu moins de vingt-cinq ans avant la grande peste noire, il le devait en partie à l’or du Mali. Il faut aussi souligner que l’endettement a certainement été une stratégie commerciale, puisque les marchands égyptiens étaient invités ensuite à recouvrir leur dû directement au Mali. Comme le voyage ne se faisait pas à vide à l’époque, l’objectif était donc de faire venir les caravanes égyptiennes au sud du Sahara pour qu’elles viennent commercer au Mali et apportent avec elles les grands produits de l’Orient voire de l’Extrême-Orient. Ce fut une réussite, puisque les historiens postérieurs signalent que les caravanes égyptiennes fréquentèrent régulièrement l’empire du Mali, et quand le voyageur marocain Ibn Battuta y passe en 1352-1353, il signale la présence d’une communauté d’Égyptiens installés à la capitale du Mali.
15Il existait de nombreuses légendes sur l’or de l’Afrique subsaharienne, notamment un mythe sur l’or organique, qui poussait comme les plantes ou les carottes, selon le cycle de la nature, avec cette idée donc qu’il était inépuisable. Il est amusant de voir que lorsqu’on l’interroge à ce sujet au Caire, Mansa Moussa répond que oui, l’or pousse bien comme des plantes dans les territoires qu’il contrôle. Cette anecdote montre que les légendes pouvaient aussi être entretenues – voire coproduites – par les acteurs du sud du Sahara, qui faisaient ainsi la promotion de leurs richesses. Ici on voit bien le but, puisqu’il s’agit de faire venir des marchands étrangers de très loin, mais également de présenter des garanties financières solides pour faire des emprunts qui dépassent toute limite habituelle.
Le voyage en Arabie
16Après trois mois de séjour au Caire bien remplis, il était temps de prendre le chemin de La Mecque, en compagnie du Mahmal donc, comme invités de marque.
La fitna de La Mecque
17Mais même le séjour à La Mecque n’a pas échappé au climat politique de l’époque. Les historiens de La Mecque ou ceux situés en Arabie ont transmis de la période médiévale au 19e siècle un texte singulier que j’ai eu le plaisir de présenter pour la première fois aux études africaines1. Je vous propose d’abord de vous le lire ce texte, car il n’est pas très long, puis de le commenter et de présenter le contexte plus large dans lequel ce type d’incident s’inscrit. Il s’agit d’un extrait d’une histoire de La Mecque de Abdullah ibn Asad al-Yafi, qui était un savant soufi mort dans la ville sainte en 1367. Il avait 26 ans en 1324. Lisons ce court texte extrait de son livre intitulé « Miroir de l’intérieur et leçon de l’éveillé » (Mir’ât al-jinân wa ‘ibrat al-yaqzân) :
Au cours de cette année, le roi du Takrur Moussa b. Abi Bakr b. Abi al-Aswad se présenta pour le pèlerinage avec des milliers de ses soldats. Le prix de l’or descendit alors de deux dirhams. Il se présenta au sultan, le salua et ne s’assit pas. Puis il monta un cheval. Il offrit au sultan 40 000 mithqâl, et à son vice-sultan 10 000. Il était jeune, doué de raison et d’intelligence, d’un bel aspect, avide de science et suivait l’école malikite.
18Le texte reprend là une version qui circulait chez les historiens de Damas. Elle a été recopiée par al-Yafi et n’est donc pas un texte original. Le Takrur, comme je l’ai précisé, est le nom que l’on donne à la partie islamisée du Sahel à l’époque. Le mithqâl est l’unité de poids de l’or et correspond à une valeur comprise entre 4,25 et 4,63 grammes d’or. Il correspondait en théorie à un dinar, mais cette équivalence fut loin d’être toujours le cas. Dans cette version, on comprend pourquoi Mansa Moussa ne put s’asseoir avec le sultan égyptien al-Nasir Muhammad. Continuons la lecture :
J’ajoute, concernant son esprit de bon sens et de sagesse, que je l’ai vu alors qu’il se trouvait à la fenêtre surplombant la Kaaba du ribât al-khûzî [bâtiment qui servait d’auberge dans lequel Mansa Moussa a séjourné]. Il avait calmé ses compagnons en proie à l’agitation suite à une discorde (fitna) qui avait éclaté entre eux et les Turcs. Ils avaient brandi, au cours de cette discorde, les épées dans la mosquée sacrée (al-masjid al-harâm), alors que [Moussa], étant dans une position surplombante, avait vu sur eux. Il leur avait ordonné de revenir sur leur intention d’en découdre [faisant montre] d’une intense colère envers eux en raison de cette fitna. C’est [un signe] de la supériorité de son intelligence car il n’avait pas de lieu de repli ni d’auxiliaires en dehors de ceux de sa patrie et de ses gens, si les larges [effectifs] de ses cavaliers et ses fantassins étaient venus à se réduire.
Le roi du Takrur Moussa revint [en Égypte]. Le sultan le revêtit d’une robe d’honneur royale, d’un turban circulaire, d’une jubba noire et d’une épée en or.
19Il s’agit du seul texte d’un historien témoin du voyage de Mansa Moussa qui nous rapporte directement ce à quoi il a assisté. « Fitna » est un mot polysémique, que l’on peut traduire par querelle, discorde, voire lutte intestine et guerre civile. C’est un terme qui est utilisé quand les deux forces en présence sont musulmanes. Dans le cadre du hajj, grand pèlerinage à La Mecque, il y avait au Moyen Âge régulièrement des fitna-s qui prenaient place dans l’enceinte de la mosquée sacrée. Le sang y était fréquemment versé et il y avait même des charges de cavalerie dans l’enceinte sacrée2. Les motifs variaient, mais étaient souvent liés à des luttes d’influence politique pour le contrôle de La Mecque ou de l’économie du pèlerinage. Il arrivait aussi que des personnages importants essaient d’accomplir les rituels en premiers au détriment des autres, entraînant bousculades et frictions. Toujours est-il que, si l’on en croit les textes, les hommes faisaient à l’époque leur pèlerinage épée à la ceinture. L’incident eut vraisemblablement tout de la catastrophe avortée, car quand le combat s’engageait dans la mosquée sacrée, il était souvent sanglant. D’où l’éloge d’al-Yafi envers Mansa Moussa qui s’était distingué pour contrôler impeccablement les milliers de soldats qui l’accompagnaient. Pour donner une idée de ce que cela pouvait donner quand la situation dérapait, voici un court extrait que l’on trouve dans l’histoire de La Mecque d’Ahmad Zayni Dahlan, un compilateur des sources mecquoises qui a vécu à la fin du 19e siècle :
En 785 [1384], une fitna éclata entre un pèlerin du Takrur, les gens du Maghreb (al-mughâraba) et les pèlerins d’Irak et du Yémen au moment du hajj. Près d’un millier d’hommes furent tués, pendant que la prière adressée à Dieu par le chérif Ajlan, installé sur la chaire de prêche (minbar), continuait.
20Ces textes sont donc vraiment étonnants, ils dépeignent presque cinématographiquement le chef spirituel de La Mecque en train de parler sur sa chaire pendant que sous ses yeux on s’étripe !
Le retour au Caire
21Si le pèlerinage se déroula idéalement jusque-là, le retour de La Mecque vers Le Caire fut, semble-t-il, l’occasion du seul accroc du voyage de Mansa Moussa. Les gens du Mali avaient décidé de rester un peu profiter des marchés de La Mecque et n’étaient pas rentrés avec la caravane officielle du Mahmal. Il semblerait qu’ils se soient ensuite égarés et qu’ils aient dû affronter les affres de l’hiver dans le Hedjaz et le harcèlement de certaines tribus bédouines. Le plus vieux texte connu sur cet événement a été écrit par l’historien damascène al-Jazari (m. 1338-1339) dans ses « Événements du temps » (Hawâdith al-zamân). J’en reprends ici un extrait :
Au cours de cette année [725/1325], Moussa, souverain du Takrur, et ceux qui étaient avec lui, arrivèrent du noble Hedjaz. Ils s’étaient attardés [à La Mecque] près de trois mois3 après le [départ des] pèlerins. De grands malheurs et des peines immenses les avaient affligés en raison de la pénurie de vivres. Leur capacité à se déplacer s’était affaiblie, leurs bêtes de somme avaient péri, et les Arabes nomades avaient pillé la plupart de leurs richesses. Ainsi ils étaient arrivés à Suez dans un état déplorable. Ils virent de loin un poisson gigantesque (samaka ‘azîma) et se dirigèrent vers lui. Ils le trouvèrent long de 83 pieds [24,5 m. env.], large de 35 pieds [10,3 m. env.] et haut de cinq coudées et demie [2,50 m. env.]. Ils en mangèrent, s’en repurent et s’enduisirent de sa graisse. Ils apportèrent au Caire une de ses parties longues de sept coudées [entre 3,15 m. et 3,50 m. env.], offrant un spectacle plaisant qui attira les foules.
22Je laisse à votre interprétation ce texte teinté de merveilleux. Je précise juste que les historiens mamelouks postérieurs qui en avaient connaissance l’on réécrit pour le rendre plus crédible, notamment la partie sur le poisson géant, qui est par exemple rendu chez Ibn Khaldoun (m. 1406) par : « Ils mangeaient de la chair de gros poissons quand ils en trouvaient. »
Les retombées du voyage : le modèle des souverains musulmans du Sahel
23Les sources ne parlent presque pas du second séjour égyptien si ce n’est pour dire que la générosité se renouvela entre les deux sultans et que les nobles du Mali se livrèrent à de nouveaux emprunts.
24Mansa Moussa obtint les résultats escomptés avec son pèlerinage qui dépassait largement, on l’a vu, le cadre religieux. Quand l’encyclopédiste al-Omari fit le premier tableau géopolitique des mondes de l’Islam entre 1328 et 1348, il fit du sultanat du Mali l’une des premières puissances mondiales. Les manuels de chancellerie mamelouks installèrent également les mansas du Mali très haut dans la hiérarchie des souverains du monde. L’empreinte profonde que laissa Mansa Moussa dans l’Orient fut donc durable et son souvenir se prolongea jusqu’à la fin de la période médiévale.
25En Afrique de l’Ouest également, le souvenir du pèlerinage de 1324 s’inscrivit dans la mémoire historique collective durablement. Les deux grandes chroniques de Tombouctou, le Târîkh al-Sûdân (« Histoire [ou chronique] du Soudan ») de Abderrahmane Es Saâdi, écrit vers 1655, et le Târîkh (« histoire » ou « chronique ») d’Ibn al-Mukhtar, écrit vers 1664, permettent d’en rendre compte. Le pèlerinage de Mansa Moussa est quasiment le seul évènement qui subsiste sur l’empire du Mali dans ces chroniques. De nombreuses anecdotes reflètent les histoires qui circulaient dans la culture orale concernant cet événement. Les récits que les chroniques véhiculent ont été embellis, déformés. Mansa Moussa y est érigé en souverain musulman sahélien idéal, comme un modèle à imiter et à dépasser pour les souverains venant après lui.
Notes de bas de page
1 Hadrien Collet, « Échos d’Arabie. Le pèlerinage à La Mecque de Mansa Musa (724-725/1324-1325) d’après des nouvelles sources », History in Africa, no 46, 2019, p. 105-135.
2 Je renvoie ici à un article assez passionnant et abordable sur les fitna-s à La Mecque : Éric Vallet, « Panique à La Mecque. Écrire la fitna au temps des chérifs hasanides (début ixe-xve siècles) », Désordres créateurs. L’invention politique à la faveur des troubles, Emmanuelle Tixier du Mesnil et Gilles Lecuppre (dir.), Éditions Kimé, 2014, p. 215-243. [En ligne] https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00994150/
3 D’autres récits parlent plutôt de quelques jours.
Auteur
Historien, chargé de recherche à l’Institut français d’archéologie orientale

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