Conférence du 12 mars 2019
Pèlerins, marché et régulation du hajj en France
p. 213-237
Texte intégral
Introduction
1Cette recherche a débuté en 2016 lorsque nous avons décidé de répondre à un appel à projets lancé par le Bureau central des cultes (BCC) qui avait pour objectif, à la suite des attentats du 13 novembre 2015, de soutenir la recherche universitaire et de renforcer la connaissance sur des sujets liés à l’islam en France. Intitulée « Hajj, étude du marché français : enquête de satisfaction des pèlerins », notre recherche avait pour ambition d’identifier les problèmes de ce marché dysfonctionnel et d’émettre des recommandations. Notre rapport a été remis en décembre 2017.
2Dès le départ, nous étions conscientes des problèmes déontologiques qui se posent au chercheur lorsqu’il établit des liens avec les pouvoirs publics.
3Notre première crainte était de ne plus être perçues comme impartiales aux yeux de nos interviewés. C’est un problème que nous avons rencontré lorsque nous avons interviewé des pèlerins qui se sont méfiés de nous, nous percevant comme les « relais » du ministère de l’Intérieur. Il faut bien dire que dans un contexte post-attentat où parler de sa foi peut entraîner la peur d’une stigmatisation, cette suspicion était pour le moins légitime.
4Un autre problème était le risque de prendre pour acquises les catégories qui sont celles du ministère de l’Intérieur – parfois reprises par des chercheurs –, articulées autour de la distinction entre Frères musulmans, salafistes, jihadistes, takfiristes, etc. Il nous a semblé problématique de reprendre à notre compte ces catégories qui, dans le cas particulier du hajj, ne permettent pas de saisir les pratiques concrètes des pèlerins et/ou des guides. L’autre risque était bien évidemment celui de confondre engagement religieux et passage à la violence.
5En dépit de ces écueils, nous avons souhaité nous engager dans cette recherche, considérant le travail sur un objet construit par les pouvoirs publics comme une porte d’entrée particulièrement heuristique pour comprendre la manière dont les agents de l’État appréhendent une problématique à un moment particulier et comment ils la reformulent en problème public.
6Ce qui suit n’est donc pas à proprement parler un résumé de notre rapport mais plutôt une réflexion plus large sur la manière dont le hajj permet de saisir les pratiques et représentations des musulmans en France, mais aussi la régulation de l’islam par les pouvoirs publics.
Le hajj investi par les jeunes
7Notre question de recherche a découlé d’un constat émanant du terrain : celui du rajeunissement des pèlerins venus de France. Il s’agissait d’essayer de comprendre pourquoi ces jeunes s’investissaient dans le hajj. Alors que ce voyage était traditionnellement associé à une étape avancée dans la vie du croyant, il est de plus en plus envisagé comme un moment clé de la trajectoire religieuse des jeunes musulmans.
8Parallèlement à ce phénomène de rajeunissement, on observe d’autres évolutions sociologiques : un accroissement du nombre de pèlerins (qui a doublé entre 2012 et 2014, passant de 10 000 à 20 000) ; une francisation (puisque pour la première fois, en 2014, le nombre de pèlerins français est supérieur aux pèlerins étrangers dans les 20 000 pèlerins qui partent de France) ; une augmentation du nombre de convertis ; une féminisation – que l’on peut attribuer à la conjugalité, car pour la plupart des jeunes partent en couple, associant d’ailleurs souvent le hajj au mariage en l’accomplissant juste après leur union. En plus de l’effectuer très jeunes, les pèlerins ne se contentent plus d’un seul séjour en Arabie saoudite. Ils se rendent régulièrement aux Lieux saints de l’islam en accomplissant plusieurs fois le hajj, mais aussi des petits pèlerinages (‘umra). Il faut souligner la différence de coût : 1 000 € en moyenne pour la ‘umra contre plus de 6 500 € pour le grand pèlerinage.
9Comment expliquer cette attractivité du hajj pour les jeunes ? Il y a évidemment de nombreux facteurs qui varient d’un sujet à l’autre, mais l’une des motivations souvent revenue dans la bouche de nos interlocuteurs est la peur de la mort. De nombreux pèlerins nous ont fait remarquer qu’ils avaient vécu des événements tragiques juste avant leur départ pour La Mecque, comme la perte d’un proche. Si l’on s’en tient au discours des croyants, certains décident d’accomplir le hajj pour expier leurs péchés et pour les bénéfices octroyés au retour. À cet égard, ils s’appuient sur le hadith, rapporté par al-Bukhari, selon lequel « le pèlerin reviendra de son hajj comme le jour où sa mère l’a enfanté ». Au-delà du discours des croyants, cet engouement pour le pèlerinage peut s’expliquer par l’émergence de classes moyennes musulmanes, nées et éduquées en France. Cette observation invalide ainsi l’idée selon laquelle la religion serait une simple compensation métaphysique à la précarité du quotidien et confirme plutôt la thèse de l’embourgeoisement d’une partie des musulmans européens et de l’émergence d’une religiosité entrepreneuriale. Notre enquête de terrain nous a permis de constater l’investissement de très jeunes entrepreneurs dans des start-up du hajj, plus proches des jeunes pèlerins que les agences traditionnelles tenues par l’ancienne génération.
10L’ensemble de ces évolutions – le rajeunissement, l’accroissement du nombre de pèlerins, les dynamiques de marché – s’inscrivent dans ce que certains appellent les « processus de réislamisation » et d’autres le « retour du religieux ». Ces notions sont à considérer avec précaution, puisque la sociologie des religions a montré qu’il n’y a pas de retour du religieux mais plutôt un processus d’individualisation des rapports au religieux. Qu’il s’agisse du hajj ou de la visibilité croissante de l’islam dans l’espace public, ces évolutions semblent donner raison aux partisans de la thèse de la désécularisation des sociétés post-modernes ou « post-séculières », pour paraphraser Habermas1. D’après une idée largement répandue dans le débat public, l’intensification des pratiques religieuses, surtout lorsqu’elles s’effectuent à l’extérieur de l’État-nation, signifierait un éloignement de la communauté nationale. Ce serait encore plus vrai pour l’islam et pour le hajj, tantôt perçus comme un attachement viscéral au pays d’origine et tantôt comme l’importation d’un modèle wahhabite venu d’Arabie saoudite. C’est précisément cette question du lien entre l’expression religieuse et l’attachement à la nation que nous avons cherché à explorer dans notre recherche, pour savoir si la mobilité du hajj pouvait être perçue comme la traduction d’un recul des appartenances nationales. Notre hypothèse principale, au contraire, fait de ce pèlerinage le vecteur d’une réaffirmation de l’appartenance nationale.
11Il est important à ce stade de justifier le choix des termes que nous avons utilisés. Nous avons écarté la notion d’« identité » qui, dans le contexte français, quand elle est articulée à la nation, est une notion opaque, voire problématique. Nous lui avons préféré celle d’« appartenance » et celle, empruntée à Jean-François Bayart, de « processus d’identification2 », plus à même de saisir les multiples formes d’adhésion à la collectivité nationale et les modalités de redéfinition de soi (nationale, locale, ethnique, islamique, familiale, générationnelle, etc.).
12Notre réflexion s’inscrit au cœur de plusieurs débats. Le premier, qui fera l’objet de notre première partie, porte sur le lien entre mondialisation et citoyenneté : est-ce que les mobilités religieuses doivent être considérées comme des menaces pour le cadre national ou les appartenances nationales ? Le deuxième débat concerne les liens entre l’économie néo-libérale et le religieux : alors qu’il existe un consensus sur le fait que le marché renforce la religiosité, notre recherche ambitionne d’identifier les effets des dynamiques marchandes sur les appartenances nationales. Et enfin, le troisième, que nous effleurons en guise de conclusion, touche à la régulation du marché du hajj et à ce que celle-ci nous apprend des dynamiques de la gestion du culte par les pouvoirs publics.
État de la question
13Le hajj a fait l’objet de nombreux travaux d’historiens3 et de travaux d’anthropologues. Ces derniers portent le plus souvent sur des terrains extra-européens. Quant aux politistes, ils s’intéressent principalement à la répartition des quotas entre les différents pays arabes et musulmans. Mais l’organisation du hajj et le vécu des musulmans européens restent largement sous-explorés par les sociologues du politique4. Pour la France, le seul travail sur lequel nous pouvons nous appuyer est celui d’Omar Saghi, qui s’intéresse au vécu et aux pratiques des pèlerins, mais pas au marché ni à la régulation du pèlerinage par les autorités saoudiennes ou françaises5. Notre approche est innovante parce qu’elle essaie précisément de penser les effets du marché religieux sur les pratiques des pèlerins et leurs appartenances, en dépassant une vision strictement nationale pour tenir compte des identifications à l’échelle globale. Le hajj permet en effet de se saisir du religieux dans un contexte globalisé, parce qu’il implique de nombreux acteurs : le pèlerin, l’agent, le directeur d’agence, le mutawaf (le guide saoudien sur place).
Méthodologie de l’enquête
14Notre méthodologie est à la fois quantitative et qualitative. Nous avons lancé en premier lieu un questionnaire en ligne à l’intention des pèlerins. Nous avons également tenté de recueillir des données chiffrées auprès des autorités consulaires et des acteurs officiels autant saoudiens que français. Pour ce qui est de l’approche qualitative, nous avons réalisé une centaine d’entretiens avec des pèlerins, des associations, des acteurs institutionnels et surtout des directeurs d’agence de voyages.
15Concernant ces dernières, il faut noter qu’il existe une différence entre les agences disposant d’un agrément – aujourd’hui au nombre de soixante-cinq, il y en avait quarante-quatre au moment de l’enquête – et celles qui ne sont pas agréées par l’Arabie saoudite. Les entretiens avec les directeurs étaient parfois difficiles, surtout lorsqu’ils bénéficiaient d’un agrément et disposaient d’un nombre de visas élevé : craignant de perdre ces derniers, un directeur d’agence dotée de 2 000 visas préférait souvent annuler l’entretien. Ils essayaient ainsi de nous décrédibiliser, considérant que notre recherche était une enquête policière et n’avait rien à voir avec une recherche académique. Ils tentaient aussi de nous intimider par des réflexions machistes, mais disons, pour aller vite, que nous avons réussi à contourner ces difficultés, d’abord parce que nous sommes deux et aussi grâce à notre maîtrise de la langue arabe, que nous avons largement exploitée, ce qui suscitait le respect de nos interlocuteurs. En ce qui concerne les pèlerins, nous avons passé de longues heures à Roissy - Charles-de-Gaulle pour essayer d’obtenir des contacts, des numéros de téléphone, des mails. À Roissy, nous pouvions demander aux pèlerins de nous présenter leurs passeports afin de voir quelle agence figurait sur leur visa. Le plus souvent, les pèlerins passaient par des agences non agréées, mais sur leurs passeports figurait le nom d’une agence agréée. Ils n’étaient pour leur part pas au courant de ce type de partenariat entre les agences. Nous avons pu également obtenir un certain nombre de contacts de pèlerins en assistant aux séminaires que chaque agence propose avant les départs. Ces séminaires, qui durent en général une demi-journée voire une journée entière, sont animés par des guides, qui viennent expliquer aux pèlerins les rites du hajj (lapidation des stèles, stationnement à Arafat) mais aussi comment mettre leur ihram (la tenue blanche à revêtir pour entrer en état de sacralité). Les questions logistiques sont également abordées : distribution des passeports, des sacs à dos, etc. Ce terrain s’est clôt par un voyage à Djedda, en Arabie saoudite, où nous étions invitées au consulat de France pour présenter les résultats de notre recherche. Ce séjour nous a donné l’occasion de conduire des entretiens avec des organisateurs et gestionnaires saoudiens qui organisent le pèlerinage et de recueillir leurs analyses quant aux problématiques du marché, aussi bien en France qu’en Arabie saoudite, où le hajj est en pleine transformation depuis l’arrivée au pouvoir du prince héritier Mohammed ben Salman en 2017.
Les rites du hajj
16Le hajj, l’un des cinq piliers de l’islam, bénéficie d’une importance majeure aux yeux des musulmans puisqu’une des sourates du Coran lui est consacrée.
17Ce pèlerinage a des racines antérieures à l’islam et remonte à la première alliance, celle entre Dieu et Ibrahim/Abraham. Il faut aussi savoir que ce pèlerinage ne s’accomplit pas à proprement parler à La Mecque, mais à l’extérieur de l’enceinte de la ville : Mina, Arafat et Muzdalifah.
18Le premier jour, le pèlerin se rend à Mina, où sont installées des centaines de milliers de tentes en vue d’accueillir trois millions de pèlerins. Le lendemain, il se rend à Arafat, un vaste plateau situé à vingt kilomètres de La Mecque, où il doit demeurer jusqu’au coucher du soleil et invoquer Dieu. C’est le moment le plus important du hajj. Dans la Sunna, on dit que le hajj, c’est Arafat (al-hajj ‘arafa). Arafat fait référence au dernier sermon prononcé par le Prophète, le « Sermon de l’adieu ». Après Arafat, le soir même, le pèlerin se rend sur un troisième site, appelé Muzdalifah, où il dort à même le sol aux côtés des trois millions de pèlerins. Ce n’est que le lendemain, sur la route du retour vers Mina, qu’il accomplit la lapidation de stèles (jamarât), qui commémore la résistance d’Ibrahim aux tentations de Satan contre le sacrifice de son fils Ismaël ordonné par Dieu. Ensuite, il rejoint la Grande Mosquée pour faire son dernier tawâf (les sept circumambulations autour de la Kaaba et les sept allers-retours entre les deux monticules Marwa et Safa) pour ensuite rejoindre les campements de Mina et dormir deux ou trois nuits (au choix).
Un renforcement des identifications nationales
19On pense souvent que le hajj permet un extraordinaire brassage de populations et constitue une occasion de rencontres interculturelles. Les agences de voyages participent à véhiculer ce type d’idées, en vantant le fait que le pèlerin serait transformé au contact de la umma. Par exemple, une agence faisait référence au boxeur Mohammed Ali qui disait, avant de mourir, que le plus beau jour de sa vie fut celui où il pria aux côtés du million de musulmans de différentes nationalités sur le mont Arafat. Ce type d’argument se retrouve souvent sur les sites officiels des agences de voyages. Sans totalement invalider la thèse de rencontre avec la umma, il apparaît que le hajj agit certes bien sur les identifications, mais que cette transformation est moins le résultat d’un contact avec des étrangers qu’un contact avec d’autres musulmans français. C’est paradoxalement à La Mecque, le lieu de l’universel où se mêlent toutes les langues et nationalités, là où prend corps la umma, qu’on se découvre le plus français à la fois aux yeux des autres et entre Français. Comment expliquer ce qui peut apparaître comme un paradoxe ?
Facteurs organisationnels et linguistiques
20Le premier facteur est d’ordre organisationnel : le pèlerin voyage en effet toujours au sein d’un groupe d’individus venus exclusivement de France et reste attaché à son groupe durant la totalité du voyage. Si aucune restriction n’a été imposée pour le voyage de la ‘umra, les autorités saoudiennes ont, depuis 2006, imposé un « agrément hajj » à tous les pays « non musulmans » (voir plus bas). Si vous partez de France, vous devez partir avec une agence française agréée, si bien qu’il est devenu très difficile pour un musulman venu de France d’effectuer son hajj de manière autonome. Cette organisation par nationalité est particulièrement visible à Mina : les tentes sont regroupées géographiquement au sein de grandes catégories (Amérique, Europe et Turquie, Asie du Sud).
21Outre l’organisation du hajj par les Saoudiens, le facteur linguistique contribue à souder des groupes de nationaux. Les rares moments où les pèlerins ne sont pas avec leur groupe6 sont des moments où ils pourraient rencontrer l’Autre musulman. C’est justement là que la question de la langue intervient : les jeunes pèlerins venus de France parlent rarement l’arabe. Ils ont ainsi des difficultés à établir un contact avec les autres nationalités. Si certains connaissent l’arabe classique – ceux par exemple qui ont entrepris des études coraniques –, la plupart ne maîtrisent pas un dialecte qui leur permettrait de parler avec des Saoudiens. Le regard des Saoudiens sur les pèlerins venus de France, qui interroge la possibilité d’être arabe sans parler arabe, les renvoie sans cesse à une altérité. Des difficultés sont perceptibles, puisque les guides sont aussi là pour aiguiller le pèlerin dans la prononciation des invocations religieuses. Le fait de ne pas maîtriser l’arabe dit quelque chose d’important et renvoie à un déficit d’arabité et, par ricochet, peut affecter les identifications religieuses en donnant à certains pèlerins l’impression d’être des musulmans « différents ».
22Ces deux facteurs, l’organisation du pèlerinage et la langue, nous permettent ainsi d’étayer l’idée d’un renforcement de groupes de nationaux par le hajj.
Un catalyseur des clivages internes à l’islam en France
23Tout en renforçant les appartenances nationales, le hajj exacerbe les clivages et tensions internes à l’islam en France. Cela contredit ainsi l’idée selon laquelle un groupe de nationaux serait renforcé par la différence avec l’extérieur.
24Ces clivages sont avant tout générationnels. Certes, il est intéressant de noter que certains jeunes voyagent avec leurs aînés. Pendant ce pèlerinage, ils essaient de familiariser leurs parents, leurs oncles, leurs grands-parents à leur vision de l’islam qu’ils considèrent comme le « vrai » islam, en les aidant par exemple à accomplir les rites (la coupe des cheveux, les pierres à ramasser pour la lapidation, etc.). Mais au-delà de cette image d’un consensus entre générations, la réalité de terrain est beaucoup plus conflictuelle ; de nombreux pèlerins nous ont ainsi rapporté leur expérience des difficultés auxquelles ils ont été confrontés face à ce qu’ils considèrent comme de « mauvaises conceptions » de la part de leurs aînés. Avant le départ, certains parents demandent à leurs enfants : « Pourquoi veux-tu faire ton hajj si tôt ? » On dit souvent aux jeunes : « Attendez plutôt de trouver un travail » ou « Attendez la retraite. Pourquoi vous voulez le faire maintenant ? Cela n’a pas de sens. Attendez d’avoir les capacités matérielles pour le faire ». Les jeunes considèrent qu’il s’agit là de mauvaises conceptions importées du « bled » et qu’il est nécessaire de prendre le pilier au pied de la lettre : accomplir le hajj dès que l’on en a les capacités physiques et matérielles. Ils n’interprètent pas du tout la prescription de la même manière que leurs aînés. Divorcée et n’ayant pas de mahram (chaperon) pour l’accompagner au hajj, Khadija a ainsi été contrainte de voyager avec ses parents. Elle nous a confié que la constante attention dont avait besoin sa mère avait « ruiné son hajj », en ce qu’elle ne lui a pas permis de se concentrer sur ses prières.
25Un autre clivage est propre aux jeunes eux-mêmes. Durant le hajj, de nombreuses questions peuvent être l’objet de débats, voire de polémiques, ce qui peut surprendre car la polémique (jidâl) est proscrite durant le hajj, au risque d’invalider la réalisation du pilier. L’un des sujets de controverse touche au port du niqab. Alors qu’il est écrit dans les textes que la femme doit montrer son visage et ses mains durant le hajj, surtout au moment de la circumambulation, cette règle n’est pas nécessairement valable pour l’ensemble du pèlerinage. Certaines jeunes femmes ne montrent pas leur visage durant toute la durée du hajj ; d’autres le dissimulent uniquement au moment de la circumambulation. Ce sujet a fait l’objet de nombreux débats. On discute même de l’opportunité de conserver un masque hygiénique sur le visage. De nombreux pèlerins en portent, même s’ils sont vaccinés avant de partir, car le hajj, qui regroupe trois millions de personnes au même moment, peut être un foyer d’infection. Pour certaines jeunes filles, on considère que le masque est prohibé et que si l’on n’a pas de problème majeur de santé, on doit absolument s’abstenir de le porter. Autre sujet qui peut faire polémique : la possibilité de prendre des photos. Certains pèlerins s’abstiennent totalement de prendre des photos, alors que d’autres privilégient des applications comme Snapchat, permettant d’envoyer des photos qui ne resteront visibles que quelques secondes. D’autres enfin font fi des préconisations liées à l’image en islam et souhaitent garder des souvenirs de leur séjour. Ces derniers peuvent être considérés avec suspicion ou accusés de faire du « tourisme ».
Le marché du hajj
26Au-delà des grandes évolutions sociologiques du hajj contemporain, notre recherche a aussi tenté de saisir les spécificités d’un marché régi par les autorités saoudiennes et soumis à la loi française du libre marché. Cette organisation complexe du pèlerinage a des effets non négligeables sur la réalisation du voyage par le futur pèlerin.
L’« agrément hajj » délivré par les autorités saoudiennes
27Pour saisir le fonctionnement du marché du pèlerinage en France, il faut d’abord relever l’importance du système de régulation instauré par l’Arabie saoudite. En 2006, les autorités saoudiennes décident de réguler le marché en délivrant des « agréments hajj » à des agences de voyages spécialisées : les agences agréées « hajj ». C’est un système de régulation imposé uniquement aux pays « non musulmans ». En France, quarante-trois acteurs (essentiellement des agences de voyages, mais également quelques associations de l’armée et la mosquée de Paris) se voient donc attribuer un nombre limité de visas. Puis, en 2017, après une décennie de gel de la délivrance d’agrément, les Saoudiens décident d’octroyer un agrément à vingt-cinq nouvelles agences7.
28La régulation par agrément a en fait révolutionné la manière dont les pèlerins organisent désormais leur voyage. Alors que tout pèlerin pouvait s’il le désirait se rendre à La Mecque par ses propres moyens (il suffisait de demander un visa au consulat saoudien), depuis 2006, il est nécessaire de passer par une agence agréée pour pouvoir bénéficier d’un visa et organiser son voyage. Les agences agréées sont ainsi devenues des acteurs clés de l’organisation du hajj.
29Bien que qu’ayant fixé une limite de 450 visas par agence, les Saoudiens n’ont pas octroyé un nombre similaire de visas aux acteurs agréés : quatre grosses agences bénéficient d’un nombre largement supérieur à 1 000 visas (Amen Voyage : 2 178 visas ; Carnot Voyages : 1 500 visas ; Marwa Group : 1 260 visas, et Nour Voyages : 1 082 visas). Ces agences forment une sorte de cartel sur le marché. Ensuite, il y a quatorze agences moyennes, dont le plafond se situe entre 450 et 850 visas. Et finalement, dix-huit petites agences ont un plafond inférieur à 450 visas. Pour de nombreux directeurs d’agences avec lesquels nous nous sommes entretenues, ce système d’attribution inégalitaire de visas est expliqué par un certain favoritisme et par le bon vouloir des Saoudiens.
30Il est aussi intéressant de souligner que le nombre de visas attribués à une agence peut diminuer ou augmenter : si une agence ne parvient pas à écouler la totalité de ses visas, elle doit adresser une lettre d’excuse (i‘tidhar) au ministère du Hajj, l’informant qu’elle n’a pas pu vendre tous ses visas, sous peine d’être pénalisée par une diminution de son quota. On comprend donc l’impératif pour une agence d’écouler ses visas à tout prix. En plus d’être vécues comme une inégalité profonde entre les différents directeurs d’agence, ces disparités entre petites et grosses agences expliquent donc les dysfonctionnements du marché et la raison pour laquelle celui-ci repose largement sur des intermédiaires.
Un marché de sous-traitance
31En effet, si en théorie seules les agences agréées ont le pouvoir de vendre un package « hajj » – seul le munazzim8 (qui est le directeur de l’agence) est considéré comme un interlocuteur par les Saoudiens – il apparaît qu’en pratique ces agences agréées font largement appel à des sous-traitants pour écouler leurs visas, lorsqu’elles ne peuvent pas accéder directement à des acheteurs.
32Il y a rarement une relation directe entre le pèlerin et l’agence agréée. On trouve en effet un nombre important d’intermédiaires impliqués dans la chaîne marchande du hajj. Ces intermédiaires sont de plusieurs ordres : il peut s’agir d’agences non agréées « hajj » mais bénéficiant d’un agrément « ‘umra » ; d’agences non immatriculées dénuées de tout statut juridique et ne disposant pas des critères requis par le ministère du Tourisme pour ouvrir une agence de voyages (Atout France et IATA pour émettre les billets) ; ou encore d’acteurs individuels que l’on appelle « rabatteurs ». Dans l’imaginaire, un « rabatteur » reste associé à un individu qui se tient à l’entrée des mosquées pour recruter de futurs pèlerins, bien que cette image d’Épinal soit aujourd’hui largement dépassée par toute une série de « rabatteurs » indépendants des lieux de culte. Une quatrième catégorie d’intermédiaires est composée par les acteurs associatifs, des mosquées, ou des associations de mosquées, qui participent aussi à organiser le voyage du hajj. La présence de ces nombreux intermédiaires pourrait expliquer l’augmentation du prix du hajj, qui est passé de 2 750 euros en 2006 (date de la mise en place de l’agrément) à 4 700 euros en 2011. Aujourd’hui, le prix moyen est de 6 500 euros pour un court séjour en chambre quadruple.
La diversification de l’offre
33L’agrément ne fait pas gage de notoriété. Il existe une concurrence entre, d’une part, les voyagistes appartenant à la « génération des darons », qui sont pour la plupart arrivés en France dans les années 1960-1980 et qui maîtrisent souvent mal le français ; et, d’autre part, les nouvelles agences non agréées tenues par de jeunes entrepreneurs musulmans nés en France entre 1975 et 1985, souvent diplômés d’universités françaises et qui proposent un hajj plus adapté aux préférences des jeunes. Généralement non dotées d’« agrément hajj », ces agences sont pourtant en mesure de concurrencer les anciennes agences agréées.
34Plusieurs éléments sont mobilisés dans ce jeu de concurrence et en premier lieu les réseaux sociaux. Les jeunes entrepreneurs musulmans sont très actifs sur internet, notamment sur Facebook et Instagram, filmant directement depuis Médine ou postant des vidéos en direct. Internet est un support majeur de ce marché religieux, confirmant la thèse selon laquelle la (ré)islamisation est une conséquence de la globalisation. Ils sont aussi compétitifs parce qu’ils utilisent un langage marketing – par exemple, des slogans, comme « Hajj : vous allez kiffer » –, et lancent de nouveaux produits – « Hajj confort », « Hajj VIP », « Hajj prestige », etc. – qui s’adaptent continuellement aux préférences de leurs nouveaux clients. Pour séduire les couples qui désirent célébrer leur union, certaines agences proposent des formules « lune de miel ».
35On voit qu’à travers le hajj un rituel non musulman peut être réinterprété en un principe islamique : la lune de miel n’est pas une tradition islamique, et sur de nombreux sites internet, on la présente même comme une chose « détestable ». La ruse de ce marché est donc de transformer ce rituel païen en une opportunité pour accomplir le cinquième pilier de l’islam et d’utiliser l’argent de la lune de miel pour réaliser son hajj. Aussi, certaines femmes que nous avons interrogées demandent le hajj comme dot ; et de très nombreux jeunes couples associent hajj et mariage, effectuant le plus souvent leur pèlerinage juste après le mariage. Depuis 2005, le consul saoudien en France impose néanmoins aux couples de présenter leur contrat de mariage civil pour obtenir un visa, ce qui n’était pas le cas auparavant : un mariage « islamique » – ou la lettre d’un imam attestant le mariage – suffisait pour effectuer le voyage. En tout état de cause, cette mesure participe aussi, même indirectement, à renforcer les identifications nationales des jeunes pèlerins.
Les guides
36En plus des nouveaux produits commercialisés par les jeunes agences, les imams ou prédicateurs que l’on désigne comme « guides » ou « accompagnateurs spirituels », sont partie intégrante de cette concurrence entre agences. La qualité de l’encadrement religieux sur place constitue en effet un critère décisif pour les pèlerins, ce dont nous avons pu nous rendre compte lors de nos entretiens et lors de l’enquête de satisfaction. Les agences tentent ainsi de séduire et de fidéliser des prédicateurs populaires auprès de la jeunesse. Parmi les prédicateurs stars, Nader Abou Anas connaît un succès considérable avec 180 000 followers sur Facebook, où il poste régulièrement des vidéos en direct de La Mecque. Président de l’association D’CLIC créée en 2010 avec le Cheikh Ayoub, il organise différents voyages à La Mecque, surtout dans le cadre de la ‘umra. Il y a aussi le guide Mohamed Nadir, qui a effectué son parcours théologique au Maroc ; ou encore Farid Mounir, imam de la mosquée de Longjumeau, qui est l’un des guides préférés de l’agence Tawhid Travel. Ce dernier n’apparaît pas sur la page Facebook de l’agence, mais les pèlerins que nous avons interrogés nous ont dit avoir choisi cette agence pour lui. Il y a aussi Rachid Eljay, l’imam de Brest, connu par le passé par son surnom Abou Houdeyfa, qui explique son changement de nom dans une vidéo sur YouTube devant la Kaaba. Ce dernier a environ un million de followers sur Facebook ; et les inscriptions au hajj se font directement sur son site personnel.
De la concurrence aux partenariats
37Malgré leur forte concurrence, agences agréées et agences non agréées travaillent ensemble en établissant des partenariats et des arrangements. Elles ont besoin les unes des autres : les premières ont les visas, les secondes les clients. C’est donc tout un système de dépendance et de sous-traitance qui existe entre ces acteurs. Plus une agence dispose de visas et plus elle est susceptible de les vendre : elle sera alors obligée d’établir de nombreux partenariats avec des agences non agréées afin d’écouler ses visas. Cela ne concerne d’ailleurs pas uniquement le cas des grosses agences, puisque des petites agences avec 150 visas peuvent aussi vendre leurs visas et ne pas organiser le package hajj.
38Comment se passe cet arrangement ? Nos enquêtes ont révélé que les agences qui vendent leurs visas négocient leur prix entre 1 000 et 1 200 euros. En contrepartie des passeports présentés par l’agence non agréée (ou par un « rabatteur ») à l’agence agréée, celle-ci fournit le fameux visa avec le sticker où le nom de l’acheteur est mentionné. On colle le visa et le sticker sur le passeport des pèlerins qui ont été recrutés par des « rabatteurs » ou par une agence non agréée et, en contrepartie, on verse une somme à l’agence agréée.
39Une agence peut vendre ses visas à une seule autre agence, ou bien à deux ; on a même vu le cas d’une grosse agence qui a vendu ses visas à plus d’une vingtaine d’agences non agréées. Le schéma se complexifie lorsqu’un sous-traitant cherche à son tour à revendre les visas obtenus à un autre. Il peut aussi y avoir des solidarités entre les agences agréées elles-mêmes : une agence agréée disposant d’un nombre de visas qui lui paraît insuffisant par rapport à sa forte clientèle peut s’adresser à une autre agence agréée pour lui racheter ses visas.
40Notons que le marché du hajj est différent du marché classique des tours opérateurs comme Havas Voyages qui vend un package moyennant une commission de 8 à 11 %. Ceci n’est pas le cas pour le hajj parce que l’Arabie saoudite refuse légalement un tel partenariat : elle ne veut avoir à faire pour les formalités qu’aux munazzim-s, les directeurs d’agences agréées, ce qui illustre la disparité entre le droit saoudien et le droit européen. Cette régulation favorise les partenariats, transgénérationnels, comme on l’a évoqué, mais aussi transidéologiques, entre des agences agréées et non agréées, chacun y trouvant son compte. Ces arrangements entre agences s’établissent en effet au-delà de toute considération doctrinale, ce qui facilite la mixité au sein des groupes. La concurrence entre agences ainsi que les partenariats qui en découlent montre qu’il n’y a pas réellement de possibilité de créer un groupe homogène. On trouve en effet des groupes hétérogènes avec des sensibilités de l’islam différentes, parce que le premier objectif est de faire du chiffre. Il s’agit essentiellement de « deals » commerciaux, qui négligent en quelque sorte l’idéologie.
41La trajectoire d’un guide ne suit pas nécessairement la sensibilité idéologique d’une agence ; ce dernier voyage surtout avec l’agence qui lui offre le meilleur deal, aussi bien une agence agréée que non agréée. Par exemple, Youssef Abou Anas (imam de la mosquée d’Ecquevilly) et Ibrahim Abou Talha (imam de la mosquée de Pantin) sont des prédicateurs de la « Voie droite » plutôt d’orientation salafiste. En 2016, tous deux étaient en partenariat avec des agences non agréées, mais ils ont préféré rejoindre des agences agréées en 2017. Youssef Abou Anas a choisi l’agence Méridianis, une agence traditionnelle très connue sur le marché et éloignée de toute idéologie. Son choix peut s’expliquer par le fait que cette agence lui a peut-être offert un meilleur salaire. Du point de vue de l’agence, la présence de ce prédicateur réputé a pu attirer de jeunes pèlerins. Mais l’agence n’a ni annoncé ni publicisé la présence d’Abou Anas auprès de ses pèlerins, ce qui a contrarié certains d’entre eux, tant jeunes qu’âgés, qui n’étaient pas ravis de voyager avec un prédicateur qu’ils considèrent comme sectaire. La logique du marché est donc prédominante parmi les prédicateurs qui s’orientent vers la meilleure offre en suivant davantage les intérêts économiques que la norme islamique.
Le rôle de l’État : entre laisser-faire et contrôle
42L’État n’a pas mené de réel contrôle sur le marché du hajj depuis plus de deux décennies, optant, délibérément ou pas, pour une politique de laisser-faire. S’il s’agit d’une politique délibérée, cela constitue alors une forme indirecte d’intervention, notamment en ce qui concerne le développement d’un commerce illégal de visas. Comment les agences ont-elles pu s’engager dans un commerce de visas hors du contrôle des pouvoirs publics ? Notre étude a confirmé l’existence d’un laisser-faire, surprenant au vu de l’immense trafic de visas que l’on a décrit. Selon nos observations, il n’y a pas eu de cas de redressement judiciaire, à l’exception d’un seul : Nour Voyages. Pour les autres agences agréées, cette mesure est apparue comme une sorte d’avertissement ou de punition, mais n’a pas vraiment été très efficace. Il y a un désengagement des autorités fiscales assez surprenant dans un pays qui n’est pourtant pas réputé pour être le plus libéral de ce point de vue. Le marché du hajj se distingue donc par une parfaite liberté d’action.
Un secteur négligé par les pouvoirs publics
43Une étude des discours que nous avons menée auprès d’acteurs institutionnels éclaire ce laisser-faire. Pour tenter de comprendre, nous avons posé des questions à certains fonctionnaires d’État à propos du manque de contrôle de ce marché qui, de notoriété publique, dysfonctionne depuis des décennies. Comment expliquer ce laisser-faire ? Est-ce pour ne pas mettre mal à l’aise l’Arabie saoudite ? On nous a souvent avancé le prétexte de la laïcité, comme ce fonctionnaire du Quai d’Orsay, qui nous disait : « Le hajj est un marché religieux et nous sommes dans un régime de laïcité ». Mais on voit bien qu’il ne s’agit pas de laïcité dans ce cas-là. Nous avons été à Bercy, au service de la répression des fraudes. Le responsable, dérangé par notre présence, nous a clairement fait comprendre que le hajj n’était pas un sujet qui l’intéressait, que ce n’était pas une niche pour Bercy. Nous lui avons demandé : « À partir de quel moment considérez-vous qu’il y a une alerte ? » Il nous a répondu qu’il faut constituer un dossier pour mener une enquête. Il n’a pas souhaité poursuivre l’entretien et nous a priées de quitter le bureau en proposant de constituer ce dossier.
44Nous avons aussi rencontré un avocat, Me Scavello, qui s’est chargé de quelques plaintes déposées par des pèlerins en 2012. Il y a eu des cas de pèlerins bloqués à l’aéroport, parfois pendant plusieurs jours car ils attendaient leurs passeports. Ceux-ci étaient entre les mains d’autres agences ou d’autres « rabatteurs » qui ne se sont pas présentés à l’aéroport. Me Scavello nous a expliqué que ce préjudice lié à la sous-traitance des visas n’est pas pris en considération par le juge, qui se concentre uniquement sur l’insalubrité des hôtels. Il nous a expliqué qu’un pèlerin ayant attendu son visa trois jours à Roissy ne préoccupait guère le juge. Celui-ci prêtait uniquement attention aux problèmes concrets sur place, comparant les photos d’un dépliant distribué par l’agence et les photos prises par le pèlerin à La Mecque pour condamner. Pour que les plaintes puissent aboutir, il nous a expliqué qu’il faudrait que les pèlerins s’en remettent au tribunal pénal et non civil, qui traite des infractions au Code du tourisme.
45Dans notre rapport soumis au BCC, l’une des recommandations était que les pouvoirs publics puissent contrôler les agences françaises organisatrices du pèlerinage. Cela devrait consister à :
- s’assurer de l’existence d’un contrat liant les pèlerins à l’agence agréée et non à une agence non agréée ou un « rabatteur », seul gage de protection du pèlerin, qui, en cas de manquement de l’agence, pourrait s’assurer d’un remboursement par l’Association professionnelle de solidarité du tourisme (APST) ;
- s’assurer de l’existence d’un contrat qui lierait les agences à leurs guides – toute personne travaillant comme vacataire durant le hajj devant avoir un statut légal et être déclarée ;
- contrôler les agences fictives non immatriculées et actives sur internet ;
- opérer des contrôles fiscaux sur les agences agréées « hajj » et agréées « ‘umra » ;
- ne pas imposer de taxe aux agences de voyages.
46En bref, il s’agirait de considérer le marché du hajj comme un secteur économique banal, sans négligence ni exceptionnalisme fiscal.
Le projet de « redevance hajj »
47Collecter des ressources nationales pour édifier un « islam de France » a amené les pouvoirs publics à se pencher sur le hajj, perçu comme un marché privilégié pour mettre en place une redevance. Suite à la création de la Fondation de l’islam de France (FIF) en 2016, ils ont sollicité les acteurs du culte musulman afin de faire émerger une association cultuelle en charge de la collecte.
48Paralysé par des influences étrangères et des intérêts commerciaux dans le marché du hajj, le Conseil français du culte musulman (CFCM) n’était plus considéré comme le seul acteur susceptible de mettre en place ce projet. Le BCC a alors encouragé d’autres acteurs à proposer des alternatives. Créée en 2018 par Hakim El Karoui, l’Association musulmane pour l’islam de France (AMIF) se présente autonome de toute ingérence étrangère. L’AMIF est destinée à récolter des fonds pour financer le culte et réinvestir l’argent collecté pour promouvoir l’islam de France. Il s’agit aussi pour l’AMIF de lutter contre l’emprise salafiste et former les cadres religieux. L’AMIF veut enfin, selon Hakim El Karoui, rendre service aux fidèles en « baissant le prix du pèlerinage », parce que « les pèlerins se plaignent d’une dégradation de la qualité de service »9. L’AMIF se présente comme un régulateur susceptible d’améliorer le voyage, assainir le marché, tout en prélevant plus de treize millions d’euros.
49Le projet de redevance porté par l’AMIF soulève plusieurs interrogations. Il a créé beaucoup de mécontentements aussi bien de la part d’acteurs concurrents que parmi les pèlerins, qui perçoivent la taxe comme illégitime. À ce manque d’appui sur le terrain s’ajoutent des accusations de connivence avec l’État, qui nourrissent l’idée d’un projet de redevance imposé « par le haut ». Nombre de représentants du CFCM nous ont confié que l’AMIF n’était selon eux qu’une création du BCC, dont l’unique objectif serait de diviser les musulmans et de leur imposer leurs choix politiques.
50D’autres associations sont en lice pour refonder l’islam de France, comme l’Association pour le financement et le soutien du culte musulman (AFSCM), une nouvelle organisation créée en juillet 2018 sous l’égide du CFCM. L’AFSCM promeut une structure unique de régulation des financements de l’islam à l’échelle nationale visant à collecter des fonds et financer des mosquées. Elle cherche à se positionner contre le projet de l’AMIF, considéré comme une menace. Pour El Karoui, l’AFSCM est « une vaste opération de communication », avec des conflits d’intérêts et des problèmes de transparence : « Qui va gouverner l’AFSCM ? À quoi cette association va-t-elle servir ? Si elle collecte vraiment de l’argent neutre, ce serait au détriment des fédérations elles-mêmes, de leurs mosquées et de leurs agences de voyages qui organisent les pèlerinages10. »
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51Ainsi, au-delà de l’affirmation du principe de laïcité, on constate que l’État intervient dans les affaires du culte, ne serait-ce qu’à travers une dimension économique. Entre absence de contrôle et ingérence, on s’aperçoit ainsi que la séparation entre le politique et le religieux n’est pas nette. Là où il est attendu, c’est-à-dire dans le contrôle fiscal, l’État semble absent. Là où on ne devrait pas le trouver, c’est-à-dire l’imposition d’une redevance, l’État répond présent.
52Outre la question de la collecte de la redevance, le ministère de l’Intérieur s’est montré soucieux de former des guides qui seraient plus « conformes » à une norme d’un islam « modéré ». Nous n’avons pas évoqué cet aspect-là aujourd’hui, mais il était évidemment très présent dans la commande du BCC, qui reflètait, dans le contexte post-attentats, la crainte d’une radicalisation par le hajj. Loin d’être nouveau, ce soupçon de radicalisation s’inscrit dans le temps long de l’histoire coloniale, lorsque le pèlerinage était considéré comme une source potentielle de « fanatisme ».
Notes de bas de page
1 Jürgen Habermas, « Qu’est-ce qu’une société “post-séculière” ? », Le Débat, no 152, 2008.
2 Jean-François Bayart, L’Illusion identitaire, Fayard, 1996.
3 Voir en particulier les contributions de Sylvia Chiffoleau et Luc Chantre dans ce volume.
4 À l’exception peut-être du sociologue Sean McLaughlin dans le cas de la Grande-Bretagne. Voir par exemple Sean McLaughlin, « Pilgrimage, Performativity, and British Muslims. Scripted and unscripted accounts of the hajj and umra », Hajj. Global Interactions Through Pilgrimage, Luitgard Mols et Marjo Buitelaar (dir.), Sidestone Press, 2015.
5 Omar Saghi, Paris-La Mecque. Sociologie du pèlerinage, Presses universitaires de France, 2010.
6 Il s’agit des temps libres où ils peuvent prendre un taxi et aller à la Grande Mosquée, ou se rendre à Médine (où le voyage est beaucoup plus libre qu’à La Mecque) faire du shopping ou se promener seuls.
7 À l’inverse, les pays dits « musulmans » sont régis depuis 1988 par un système de quotas distribué par les États (un pèlerin pour mille habitants).
8 Après réception de sa carte annuelle d’organisateur (munazzim), chaque directeur d’agence doit se rendre en Arabie saoudite pendant la période du ramadan pour organiser en amont le séjour, acheter ses prestations (khadamât et « chèques tanazol ») et négocier ses hôtels.
9 Hakim El Karoui, « L’AMIF sera au service des musulmans », Safir News, 13 octobre 2018. [En ligne] https://www.saphirnews.com/Hakim-El-Karoui-L-AMIF-sera-au-service-des-musulmans-1-2_a25663.html [archive]
10 Hakim El Karoui cité dans Coline Renault, « Le financement du culte musulman bientôt régulé par une association unique », Le Figaro, 11 juillet 2018. [En ligne] https://www.lefigaro.fr/actualite-france/2018/07/11/01016-20180711ARTFIG00137-le-financement-du-culte-musulman-bientot-regule-par-une-association-unique.php [archive]
Auteurs
Politiste
Politiste, chercheure au Centre arabe de recherche et d’études politiques de Paris

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