Conférence du 8 janvier 2019
Pèlerinages d’empire
L’Europe coloniale et le hajj
p. 197-212
Texte intégral
1Après avoir été un angle mort de la recherche, l’histoire contemporaine du pèlerinage à La Mecque intéresse de manière croissante la communauté scientifique depuis une dizaine d’années. On a tendance à faire du hajj une affaire exclusivement musulmane. Or traiter du hajj à l’époque contemporaine, c’est être amené inévitablement à évoquer la présence des empires coloniaux européens et de leur relation à ce pèlerinage.
2Depuis le début de la décennie, le sujet a été traité à travers toute une série de publications relatives à des aires régionales précises (archipel indonésien, sous-continent indien), ou à des empires bien identifiés (Grande-Bretagne, Russie). Ce traitement historiographique est d’autant plus surprenant que les espaces pèlerins interagissent en permanence les uns avec les autres et que le pèlerin, par définition, méconnaît les frontières. Le hajj ne fait pas exception à la règle : institution universelle, il s’inscrit dans une « communauté imaginée1 » qui transcende les appartenances nationales. Le caractère cosmopolite de ce pèlerinage est d’ailleurs ce qui frappe le voyageur, musulman ou non musulman, quand il débarque dans le port de Djedda. Dès lors, écrire une histoire européenne du hajj, c’est d’abord écrire une histoire connectée, commune à différents espaces culturels.
3En premier lieu, je vais essayer d’examiner quelles sont les raisons qui ont poussé des empires européens à intervenir de manière de plus en plus poussée dans ce rite fondamental de l’islam. Puis, dans un deuxième temps, je mettrai en lumière comment les « politiques du pèlerinage » mises en œuvre par les empires sont le résultat de connexions à différentes échelles locales, régionales ou globales. Longtemps négligée ou limitée à certains territoires comme l’Algérie ou le Sénégal, l’organisation française du hajj fut probablement l’une des plus poussées et des plus durables dans le temps. En troisième partie, je développerai ainsi l’idée selon laquelle la spécificité du pèlerinage français doit être saisie dans la longue durée et toujours en interaction avec les autres empires.
Pourquoi l’Europe s’est-elle intéressée au hajj ?
4Quand on évoque l’organisation coloniale du hajj, la logique de contrôle des déplacements et d’encadrement des populations est une des premières associations d’idées qui vient à l’esprit. Elle est évidente pendant la première moitié du 19e siècle, lorsque les empires européens conquièrent militairement une grande partie du monde musulman, que l’on songe aux guerres du Caucase (Russie) ou de Java (Indonésie), qui ont conduit les administrations coloniales à imposer des passeports aux pèlerins. En se lançant à la conquête de l’Algérie en 1830, la France n’échappe pas à ce mouvement d’expansion. À partir de 1842, le maréchal Bugeaud prend en effet l’initiative d’organiser des convois maritimes en direction de La Mecque pour les différentes élites musulmanes, et le passeport fait son apparition en 1846 pour encadrer ces déplacements. Les Britanniques sont également assez interventionnistes pendant cette première moitié du 19e siècle : dans les États princiers, il est d’abord fréquent que les agents de la Compagnie britannique des Indes orientales déconseillent aux princes musulmans de partir en pèlerinage. Ils optent ensuite pour une attitude radicalement inverse après la révolte des Cipayes de 1857-1858, dont les causes sont alors attribuées à des raisons religieuses. Dès lors, les autorités de Calcutta déclarent ne plus vouloir interférer avec les pratiques religieuses de leurs sujets hindous ou musulmans. Cette attitude sera celle du Raj jusqu’à la Grande Guerre.
5Dans le prolongement de cette logique de contrôle, un autre aspect de l’intérêt des empires pour le hajj concerne la protection diplomatique et sanitaire des pèlerins. Comme les empires se doivent de protéger leurs sujets musulmans en dehors de leurs frontières, des agences consulaires sont progressivement ouvertes dans le port de Djedda : en 1837 pour la Grande-Bretagne, en 1839 pour la France, en 1872 pour les Pays-Bas, en 1891 pour la Russie et enfin en 1914 pour l’Italie. Toutefois, il existe un obstacle de taille à l’effectivité de cette protection, puisque l’accès aux Lieux saints est interdit aux non-musulmans. Les empires vont contourner cette interdiction en nommant des agents musulmans en qualité de vice-consuls. Ces derniers sont généralement des médecins car, à partir du milieu du 19e siècle, l’une des principales raisons de l’ingérence coloniale croissante est d’ordre sanitaire. À partir de la grande épidémie de choléra de 1865, qui a causé la mort de plusieurs dizaines de milliers de pèlerins, les conférences sanitaires internationales se succèdent et contribuent, en réactivant les quarantaines maritimes, à mettre en place un bouclier sanitaire en mer Rouge, destiné à protéger l’Europe des épidémies. Les nombreux pèlerins arrivent alors dans une province où les conditions sanitaires sont précaires, et leur rassemblement fait du Hedjaz un lieu propice à la diffusion du choléra. On assiste ainsi à une « médicalisation » du hajj, qui pousse les empires à adopter des mesures restrictives – à l’exception notoire des Indes britanniques jusqu’aux épidémies de peste de la fin du 19e siècle – et à faire pression sur l’Empire ottoman pour qu’il améliore l’état sanitaire des Lieux saints du Hedjaz. Cette sanitarisation croissante du pèlerinage renforce les appareils de contrôle et de protection diplomatiques. Ainsi, si on prend le cas français, à partir des années 1860, les consuls qui étaient des orientalistes sont remplacés par des médecins sanitaires. Cette logique disparaît dans les années 1880, quand la protection médicale est confiée à des médecins musulmans attachés de manière permanente au poste ou, cas le plus fréquent, embarqués avec les pèlerins.
6Ces risques sanitaires sont directement liés, comme le souligne Sylvia Chiffoleau dans ce volume, au développement de la navigation à vapeur, introduite en Méditerranée dans la décennie 1830. Largement encouragée par les Britanniques depuis l’océan Indien, celle-ci monte en puissance tout au long de la décennie 1860, à l’issue de laquelle est inauguré le canal de Suez. Des grandes compagnies de navigation (la Peninsular and Oriental Steam Navigation Company, la British East India, l’Ocean Steam Navigation Company) se constituent, avec un phénomène de concentration entre compagnies anglaises et hollandaises, regroupées au sein du consortium Kongsi Tiga. La mer Rouge devient l’un des axes maritimes les plus fréquentés de l’époque et les routes traditionnelles du pèlerinage par voie terrestre sont progressivement abandonnées. Se développe ainsi tout un pèlerinage low cost plébiscité par les pèlerins. On assiste dès lors à une convergence d’intérêts entre les compagnies de navigation européennes – attirées par ce marché en plein essor –, les administrations coloniales – qui y voient le moyen de mieux encadrer les déplacements des pèlerins – et les consuls – qui peuvent ainsi étendre leurs pouvoirs de police maritime. Ces derniers cherchent à promouvoir des itinéraires maritimes plus sûrs que les routes terrestres entre La Mecque et Médine fréquemment coupées par les Bédouins. Ils encouragent les pèlerins, une fois les cérémonies du hajj accomplies, à s’embarquer depuis Djedda pour Yambo, le port de Médine, afin d’éviter les razzias opérées par les tribus bédouines.
7Enfin, commencent à émerger au tournant du siècle de nouveaux facteurs liés à des considérations géopolitiques et, de manière plus symbolique, de propagande et de prestige colonial. Après la Grande Guerre, les empires coloniaux se partagent les dépouilles de l’Empire ottoman : la France et l’Angleterre récupèrent les mandats arabes du Proche-Orient tandis que le Hedjaz hachémite se transforme en un quasi-protectorat britannique. Mais cette région stratégique devient aussi plus instable, notamment avec la révolte syrienne de 1925 ou encore la guerre que se livrent Hachémites et Saoudiens en 1924-1925. L’Europe a donc tout intérêt à conserver un élément d’influence dans la région à travers le hajj. En bonne logique, les affaires liées au pèlerinage sont désormais supervisées par les ministères des Affaires étrangères aussi bien en France qu’en Grande-Bretagne. Par ailleurs, avec la disparition du califat en 1924, les empires européens se sentent investis d’une forme de responsabilité à l’égard des pèlerins, qui rejoint des objectifs de propagande coloniale. À partir des années 1920-1930, on assiste à un élargissement de l’échelle de protection : ce ne sont plus seulement les pèlerins algériens, indiens ou javanais qui intéressent les puissances coloniales, mais bien les déplacements de l’ensemble des sujets musulmans, qu’ils proviennent d’Afrique du Sud, de Madagascar ou des Célèbes. Dans les années 1930, les empires profitent de la Grande Dépression pour reprendre la main sur la question des transports, approfondir d’autres formes de protection, comme la protection économique contre les risques de change. Dès lors, ce n’est plus une logique de low cost mais de tour operator qui prévaut, sur fond de développement du tourisme colonial. Les empires sont plus que jamais attentifs à satisfaire les besoins des pèlerins aisés qui peuvent s’offrir le passage vers les Lieux saints à bords de luxueux paquebots. Il convient en effet de flatter ces élites du pèlerinage pour qu’elles véhiculent une image positive de la politique musulmane des empires, qui se trouvent placés en concurrence alors que, paradoxalement, leur interdépendance n’a jamais été aussi forte.
Jeux d’échelle : des empires interdépendants
8Comme nous l’avons rappelé plus haut, le pèlerinage à La Mecque à l’époque coloniale est indissociable de l’essor sans précédent des routes maritimes. Véritable thalassocratie, l’Empire britannique diffuse son influence grâce à ses ports de commerce, qui, à l’instar de Singapour ou de Karachi, sont aussi des lieux de rendez-vous des pèlerins de toute l’Asie. Les Britanniques ayant fait le choix, à la différence des Russes et des Hollandais, de réglementer a minima le départ en pèlerinage, beaucoup de pèlerins d’Asie centrale ou d’Indonésie choisissent ces ports pour contourner la réglementation de leur pays. Entre Hollandais et Britanniques, l’affaire se règle de manière consensuelle : comme les Malais et les Javanais ont contracté l’habitude de voyager ensemble, on procède à une harmonisation des règlements de pèlerinage en imposant, par exemple, la possession d’un billet aller-retour pour le Hedjaz. En revanche, entre Russes et Britanniques, la question est plus conflictuelle. En pleine période de « Grand Jeu », marquée par des rivalités d’influence en Asie centrale, les pèlerins russes ont en effet fait le choix des ports indiens. Ainsi le pouvoir russe choisit-il de créer une route officielle qui invite les pèlerins à emprunter le chemin de fer jusqu’au port d’Odessa. Mais peu de pèlerins plébiscitent cette organisation.
9En Afrique subsaharienne, le pèlerinage reste très largement terrestre jusque dans les années 1950, où l’avion prend le dessus. Plus qu’un sentiment de méfiance à l’égard de la puissance coloniale, la cause en est très largement économique : pour financer leur pèlerinage, des pèlerins de l’Afrique de l’Ouest font en effet le choix de se fixer pour une durée plus ou moins longue dans le Soudan anglo-égyptien où ils sont employés pour la récolte du coton. Cette situation profite directement à l’Empire britannique, qui bénéficie ainsi d’une main-d’œuvre bon marché. Ces flux bénéficient également à la nouvelle localité de Port-Soudan, qui devient l’un des principaux points d’embarquement pour le Hedjaz grâce à sa station quarantenaire moderne. Or c’est précisément pour contourner ces obligations sanitaires que les pèlerins africains vont poursuivre, à partir des années 1920-1930, leur trajet plus au sud vers le port de Massawa dans l’Érythrée italienne, elle-même en manque de main-d’œuvre. Du fait du risque sanitaire posé par cette nouvelle situation, la France, la Grande-Bretagne et l’Italie mussolinienne arrivent néanmoins à s’entendre pour encadrer ces flux. Le problème se pose néanmoins en sens inverse lorsque le royaume d’Arabie saoudite décide d’expulser la main-d’œuvre africaine, pendant la Grande Dépression, mais aussi dans les années 1950 en pleine période de nationalisation du marché du travail. Mais ces connexions entre empires ne sont pas seulement régionales, elles sont aussi favorisées à une échelle locale grâce aux réseaux consulaires qui constituent la cheville ouvrière de ces politiques du hajj.
10Plus que dans n’importe quelle autre échelle de l’Empire ottoman, les consuls de Djedda, regroupés dans le quartier des consulats au nord de la ville, sont contraints de vivre ensemble. L’impression qui transparaît de leur correspondance est celle d’un environnement hostile, un « pénitencier dans le désert », car les autorités ottomanes ne reconnaissent pas leur compétence au-delà de l’enceinte qui entoure Djedda. Souvent insultés et menacés par les musulmans de la ville, il est fréquent qu’ils demandent à leurs gouvernements respectifs d’envoyer des navires militaires au large de Djedda pour asseoir leur autorité. Cette politique de la canonnière a toutefois des effets contre-productifs, puisque la présence européenne n’en est que plus rejetée. De même, la protection accordée par les consuls européens aux marchands indiens ou grecs est mal perçue par la population locale. Quant aux populations bédouines, elles sont très critiques à l’égard des réformes sanitaires menées au Hedjaz. D’où les explosions ponctuelles de violences dirigées contre les Européens et leurs représentants, parfois meurtrières, comme en 1858, lorsque les consuls français et anglais sont défenestrés, ou en 1895, quand des Bédouins s’en prennent à des médecins sanitaires rattachés aux consulats. Dès lors, un fort sentiment de solidarité se développe entre les consuls européens de Djedda, qui se considèrent comme des agents civilisateurs dans un « territoire barbare ». Ils prennent ainsi particulièrement à cœur leur mission de protection face aux nombreuses escroqueries dont sont victimes les pèlerins de la part des guides du pèlerinage ou des courtiers maritimes.
11En retour, cette sociabilité forcée des consuls encourage la diffusion de bonnes pratiques en matière d’organisation du hajj. Les Hollandais mettent notamment en place de nouveaux types de passeports, introduisent la photographie sur les pièces d’identité, ou encore le « means test », l’obligation pour tout pèlerin de justifier des moyens nécessaires pour couvrir ses frais de séjour. Il s’agit ainsi de remédier à l’une des principales difficultés du hajj, à savoir l’existence de nombreux pèlerins sans ressources demandant leur rapatriement en fin de pèlerinage. Si cet encadrement fonctionne plutôt bien dans les territoires contrôlés par les Hollandais, tel n’est pas le cas dans l’Algérie coloniale, où la réglementation du hajj vient favoriser un pèlerinage clandestin, ni, surtout, dans l’Inde britannique, du fait d’une coutume ancienne de l’Empire moghol consistant à offrir, à de pauvres pèlerins, le voyage aller à La Mecque. Certaines années, ces indigents peuvent représenter jusqu’à la moitié des effectifs. À défaut d’interdire ou de restreindre leur départ en pèlerinage, on a recours à la charité privée : des marchands indiens créent des fonds de secours à partir de souscriptions. De son côté, le consulat français essaie de mettre en place une caisse de secours alimentée par des marchands algériens de La Mecque et de Médine, mais l’affaire tourne court. C’est alors qu’est conçu le projet d’une hôtellerie destinée aux pèlerins pauvres.
12Cette question des hôtelleries devient un enjeu central pendant la Grande Guerre, au moment où éclate la révolte arabe de juin 1916 soutenue par les Alliés. À Delhi, on ne souhaite pas de soutien armé massif qui, dans une province aussi sensible que le Hedjaz, risquerait de déplaire aux musulmans indiens restés fidèles au sultan d’Istanbul. La réouverture du hajj, annulé en 1915 pour cause de guerre, arrive dès lors à point nommé pour montrer tout l’intérêt porté par les Alliés à cette manifestation religieuse.
13Mais, là où la Grande-Bretagne souhaitait simplement accorder des facilités aux musulmans de son empire pour se rendre en pèlerinage, le gouvernement français, sous impulsion du président du conseil et ministre des Affaires étrangères Aristide Briand, envoie une double délégation politique et militaire aux frais de la République, afin de matérialiser le soutien de la France à la révolte arabe et de récompenser l’engagement des soldats musulmans par l’acquisition d’une hôtellerie pour les pèlerins pauvres. Après la conclusion des accords Sykes-Picot en mai 1916, le gouvernement français voit bien évidemment dans ce projet l’occasion de poser un pied sur la Péninsule et de disposer d’un représentant permanent dans la « cité interdite ». Cette initiative du Quai d’Orsay reçoit le soutien du maréchal Lyautey, premier résident général de France au Maroc, mais elle est critiquée par le gouverneur général en Algérie, qui y voit un encouragement au pèlerinage. De plus, elle inquiète les Alliés de la France, à commencer par les Britanniques, contraints de s’impliquer davantage dans l’organisation de leur pèlerinage. En 1917, la Grande-Bretagne dépêche ainsi de nombreux soldats indiens, soudanais et égyptiens en pèlerinage, en organisant même le déplacement de la caravane d’Égypte sur des croiseurs. Quant à l’Italie, après avoir organisé son premier hajj officiel pour les Tripolitains en 1914, elle plagie l’initiative française dès 1917 en dépêchant une mission officielle composée d’Érythréens, de Somaliens et de pèlerins originaires de Tripolitaine et de Cyrénaïque, afin d’acquérir une hôtellerie gérée par une fondation waqf. En 1918 enfin, c’est au tour du haut-commissaire britannique en Égypte de promouvoir une initiative de ce genre : une commission d’étude composée de musulmans d’Inde, d’Égypte et du Soudan est ainsi envoyée au Hedjaz afin d’étudier la possibilité d’ouvrir une hôtellerie pour les pèlerins de l’empire. Mais le climat politique tendu de l’après-guerre – marqué par les vagues de boycott encouragées par le mouvement Califat et le parti du Congrès – conduit à l’abandon de cette initiative. La Grande Guerre a en définitive été un moment charnière dans l’élaboration des politiques de pèlerinage en manifestant, pour ne prendre que le cas français, le passage d’une gestion coloniale à une gestion plus impériale du pèlerinage.
Existe-t-il une spécificité du hajj français ?
14La phase de gestion coloniale du hajj français a été mise en œuvre à compter de la décennie 1880 jusqu’à la Grande Guerre. Le ministère de l’Intérieur et le gouverneur général d’Alger sont alors fréquemment amenés à interdire le départ en pèlerinage pour des raisons sanitaires. Or ces interdictions ont du mal à cacher des intentions plus politiques, liées à une certaine conception de l’islam obéissant à des schémas de représentation empruntés au combat mené par les républicains contre l’Église catholique en métropole. De fait, le hajj fut longtemps perçu comme une manifestation d’allégeance au « pape de l’islam », le sultan-calife Abdülhamid II, soupçonné d’entretenir le fanatisme de ses sujets grâce aux confréries soufies, assimilées aux congrégations catholiques. On craint alors que le pèlerin ne revienne en Algérie avec des mots d’ordre de révolte.
15L’heure est donc plus que jamais au contrôle. Dès la fin de la décennie 1880, on assiste à la reprise en main de la question des déplacements par la puissance publique avec la bénédiction des compagnies de navigation marseillaises, inquiètes de la concurrence des compagnies étrangères. Sur les conseils des consuls de Djedda, il est alors prévu que ne soient agréés que les navires correctement équipés sur le plan sanitaire, ce qui permet d’écarter les navires marchands anglais et de ne retenir que les navires transatlantiques de la compagnie Cyprien-Fabre ou ceux de la Société générale de transports maritimes. Cette nationalisation du pèlerinage algérien vise bien entendu à empêcher les pèlerins d’échapper à la tutelle française en voyageant sur des navires étrangers.
16C’est à cette époque que voit le jour une institution originale, celle de commissaire du gouvernement. Au même titre que les caravanes traditionnelles, les pèlerins sont désormais encadrés par un chef de convoi faisant office d’amîr al-hajj : d’abord un médecin, bientôt remplacé, au début du 20e siècle, par un administrateur colonial chargé de faire respecter la réglementation sanitaire mais aussi l’ordre à bord. L’archétype du commissaire de gouvernement reste l’administrateur Paul Gillotte, qui accompagne les pèlerins du département d’Oran à deux reprises, en 1905 et 1906. Anglophobe et imbu de mission civilisatrice, il est convaincu de la supériorité de l’Occident sur « l’islam barbare » et pense, à l’instar de certains consuls, que l’influence du pèlerinage devrait décroître avec son accessibilité croissante.
17Cependant, cette logique s’accompagne d’une dimension de contrôle malthusienne et elle est très critiquée par les professionnels du pèlerinage pour qui elle entraîne un manque à gagner. Quand au Quai d’Orsay, il constate que cette gestion ne contribue pas au rayonnement de la France à l’étranger. La nouvelle politique de contrôle est également largement critiquée par les milieux libéraux de métropole et les élites musulmanes, qui militent pour un assouplissement de la réglementation. Ils obtiennent gain de cause avec la suppression du régime d’autorisation en juin 1914.
18Cette gestion restrictive du hajj n’aura duré qu’une trentaine d’années et fut entrecoupée par des périodes plus libérales – « indigénophiles » comme on disait à l’époque – comme sous le gouvernorat de Jules Cambon. Il est donc erroné de confondre la gestion française du hajj avec ces pratiques, d’autant que l’épisode de la délégation officielle de la République française durant la Grande Guerre vient changer la donne. Il ne fait en réalité que réactiver un mode d’organisation plus ancien, celui des pèlerinages organisés mis en œuvre par Bugeaud pendant la guerre de conquête, et avant lui par Bonaparte lors de l’expédition d’Égypte (1798-1801). Celui que l’on avait surnommé « le Grand Sultan » ou « Ali Bonaparte » avait alors compris tout l’intérêt qu’il avait à s’allier au chérif de La Mecque en protégeant la caravane du Caire contre les Anglais.
19Ce modèle d’un pèlerinage protégé et organisé par la puissance publique va être réactivé à plusieurs reprises. Dans la période d’après-guerre, l’organisation des déplacements en pèlerinage est d’abord délaissée à l’initiative privée, notamment à l’association cultuelle de la Société des habous et lieux saints de l’islam créée en 1917 afin de gérer l’hôtellerie de La Mecque. Le début de la décennie 1930 est cependant marqué par un regain du nationalisme arabe sur fond de crise palestinienne et d’anticolonialisme. Les autorités coloniales choisissent ce moment pour réactiver le modèle de la caravane officielle en l’élargissant aux pèlerins marocains et tunisiens ainsi qu’aux pèlerins de l’Afrique-Occidentale française, afin qu’ils voyagent entre coreligionnaires, sous la protection du drapeau français. On cherche ainsi à encourager un sentiment d’appartenance à l’empire à travers l’organisation de croisières dans les mandats du Proche-Orient, tout comme on fait en sorte que les délégués des différentes provinces soient reçus ensemble par le roi Abdelaziz ibn Saoud, et accompagnés par le consul de Djedda afin de manifester cette unanimité de l’empire.
20La logique mimétique observable pendant la Grande Guerre est cependant toujours à l’œuvre. En 1936, alors que la guerre civile espagnole et la guerre d’Éthiopie font rage, Franco et Mussolini décident de mettre en place des caravanes de propagande : le premier pour remercier les soldats marocains qui combattent aux côtés des nationalistes, le second pour rehausser son image auprès de l’opinion musulmane. Le Duce valorise le fascisme comme religion pour s’ériger en protecteur de l’islam et s’opposer aux gouvernements impies que sont la France et la Grande-Bretagne. Dans le cadre de cette opération de propagande, des pèlerins sont financés par les fascistes pour chanter les louanges du Duce à La Mecque. Le gouvernement français renforce alors son organisation du hajj en l’étendant aux pèlerins de Djibouti, courtisés par le pouvoir italien, et réactive le modèle des pèlerinages de guerre en 1939 et 1940. La Seconde Guerre mondiale va cependant être marquée par une série d’interruptions ; en France, le régime de Vichy fait savoir qu’il ne souhaite pas organiser le pèlerinage et la Grande-Bretagne est contrainte d’interrompre le pèlerinage indien à deux reprises du fait de la guerre du Pacifique.
21Contre toute attente, le modèle du convoi est réactivé en 1946, dans le cadre de la refonte de l’empire qu’est l’Union française. Au travers d’une politique de quotas, liée à la pénurie de navires disponibles, l’État-providence veille alors à favoriser les pèlerins les plus modestes et les anciens combattants. Le Quai d’Orsay nomme un commissaire général du gouvernement chargé de coordonner les efforts des différents commissaires du gouvernement sur le terrain. Ce type d’organisation est élargi aux provinces de l’océan Indien mais aussi aux pèlerins de l’Afrique-Équatoriale française, qui effectuent leurs déplacements par avion ou par camion, à travers l’Afrique sahélienne. Les convois sont encadrés à chaque fois par un commissaire du gouvernement.
22Alors que la Grande-Bretagne et les Pays-Bas se retirent progressivement des questions du hajj après l’indépendance de l’Inde en 1947 et de l’Indonésie en 1949, l’empire colonial français est désormais le seul à organiser le pèlerinage colonial en terre d’islam. Comme l’organisation par quotas rencontre de nombreuses critiques, l’Assemblée nationale opte pour la liberté du pèlerinage dès 1950, décision qui contribue à gonfler les effectifs des pèlerins et fait les affaires des compagnies privées de transports. En 1956, les relations diplomatiques entre la France et l’Arabie saoudite sont rompues du fait de la guerre de Suez, si bien que le gouvernement français commence à perdre prise sur l’organisation de son pèlerinage. Ce vide profite à la résistance algérienne, qui développe une stratégie active dans les Lieux saints de l’islam, si bien qu’en 1960 le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) est officiellement reconnu par la monarchie saoudienne. À l’instar des pèlerinages depuis l’Afrique subsaharienne après les indépendances de l’été 1960, l’organisation du hajj algérien change de main. Cependant, malgré cette nouvelle réalité, la France dépêche un représentant officieux à Djedda et continue d’organiser des pèlerinages aériens depuis l’Algérie en guerre. Véritable rituel colonial, cette organisation est maintenue jusqu’en 1962.
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23Que retenir de ce moment colonial du hajj ?
24Contrairement à une idée reçue, le « choc colonial2 » n’a pas été un obstacle au développement du hajj : il a même accompagné, sinon renforcé, sa massification avec l’apparition de nouveaux moyens de transport. Il a par ailleurs contribué à introduire une certaine rationalité sanitaire et administrative, particulièrement prégnante dans l’actuel pèlerinage saoudien. Au-delà de ces considérations techniques et du rideau de fumée constitué par la propagande coloniale, on pourrait, de manière plus profonde, se poser une question : cette période n’a-t-elle pas donné naissance à une forme de « mémoire européenne partagée » du hajj ? À en juger par l’abondance des archives, mais également et surtout des récits publiés par les Européens depuis l’époque moderne – enjeu que je n’ai pas pu aborder ici mais qui mériterait de plus amples développements –, on serait en droit de s’interroger à ce propos.
Notes de bas de page
Auteur
Historien, maître de conférences à l’université Rennes 2

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