Conférence du 4 décembre 2018
De la caravane à l’avion
L’expérience du monde dans le voyage à La Mecque
p. 101-121
Texte intégral
1Quelle que soit la façon dont on entreprend le voyage à La Mecque, quel que soit le moyen de transport utilisé, ce voyage constitue toujours une expérience spirituelle et personnelle unique, fondamentale dans la vie des croyants musulmans qui l’entreprennent. Ils en reviennent auréolés du titre prestigieux de hâjj ou hâjjî, qui requalifie à jamais toute leur vie personnelle, sociale et spirituelle.
2Je ne vais pas aborder ici le pèlerinage lui-même, dans sa dimension rituelle, mais la route, le long trajet nécessaire pour s’y rendre, puis revenir ensuite chez soi, cette « épreuve de l’espace1 » qui est partie intégrante de toute expérience pèlerine.
3Je m’inscris par ailleurs dans la continuité de la contribution de Jacqueline Chabbi à ce volume, au cours de laquelle elle a évoqué la transformation d’un pèlerinage tribal païen en un pèlerinage canonique d’une nouvelle religion, l’islam. Or, de cette obligation canonique en principe contraignante d’effectuer le hajj, est né l’un des plus vastes rassemblements humains qui soient au monde. Dès le Moyen Âge se met en place une véritable économie du pèlerinage, dans les villes saintes du Hedjaz qui accueillent les pèlerins bien sûr, mais aussi en amont, afin d’organiser le voyage à partir de tous les points du dâr al-islâm, le « domaine de l’Islam ».
4En examinant cette question du voyage, nous allons être amenés à franchir de nombreux siècles, du 7e au 21e, au rythme de plus en plus rapide des moyens de transport à la disposition des pèlerins. Mais ce que l’on va observer, ce ne sont pas seulement les conditions du voyage, qui changent bien sûr en fonction de ces moyens de transport, mais aussi l’expérience du monde que font les pèlerins durant ces voyages, ce qu’ils découvrent en chemin ou ce qu’ils viennent chercher.
5Nous allons voir ainsi successivement trois grands modes de déplacement, qui correspondent chacun à une découverte, une expérience du monde particulière : les caravanes d’abord, et les routes terrestres sur lesquelles elles cheminent, la voie maritime ensuite, et enfin l’avion. Ces modes de déplacement ne s’inscrivent pas dans la même temporalité : le système caravanier a duré des siècles, des origines de l’islam jusqu’au début du 20e siècle. La voie maritime, restée marginale pendant longtemps, est devenue dominante avec la révolution de la vapeur au cours de la période qui s’écoule du milieu du 19e siècle au milieu du 20e siècle, avant de laisser place à l’avion, apparu récemment mais sans doute promis encore à un bel avenir. Par ailleurs, il n’y a évidemment pas succession, mais chevauchement de ces différents moyens de transport. Certes, l’un finit par chasser l’autre, mais c’est au terme d’un processus progressif. Enfin, s’ils sont ici examinés successivement pour des raisons pratiques, en fait analytiques, il faut voir ces modes de déplacement comme des catégories qui peuvent être associées entre elles. Dans la réalité, il y a de multiples combinaisons : on peut emprunter pour un même voyage l’un puis l’autre de ces modes de transport, et aussi d’autres modes de déplacement que je n’aborderai pas ici, mais on voyage aussi à pied, en bus ou en voiture, par exemple.
Les routes terrestres et le système caravanier
Le maillage des routes du pèlerinage
6Comme le rappelle Jacqueline Chabbi dans ce volume, après les débuts de l’islam, on passe d’une société tribale à une société d’empire, inscrite dans un vaste territoire. Cette société impériale nourrit désormais un tropisme pour le Hedjaz où se trouvent les villes saintes, La Mecque, berceau de la nouvelle religion, et Médine, où se trouve le tombeau du Prophète. Cette province aride se situe dans l’« île des Arabes » (jazîra al-‘arab – la péninsule Arabique), un lieu un peu difficile d’accès car isolé du reste du monde par les mers et le désert. Pourtant cette région est devenue le centre du monde dans la géographie sacrée des musulmans : lieu du pèlerinage, c’est aussi vers elle que l’on se tourne cinq fois par jour pour la prière.
7Durant la période médinoise, les premiers califes guident eux-mêmes le pèlerinage ; il est vrai qu’il n’y a pas à aller très loin. Avec l’installation du pouvoir à Damas sous la dynastie omeyyade (661-750), puis à Bagdad sous les Abbassides (750-1258), la caravane devient une part importante de l’accomplissement du pèlerinage. Les anciennes routes commerciales, comme celle de l’encens qui remonte du Yémen, sont utilisées par les pèlerins, de même que les routes de la conquête, qui deviennent en retour des routes de pèlerinage. Ainsi la route suivie par l’armée de Omar ibn al-Khattab pour aller conquérir la Mésopotamie et la Perse sassanides va devenir sous les Abbassides l’une des principales routes du pèlerinage, le « Darb Zubeyda ». Sous les Abbassides, en effet, l’organisation et la sécurité du pèlerinage deviennent un thème majeur du pouvoir musulman. D’où l’importance des caravanes qui sont en partie soutenues financièrement par le calife, qui non seulement fournit une aide aux indigents, mais œuvre surtout à sécuriser et à équiper les routes. C’est le cas de ce Darb Zubeyda, qui doit son nom à l’épouse de Harun al-Rachid, dont les aménagements témoignent d’une grande maîtrise technologique, en particulier pour l’approvisionnement en eau sur ce vaste trajet désertique. Harun al-Rachid emprunte lui-même cette route à neuf reprises pour se rendre au pèlerinage ; il s’agit là du sommet de l’investissement abbasside dans le voyage sacré.
8Mais il existe aussi d’autres caravanes qui permettent aux croyants du reste du monde musulman de rejoindre La Mecque. Les pèlerins d’Iran, d’Asie centrale, voire d’Inde, se retrouvent en Irak, d’où ils empruntent le Darb Zubeyda. Les pèlerins d’Éthiopie et de la corne de l’Afrique se joignent à Aden à la caravane du Yémen. Les pèlerins d’Anatolie convergent vers Damas ; ceux du Maghreb, de la péninsule Ibérique, ainsi plus tard que les « Takrur » (terme par lequel on désigne les populations d’Afrique subsaharienne) se rassemblent au Caire.
9Dès le 10e siècle, la décomposition du pouvoir califal a donné naissance à des pouvoirs périphériques qui ont conduit au fractionnement de l’empire musulman. Au Hedjaz, la continuité du pouvoir et la stabilité du pèlerinage sont toutefois assurées par la permanence d’une lignée de gouverneurs issue des ahl al-bayt (« gens de la maison du Prophète »), les chérifs de La Mecque. Mais le Hedjaz est une région pauvre et aride, ce qui impose aux chérifs de se placer sous la protection de princes plus puissants, capables d’assurer la défense du territoire et surtout le ravitaillement des foules de pèlerins. L’Égypte, grâce à la richesse agricole de la vallée du Nil, s’avère la mieux placée : c’est elle qui va approvisionner La Mecque et Médine en blé et autres denrées alimentaires durant des siècles. Et du même coup, protéger la région sous son ombrelle politique.
Procession du mahmal à Médine

Moritz Bernhard. Medina : Prozession des Mahmal (heilg. Teppich) auf dem Platz Menâcha. 1914.
Library of Congress (https://www.loc.gov/resource/ppmsca.38159/) ; aucune restriction connue sur la publication
10Saladin, le vainqueur des croisés à la fin du 12e siècle, a été le premier sultan à porter le titre prestigieux de « serviteur des deux saints sanctuaires » (khâdim al-haramayn al-charîfayn), qui symbolise ce rôle de protecteur et d’évergète du pèlerinage. Mais ce sont surtout les sultans mamelouks d’Égypte qui, à partir du 13e siècle, instaurent un système stable de domination et de relations de suzeraineté avec les chérifs de La Mecque. Leur mainmise politique est symboliquement exprimée par la mise en place par le sultan Baybars, en 1266, d’un palanquin vide à la housse de soie richement brodée, le mahmal juché sur un chameau richement harnaché. Ce brillant équipage symbolise durant le voyage, puis au cœur des villes saintes de l’islam, la prépondérance mamelouke sur le pèlerinage2.
Le système caravanier ottoman
11En conquérant la Syrie et l’Égypte au début du 16e siècle, les Ottomans s’approprient les prérogatives mameloukes sur le pèlerinage ainsi que le titre de « serviteur des deux saints sanctuaires », désormais attribué aux sultans d’Istanbul. Dans un souci de légitimation, les Ottomans prennent très à cœur leurs responsabilités à l’égard du pèlerinage. Ils consacrent des sommes importantes à l’aménagement et à la sécurisation des routes du pèlerinage, étendues à l’aune de leur vaste empire, et à l’embellissement des villes saintes. Chaque année, un magnifique mahmal, resté le symbole de la puissance politique mais désormais exhibé au nom du sultan ottoman, accompagne chacune des deux principales caravanes au départ de Damas et du Caire. Si cette dernière métropole garde la prééminence en raison de son rôle économique, la route de Damas est considérablement améliorée sous les Ottomans, puisque c’est celle qu’empruntent les dignitaires turcs venus d’Istanbul avec le trésor destiné aux villes saintes et à ses habitants. « Sürre » en turc, ou « surra » en arabe, ce trésor est issu des taxes et des revenus des biens waqfs consacrés partout dans le monde musulman aux établissements des villes saintes3.
12Si le pèlerinage lui-même ne dure que quelques jours, l’ensemble du voyage, la préparation en amont, le voyage aller et le voyage retour ensuite, occupent une bonne partie de l’année. Les caravanes du pèlerinage nécessitent en effet une minutieuse organisation et suscitent une économie et des activités spécifiques, notamment dans les principales villes de départ. Chaque caravane compte de 10 000 à 40 000 personnes, des pèlerins bien sûr, mais aussi une foule de chameliers et d’hommes de peine. L’ampleur de ces formations a d’ailleurs suscité une certaine fascination en Europe, comme en témoigne un célèbre tableau orientaliste de Léon Belly, Pèlerins allant à La Mecque, qui obtient la plus haute récompense au Salon de 1861. Les faubourgs du Caire et de Damas situés sur les voies menant au Hedjaz bruissent de toutes les activités liées à la caravane : les chameliers, les artisans qui se consacrent à la fabrication des objets nécessaires au voyage, ainsi que les commerçants chargés de l’approvisionnement des pèlerins, etc. L’activité est particulièrement intense durant les trois mois précédant le départ. Pour les pèlerins, le voyage est coûteux, à peu près équivalent, au milieu du 18e siècle, au prix d’achat d’une maison moyenne à Damas.
13Quand enfin tout est prêt, le départ de la caravane s’accompagne de grandes festivités, le cortège officiel est suivi par les badauds, et un grand marché se tient en périphérie des villes de départ pour permettre aux pèlerins de faire les derniers approvisionnements. Le voyage est fort long, une caravane avançant à peu près au même rythme qu’un piéton, soit environ quatre kilomètres à l’heure. Le départ a donc lieu deux à trois mois avant la date du pèlerinage, le trajet du retour prenant à peu près le même temps. C’est en gros une demi-année qui est consacrée au voyage, et bien plus pour ceux qui viennent des périphéries de l’Islam. Ainsi, un Marocain peut passer quinze à dix-huit mois en voyage.
14Le voyage n’est pas sans risque. Les vastes territoires traversés par les caravanes – que celles-ci viennent du Caire, de Damas, de Bagdad ou de Sanaa –, essentiellement désertiques, sont le domaine de tribus bédouines. Pour les pèlerins venus du dâr al-islam, qu’ils soient paysans ou habitants des villes, c’est là l’occasion de rencontrer le système tribal originel, celui du berceau de l’islam. Or la rencontre n’est pas aisée et se révèle même bien éloignée d’une vision positive et romantique de ce milieu tribal ; c’est bien souvent à un danger bien réel que sont confrontés les pèlerins. Les Bédouins menacent en effet les caravanes. Le pillage est en principe le seul objectif des raids réalisés, mais certains pèlerins peuvent y laisser la vie en dépit de la présence dans la caravane des soldats et des canons qui en assurent la défense. Le sultan, en tant que « serviteur des deux sanctuaires », a l’obligation d’assurer la sécurité des caravanes, et donc de pacifier ces tribus grâce aux allocations qui leur sont versées sur le trésor transporté par la caravane. L’amîr al-hajj, chef et responsable de chaque caravane, possède la liste de tous les Arabes, chef de tribu ou simple Bédouin, qui bénéficient de ces subsides ; toutes les tribus sont ainsi rétribuées au long du trajet. Mais il suffit que les allocations paraissent insuffisantes aux Bédouins ou qu’elles n’aient pas été versées certaines années pour que l’insécurité menace la caravane.
15Il s’agit donc d’un voyage long, coûteux, pénible, parfois dangereux, mais qui réserve néanmoins des satisfactions spirituelles pour ceux qui peuvent l’entreprendre.
Les grandes villes de l’Islam, carrefours caravaniers
16L’une des expériences spirituelles et personnelles que peuvent vivre les pèlerins au cours de leur voyage est la visite des grandes villes prestigieuses de l’Islam et de leurs sites religieux. Dans le système caravanier du pèlerinage, Le Caire, Damas ou Bagdad constituent les pôles principaux, des carrefours où convergent les pèlerins avant de se joindre aux grandes caravanes à destination du Hedjaz. Il convient d’ailleurs d’équiper les étapes en conséquence pour y recevoir cet afflux annuel de population, dont la présence en foule transforme temporairement la physionomie urbaine.
17Pour les pèlerins qui rejoignent ces villes-étapes, souvent au terme d’un voyage déjà très long, et y passent plusieurs semaines avant de poursuivre leur route, c’est l’occasion d’en visiter les lieux sacrés : au Caire, al-Azhar et le cimetière al-Qarafa ; à Damas, la mosquée des Omeyyades et le tombeau d’Ibn Arabi ; à Bagdad, les tombes d’Ibn Hanbal et de Abd al-Qadir al-Jilani, ainsi que celles de deux imams alides chers aux chiites. Avant même d’arriver au Hedjaz, le voyage est donc une expérience spirituelle. Mais les itinéraires des caravanes ne permettent pas d’aller au-delà de cette plongée dans les trésors religieux des grands pôles de l’Islam ; pour le reste ils traversent des déserts peu riches en lieux sacrés.
Damas, campement de pèlerins se rendant à La Mecque

Agence Rol ; BnF Gallica (https://0-gallica-bnf-fr.catalogue.libraries.london.ac.uk/ark:/12148/btv1b53053183t) ; domaine public
18Pour faire plus et multiplier les visites aux lieux saints, il faut se détacher de la masse, voyager seul et ainsi choisir son itinéraire. Nombre d’individus ont entrepris de tels voyages, dont certains ont fait le récit, donnant naissance à un genre littéraire : la rihla al-hijâziya. Les voyages d’Ibn Jubayr au 12e siècle et d’Ibn Battuta au 14e siècle sont les exemples les plus connus d’itinéraires réalisés dans un espace bien plus vaste que le seul trajet direct vers La Mecque. Pour les deux hommes, comme pour tous les auteurs de rihla qui leur ont succédé jusqu’au début du 20e siècle, le long voyage permet de visiter en cours de route des lieux saints (mosquées, célèbres ou modestes, tombeaux de saints) et d’échanger avec des savants et des hommes de religion rencontrés en chemin. Contrairement aux grandes caravanes qui voyagent en droite ligne dans le désert, le déplacement en solitaire permet ainsi de dessiner, avant même de parvenir au Hedjaz, de complexes itinéraires spirituels, propres à chacun de ces voyageurs.
19Le système caravanier séculaire qu’on vient de décrire va connaître des bouleversements profonds au 19e siècle avec la révolution des transports qui, grâce à la vapeur, permet le développement des voies maritimes, mais aussi, en amont, de nouvelles voies terrestres, par chemin de fer, qui convergent vers les ports d’embarquement.
Les voies maritimes et ferroviaires
La révolution de la vapeur
20Le bateau est emprunté de longue date par certains pèlerins, ceux qui viennent de l’Occident du monde musulman, comme l’Andalou Ibn Jubair, qui fait au 12e siècle une partie de son voyage en voilier, mais aussi les fidèles de l’Extrême-Orient. À partir du 16e siècle, les flux de pèlerinage grossissent. En effet, des musulmans nouvellement convertis venus de l’Asie du Sud et du Sud-Est affluent, et la plupart s’insèrent dans les réseaux commerciaux de l’océan Indien alors en plein développement. Les pèlerins de l’archipel malais empruntent ainsi les voiliers destinés au commerce des épices pour se rendre à La Mecque. Les musulmans de l’Inde moghole également, mais ils bénéficient aussi de bateaux spécialement affrétés pour le pèlerinage par les sultans moghols. Le voyage est long et contraint par la mousson, qui interdit la navigation dans l’océan Indien une partie de l’année4. Aussi, pour « rentabiliser » leur voyage, nombre de pèlerins d’Asie demeurent longtemps au Hedjaz, une année entière, souvent plusieurs, parfois toute une vie. Ils participent activement à la vie religieuse intense de la province, notamment dans le cadre du soufisme, très actif dans les villes saintes. De nombreuses communautés étrangères, formées de ceux qui ont fait la hijra, l’exil religieux, sont ainsi installées dans les villes saintes. On y compte de nombreux Malais et également beaucoup de Maghrébins, qui ont réalisé la hijra à l’époque coloniale car le Hedjaz reste alors un lieu épargné par l’entrisme colonial.
21L’apparition de la vapeur au début du 19e siècle va largement bénéficier aux pèlerins d’Asie. Ils peuvent venir plus nombreux, plus vite, à moindre coût, et la propulsion à vapeur supprime la contrainte de la mousson qui pesait sur les voiliers. Mais la vapeur transforme aussi le voyage de ceux qui, moins éloignés du Hedjaz, empruntaient jusqu’alors les caravanes.
22Si la navigation à vapeur pénètre sur les mers dès les années 1830, il faut attendre les années 1860-1870 pour qu’elle donne toute sa mesure. L’ouverture en 1869 du canal de Suez, qui relie directement la mer Rouge à la Méditerranée, fait de cet itinéraire l’une des principales routes maritimes du monde et l’une des plus fréquentées par les flux de pèlerins musulmans.
23Aussi les caravanes sont-elles peu à peu abandonnées au profit des navires à vapeur. Au début du 20e siècle, elles ont quasiment disparu. C’est désormais par chemin de fer et par bateau que les Mahmals d’Égypte et de Syrie arrivent au Hedjaz. Les pèlerins du Maghreb se rendent directement par bateau à Suez, via le canal, d’où ils traversent la mer Rouge. La plupart des pèlerins d’Asie centrale, d’Anatolie, de Mésopotamie et de Perse s’embarquent dans les ports de la mer Noire, à Istanbul, à Beyrouth ou à Bassora. En amont, le réseau de voies de chemin de fer, de plus en plus dense, leur permet de rallier ces ports d’embarquement plus facilement et plus rapidement.
24Certaines populations, éloignées des grands axes de circulation, s’en trouvent désormais désenclavées. Grâce au Transsibérien, les populations d’Asie centrale ne sont plus qu’à quelques jours des ports de la mer Noire. C’est aussi cette longue voie ferrée qu’empruntent les musulmans chinois, très peu nombreux jusqu’alors à se rendre au pèlerinage.
25Ces nouvelles conditions de voyage liées à la révolution des transports, si elles améliorent le quotidien du voyage et permettent de grossir les flux, modifient également en profondeur l’expérience du monde que font les pèlerins.
Un voyage dominé par les interactions avec des non-musulmans
26Ces nouvelles conditions modifient d’abord la géographie du voyage : désormais ce ne sont plus les vieilles et prestigieuses cités de l’islam, elles-mêmes fortement chargées de sacralité, qui constituent la colonne vertébrale du voyage, mais les littoraux et leurs ports. À l’exception de Damas, qui conserve son rôle d’étape pour certains des pèlerins venant du nord (la caravane de Damas est celle qui survit le plus longtemps), les carrefours du pèlerinage sont désormais Alexandrie, Suez ou Beyrouth, villes qui n’ont pas la charge sacrale des vieilles cités de l’Islam. En revanche, les pèlerins y côtoient un monde cosmopolite, celui des « échelles du Levant », les ports étant parmi les cités de l’Orient celles qui ont le plus précocement connu des processus de modernisation.
27Les caravanes étaient une entreprise exclusivement musulmane, organisées et protégées par un pouvoir musulman, en l’occurrence l’Empire ottoman depuis le 16e siècle. Avec le développement de la navigation et le report du voyage sur les voies maritimes, le pèlerinage est pris en main par les puissances européennes, et il s’effectue désormais dans un univers essentiellement non musulman, ce qui modifie profondément l’expérience du voyage des pèlerins.
28La plupart des compagnies de navigation qui se sont mises sur ce nouveau marché et affrètent des bateaux pour le hajj sont européennes et majoritairement britanniques, la Grande-Bretagne ayant su rapidement convertir ses compétences maritimes dans ce nouveau business. Les conditions offertes sont souvent très rustiques : les navires britanniques sont en effet réputés pour leur mauvais état et pour leur encombrement, mais ce sont eux qui transportent le plus grand nombre de pèlerins, depuis Singapour – pour les Malais – et surtout depuis Bombay – pour les musulmans d’Inde. Les Néerlandais sont également très actifs pour organiser le transport des pèlerins de l’actuelle Indonésie. Un consortium anglo-néerlandais, Kongsi Tiga, dont les prestations sont jugées les plus performantes du marché, transporte la plus grande partie des pèlerins des Indes néerlandaises. La compagnie s’aligne notamment sur la législation internationale qui commence à réglementer les conditions de transport des pèlerins à la fin du 19e siècle. Les Français sont en revanche beaucoup moins présents dans le business du hajj, en raison de leur politique très prudente à l’égard de l’islam.
29Un autre facteur de mise en relation des pèlerins avec un univers non musulman est l’emprise coloniale. Désormais, la majorité des musulmans est en effet sous contrôle colonial5. Les politiques coloniales à l’égard du pèlerinage sont différentes d’une puissance à l’autre, plus ou moins tolérantes, et de ce point de vue la France est en bas de l’échelle. Elle mène en effet une politique très restrictive, qui vise à limiter au maximum les départs, de façon à éviter une éventuelle imprégnation politique ou panislamique des pèlerins algériens auprès de leurs coreligionnaires d’autres pays. Par ailleurs, l’espace dans lequel se déplacent les pèlerins est désormais pourvu de frontières, et le départ à La Mecque nécessite l’obtention de papiers d’identité ou au moins d’une autorisation de voyager, ce qui place le candidat pèlerin face à des représentants des puissances européennes, en l’occurrence les autorités administratives coloniales dont dépend sa possibilité de partir.
30Enfin, une dernière occasion de contact avec les puissances européennes est le contrôle sanitaire qui s’exerce sur les flux de pèlerins. En 1865, la quatrième pandémie de choléra se diffuse à partir du Hedjaz, au terme du pèlerinage, d’autant plus rapidement que la vapeur a augmenté la vitesse des transports. Auparavant, les longues caravanes avaient une vertu prophylactique ; en cas d’épidémie, les gens mourraient sur le trajet désertique avant d’arriver chez eux et de contaminer les villes. Afin d’enrayer la menace épidémique et d’empêcher que le choléra ne pénètre de nouveau en Europe, les puissances européennes mettent en place un dispositif constitué de deux « verrous » sanitaires, établi à partir des années 1880 et qui atteint sa pleine efficacité au début du 20e siècle, à l’heure où les quarantaines disparaissent partout ailleurs. À l’entrée et à la sortie de la mer Rouge, deux immenses lazarets sont établis, où les pèlerins sont tenus de faire halte pour y subir la désinfection et une quarantaine plus ou moins longue. En cas de menace épidémique, les pèlerins peuvent passer de deux à cinq semaines en quarantaine, ce qui annihile le gain de temps obtenu par la propulsion à vapeur. Or, même si ce dispositif de contrôle est mis en place en collaboration avec l’Égypte et l’Empire ottoman, il est perçu comme une entreprise européenne qui vient entraver le déroulement du voyage sacré6.
Au cœur du territoire sacré de l’Islam
31Durant la période qui s’étend des années 1870 aux années 1930, le voyage à La Mecque s’effectue donc dans le cadre de la « modernité occidentale », avec d’ailleurs une amélioration constante des conditions de voyage. Après la Première Guerre mondiale, les puissances coloniales cherchent en effet à améliorer leur politique musulmane, et les législations nationales et internationales encadrent de plus en plus étroitement les conditions du voyage, insistant notamment sur les normes sanitaires à respecter.
32Le paradoxe de cette période, c’est qu’une fois au Hedjaz, au sein du territoire sacré de l’Islam, les pèlerins doivent renouer avec des modalités anciennes de déplacement, notamment la caravane. Le Hedjaz, jusque dans les années 1930, reste en effet largement à l’écart des mouvements de modernisation qui traversent la région. Avant la découverte du pétrole, les habitants du Hedjaz ne vivent que de l’exploitation des pèlerins ; le hajj est la seule ressource de la région. D’où la perpétuation, sur les trajets reliant Djedda, La Mecque et Médine, de l’usage des caravanes qui constituent le principal gagne-pain des Bédouins de la région. Pour les pèlerins, qui sont pour la plupart des citadins ou des paysans relativement aisés, c’est une expérience assez rude, d’autant que ces trajets restent dangereux. Si certaines tribus organisent les caravanes, d’autres les attaquent. L’insécurité est constante au début du 20e siècle, et particulièrement vive lors du règne du chérif Hussein de La Mecque (1908-1925), devenu roi du Hedjaz en 1916.
Entrée du bâtiment de désinfection du lazaret de Tor

Gaston Zananiri, Tor : historique et quarantenaire, Alexandrie, 1925
33La précarité de la vie sur place, le danger et l’exploitation dont sont victimes les pèlerins sont d’ailleurs mis en avant par la propagande coloniale, qui se réjouit du fait que l’état déplorable du Hedjaz, cœur palpitant de l’islam, ne puisse en retour que valoriser l’œuvre coloniale « civilisatrice ».
34Mais, nonobstant ces difficultés, les pèlerins arrivent au terme de leur voyage dans un lieu saturé de sacralité et de spiritualité. Au Hedjaz, les confréries soufies sont puissantes et très structurantes. Les pèlerins peuvent par ailleurs visiter de nombreux lieux sacrés en marge des rituels canoniques : le tombeau d’Ève à Djedda, puis, à Médine, non seulement la tombe du Prophète mais également les tombeaux de ses compagnons et des gens de sa famille, nombreux à y être enterrés, notamment au cimetière d’al-Baqi.
35À cette époque, même si les trajets effectués par les moyens de transport modernes ont supprimé la plupart des étapes sacrales sur le chemin – non seulement dans le cadre des rituels canoniques, mais également au-delà, dans cette rencontre fervente avec les nombreux lieux saints secondaires qu’abrite la province du Hedjaz –, les pèlerins peuvent toutefois encore se livrer pleinement à l’expérience spirituelle du pèlerinage à l’arrivée au Hedjaz
L’avènement de l’avion et le pèlerinage wahhabite
36Je vais évoquer enfin, beaucoup plus rapidement, le dernier moyen de transport : l’avion. C’est au début des années 1930 que l’avion, qui transporte aujourd’hui la plus grande partie des pèlerins du monde, fait son apparition dans le cadre du pèlerinage à La Mecque. C’est à l’Égypte que revient la première initiative concrète en faveur du transport aérien. Misr Airworks, la filiale de la banque Misr pour le transport aérien, met à l’étude dès 1933 le projet d’établir un service triangulaire régulier pendant la saison du pèlerinage entre Le Caire, Djedda et Médine. En 1936, quelques pèlerins égyptiens, dont une princesse royale, entreprennent ainsi le premier voyage par avion vers le territoire sacré. Mais ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que le transport aérien commence à se développer réellement. En 1949, la part du transport aérien dans le volume global des arrivées de pèlerins au Hedjaz atteint déjà près de 10 %, et trois ans plus tard, en 1952, il y a plus d’une centaine d’atterrissages et de décollages à l’aéroport de Djedda pendant les quelques jours qui précédent et suivent la période du pèlerinage. Depuis cette date, la croissance du transport aérien pour le pèlerinage à La Mecque a été continue, jusqu’à représenter aujourd’hui le mode quasi exclusif de transport.
Tombeau d’Ève, Djedda

Musée Albert-Kahn/Département des Hauts-de-Seine (Numéro d’inventaire : A 15 611, Collection Archives de la Planète).
[En ligne] https://cinumed.mmsh.univ-aix.fr/idurl/1/50035 ; licence ouverte
37Le développement de l’avion conduit à une désacralisation encore plus radicale du trajet ; il se fait désormais sans transition de l’espace confiné et aseptisé des aéroports internationaux à celui de Djedda, porte d’entrée des villes saintes de l’islam.
38Dans les années 1930, précisément au moment où apparaît l’avion, intervient une autre transformation majeure dans les transports liés au pèlerinage à La Mecque. Le nouveau souverain du Hedjaz, Abdelaziz ibn Saoud (r. 1925-1953), remplace les caravanes, grâce auxquelles les pèlerins se déplaçaient jusqu’alors à l’intérieur du territoire sacré, par l’automobile. Désormais, toute la séquence du pèlerinage s’effectue donc dans le cadre des transports modernes (bateau, avion, voiture ou bus).
39Les années 1930, au cours desquelles apparaissent ces ultimes changements dans les transports, sont aussi celles où le Hedjaz se transforme sous l’impulsion de l’idéologie wahhabite. La conquête du Hedjaz en 1924-1925, puis d’autres territoires tribaux de la péninsule Arabique par Abdelaziz ibn Saoud a conduit, en 1932, à la création du royaume d’Arabie saoudite, qui défend cette lecture rigoriste de l’islam.
40L’unicité de Dieu, qui est au principe de la doctrine des wahhabites, conduit à condamner tout intercesseur entre Dieu et les croyants, notamment les personnages sanctifiés, nombreux à être inhumés au Hedjaz et qui étaient vénérés par les pratiques populaires en marge du pèlerinage canonique. Lors de la conquête, les ikhwan, miliciens recrutés par Ibn Saoud dans les tribus wahhabites du Nadjd, entreprennent de purifier les Lieux saints. À La Mecque et plus encore à Médine, dans le célèbre cimetière d’al-Baqi, les coupoles des tombeaux des saints et des proches du Prophète sont arasées et le culte des saints est strictement interdit. La maison de naissance du Prophète à La Mecque ainsi que celle où le futur calife Omar (r. 634-644) s’est converti à l’islam sont détruites ; les confréries soufies sont interdites. Le tombeau d’Ève à Djedda est emmuré et rendu inaccessible en 1928. Des gardes sont placés à proximité de ces sanctuaires et les pèlerins qui transgressent les ordres wahhabites sont bastonnés ; toute velléité de culte des saints est ainsi sévèrement réprimée.
41Comme tout phénomène religieux, le pèlerinage à La Mecque n’a rien d’immuable. Il a été absorbé par l’économie mondiale des transports. Un temps confisqué par la colonisation, il a été secoué par les événements politiques, notamment la disparition de l’Empire ottoman et l’avènement de la dynastie saoudienne, porteuse d’une vision rigoriste de l’islam. C’est un témoin précieux de l’histoire. Désormais, la rencontre avec le sacré dans les villes saintes de l’islam se trouve dépouillée de toutes les vénérations populaires qu’affectionnaient les pèlerins, canalisée par l’Arabie saoudite vers la seule réalisation des rituels canoniques et étroitement encadrée. C’est dans cette forme épurée que se poursuit la pratique du pèlerinage musulman, qui connaît malgré tout un succès toujours grandissant. Pour répondre à la demande, mais aussi pour permettre aux autorités saoudiennes de préparer l’après-pétrole, il se déroule aujourd’hui dans un espace profondément modifié par une architecture démesurée et clinquante, destinée à accueillir un nombre toujours plus grand de pèlerins. Avec cet aiguillon économique, le pèlerinage est sans doute appelé à changer à nouveau de forme pour devenir une manne touristique plus gigantesque encore, en dépit des dangers que représente le changement d’échelle – comme en témoigne la dramatique bousculade de 2015 qui a fait plus de deux mille victimes.
Notes de bas de page
1 Alphonse Dupront, Du Sacré. Croisades et pèlerinages. Images et langages, Gallimard, 1987.
2 Voir Jacques Jomier, Le Mahmal et la caravane égyptienne des pèlerins de La Mecque (xiiie-xxe siècle), Imprimerie de l’IFAO, 1953.
3 Voir Soraya Faroqhi, Pilgrims and Sultans. The Hajj under the Ottomans, I.B. Tauris, 2014 [1996].
4 Voir Pearson Michael, Pilgrimage to Mecca. The Indian Experience, 1500-1800, Markus Wiener Publishers, 1996.
5 Voir Luc Chantre, Pèlerinages d’empire. Une histoire européenne du pèlerinage à La Mecque, Éditions de la Sorbonne, 2018. Voir aussi sa contribution à ce volume.
6 Voir Sylvia Chiffoleau, Le Voyage à La Mecque. Un pèlerinage mondial en terre d’Islam, Belin, 2015.
Auteur
Historienne, directrice d’études au CNRS

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