Conférence du 6 novembre 2018
La Mecque, des pèlerinages tribaux au pèlerinage musulman
p. 59-83
Texte intégral
1Lorsque l’on réfléchit à la question des pèlerinages d’une façon générale, et aux pèlerinages religieux en particulier (puisqu’il y a des pèlerinages autres que religieux), on ne voit plus que le religieux. Cela ne pose aucun problème du point de vue d’un croyant, mais d’un point de vue historique, cela peut poser de gros problèmes.
2Or, un pèlerinage est une production sociale. C’est un comportement collectif social. Il relève de l’état d’une société, des conduites et des modes de croyance au sein de cette société. Lorsque l’on est dans le cadre des grandes religions que l’on dit monothéistes, on se retrouve dans une histoire très longue, une histoire millénaire. En ce qui concerne l’islam, qui est le plus récent des trois monothéismes, on arrive à 1 400 ans d’existence. Vous allez me dire : « Mais les musulmans nous disent qu’ils sont en 1437 ou bientôt 1438… » Sauf que leur année va plus vite que la nôtre, puisque c’est une année lunaire : donc tous les trois ans, on gagne un mois sur le calendrier solaire. Selon le calendrier solaire, nous en sommes un peu avant 1 400 ans. 1 400 ans ce n’est pas rien : c’est une durée plus que millénaire et l’on ne peut évidemment pas éviter de constater que, durant cette période, il n’y a pas un « objet » qui s’appellerait « islam » et qui aurait circulé à travers le temps.
3Quand on adopte un point de vue historique sur une religion, ou sur un aspect religieux comme c’est le cas d’un pèlerinage, on fait ce que font les historiens : on découpe le temps en tranches et on essaie de repérer à travers cette durée très longue des états de société. Or, je dirais, la démarche historique n’est pas une démarche spontanée : c’est une démarche de savoir. Un savoir se construit. On ne peut pas demander à quelqu’un qui n’y a pas réfléchi historiquement d’avoir une vision historique : faire de l’histoire, cela s’apprend.
4Si vous prenez quelqu’un aujourd’hui, que ce soit un non-musulman ou un musulman, que vous dira-t-il sur le pèlerinage à La Mecque ? Il vous dira : « C’est le pèlerinage qui commémore le sacrifice d’Abraham ». Vous entendez cela à la radio, dans la presse, partout. Et l’on regarde d’un œil torve les musulmans qui le font toujours. Un croyant, et on ne peut pas le lui reprocher, va penser spontanément, sans réfléchir historiquement, que ce pèlerinage existe depuis Abraham. Ce qui pose quand même quelques questions. Les musulmans, y compris en dehors du pèlerinage, sacrifient le jour de l’Aïd al-Adha un mouton. On ne réfléchit pas, on se dit : « C’est comme ça. » Le croyant musulman d’aujourd’hui est persuadé que cela a toujours été comme ça. On pourrait presque dire depuis Abraham, ce qui nous fait 3 800 ans. L’islam, quant à lui, date du 7e siècle : on en est à 1 400 ans comme on l’a dit. On sacrifie normalement aujourd’hui, sauf exception, un mouton. Sauf que, si vous pensez à un terrain qui est celui de l’Arabie, où se trouve La Mecque, est-ce que l’on y élève des moutons ? Au Proche-Orient, on en élevait, mais pas en Arabie : ils n’auraient pas eu de quoi manger. Les moutons ont besoin de pâturages situés en bordure du désert, comme dans la Chaouïa au sud de l’Algérie, à la bordure du Sahara. Donc, dans les contrées très arides, il n’y a pas de moutons. Il y a, à la rigueur, des chèvres ou du petit bétail dans les oasis. Pour les transports, il y a des ânes. Mais l’animal de référence pour le pastoralisme, c’est le chameau. Même quelqu’un qui ne réfléchirait pas trop pourrait peut-être se poser la question et se dire : « C’est bizarre que l’on sacrifie des moutons… » Aujourd’hui, d’où viennent les moutons sacrifiés lors du pèlerinage ? On ne les élève toujours pas en Arabie : ils viennent d’Australie et de Nouvelle-Zélande par bateau ou par avion-cargo.
5Si l’on essaie d’avoir une toute petite réflexion historique, on s’aperçoit qu’il y a quand même de petits problèmes si l’on n’inscrit pas les pèlerinages dans l’histoire. Ce dont on s’aperçoit, d’après ce que je viens de vous dire, c’est que le présent efface le passé, surtout s’il y a eu des évolutions sociétales majeures, entre le passé et le présent.
Le cadre d’émergence de l’islam
6L’islam démarre au début du 7e siècle dans un petit bout de l’Arabie. Pas dans toute l’Arabie mais en Arabie occidentale. Je dirais dans le coin le plus perdu de l’Arabie, puisque à l’époque on marche au pas des chameaux. Pour être un bon historien, il faut faire de la géographie (et aussi éventuellement de l’anthropologie, quand on n’a pas suffisamment de documents écrits ou de monuments). Si vous regardez la carte de l’Arabie, vous vous apercevez que La Mecque est à l’ouest de l’Arabie, à peu près au milieu, à quatre-vingts kilomètres environ de la mer Rouge. Si vous êtes à La Mecque et que vous voulez vous déplacer vers le Nord, évidemment à l’époque au pas des chameaux, vous avez à peu près un bon mois de marche. Et si vous voulez aller vers le Sud, vous avez également un bon mois de marche. Vers la Babylonie, vers le bas Irak, vous avez à peu près 1 500 kilomètres : cela fait encore plus long. La Mecque est dans le coin le plus perdu de l’Arabie. Vous allez me dire : « Mais il y a la mer Rouge. » Sauf que les Mecquois ne sont pas des navigateurs. Ce n’est pas très facile de naviguer sur la mer Rouge. Ce sont les Grecs d’Égypte, au début de l’ère chrétienne, qui ont trouvé le moyen de remonter la mer Rouge. À l’époque, on remontait très mal au vent : on pouvait naviguer vent arrière, ou à la rigueur grand largue, à la limite vent travers, mais on ne pouvait pas remonter au vent (ne vous étonnez pas, je suis bretonne, donc je connais un peu la navigation). Les Mecquois ne sont pas des marins. À propos du voyage en Éthiopie des compagnons de Mahomet1, je me rappelle avoir dit que ce n’était pas possible, qu’il s’agissait d’un voyage imaginaire. Quelqu’un m’avait répondu : « Mais ils n’avaient qu’à prendre le bateau. » Sauf que lorsque l’on est à La Mecque, il n’y a pas de bateau pour descendre en Éthiopie. Il faut bien se rendre compte de l’emplacement des lieux que l’on étudie, et regarder la topographie de près.
7Lorsque l’on considère les débuts de l’islam ou la période antérieure à l’islam, on a un problème qui est celui des sources. Dans les pays du Proche-Orient, comme en Égypte ou en Iran, vous avez des moyens de connaître le passé : soit à partir des documents écrits, soit des monuments inscrits. Il a suffi que l’on déchiffre les langues de l’Égypte pharaonique pour comprendre beaucoup de choses. Si vous recherchez la même chose en Arabie, vous trouvez quelques vagues inscriptions lapidaires de deux ou trois phrases que des voyageurs ont inscrites au long des pistes. Cela prend du temps d’écrire sur la pierre, donc on n’écrivait pas des textes trop longs. Pour l’Arabie, on n’a pas de textes longs, on n’a pas cette documentation écrite qui tient lieu d’archives. On n’a rien du tout. Alors, vous allez me dire : « Mais on a des écrits de la période d’après. » Les écrits de la période d’après, il y en a de deux types. Il y en a un qui est relativement exploitable, à condition de le décrypter correctement d’un point de vue historique, c’est le Coran. Le Coran est un texte dont on peut penser historiquement (quand on n’est pas dans un cadre de croyance, mais dans le cadre historique) qu’il a été stabilisé comme texte à la fin du 7e siècle. C’est encore l’islam démarrant : au 7e siècle, on n’est pas très loin de l’origine. Le Coran est un texte exploitable historiquement, même si ce n’est pas facile de travailler historiquement sur lui. Ensuite, vous avez toute une série de textes, à ne plus savoir qu’en faire, sur la première période de l’islam. Le problème est que ces textes sont écrits deux ou trois cents ans après, voire davantage. On n’est plus du tout dans le contexte d’origine, celui de La Mecque, cité isolée d’Arabie.
Un changement de logiciel sociétal
8Deux ou trois cents ans après, on est dans un empire. La première capitale de cet empire, lorsque les Arabes sont sortis d’Arabie, a été Damas. Ceux qui étaient à Damas, les Omeyyades, étaient encore en relation avec le passé premier. De cette période date la coupole du Rocher à Jérusalem (qui n’est pas une mosquée), achevée en 692. 692, c’est à peu près le moment où le Coran a été stabilisé, puisque sur les bandeaux extérieurs et intérieurs de la coupole du Rocher, sur les huit côtés, on retrouve des inscriptions coraniques. Il s’agit de versets coraniques en réponse au christianisme, en lien avec le contexte de l’époque. En effet, le grand adversaire de celui que j’appelle « l’empereur omeyyade » (on dit le calife, mais calife est un mot exotique, c’est un empereur en réalité) est l’empereur byzantin, qui évidemment est chrétien. Par ces inscriptions, la coupole du Rocher devient un monument affichant ce qui va devenir une nouvelle religion face à celle de l’empereur byzantin. Le calife lui a enlevé pas mal de terres, mais, ne parvenant pas à faire de nouvelles conquêtes, il se manifeste ainsi en disant : « Je suis là maintenant. Muhammad succède à Jésus. » C’est ce qui est inscrit sur les bandeaux de la Coupole et ce que l’on trouve également dans le texte du Coran. On peut dire que les Omeyyades ont construit un grand monument et qu’ils sont responsables du Coran, d’une certaine façon.
9Les Omeyyades restent au pouvoir de 661 à 750, date à laquelle ils sont renversés par les Abbassides, ce qui fait un petit peu moins d’un siècle. Et pendant ce siècle, qu’a-t-on à se mettre sous la dent comme texte ? On a le Coran et rien d’autre. Autrement dit, nous avons un empire, étendu de la Perse à l’Espagne comprise, qui n’a pas été fichu d’avoir des historiens, ou des historiographes, pour raconter son histoire. Pourquoi ? Parce que ces Omeyyades étaient encore en prise directe avec leur milieu d’origine, celui de La Mecque dont ils étaient les descendants directs. Le premier calife omeyyade est né à La Mecque. Et les sociétés d’Arabie, c’était quoi ? Ce n’étaient pas des empires, ni des royaumes, mais des tribus, et la socialité tribale est quelque chose de très particulier. Cela mérite d’être souligné car, en moins d’un siècle, on a un changement complet de société : au départ, c’est une société de tribus dans le coin le plus perdu d’Arabie et, à peine soixante ans plus tard, en sortant d’Arabie, on a changé de logiciel sociétal. Quand des tribus ne sont plus dans leur milieu d’origine, leur façon d’appréhender le monde est transformée. Durant le califat omeyyade, si quelqu’un veut devenir musulman, il ne lui suffit pas comme aujourd’hui de prononcer la profession de foi. Durant le siècle omeyyade, pour devenir musulman, il faut trouver une tribu qui vous accepte. Or les tribus d’Arabie n’avaient pas envie d’avoir des gens extérieurs à l’Arabie, cela ne les intéressait pas du tout. Ils ne voulaient pas d’« immigrés », si l’on peut dire les choses comme cela, parce que cela aurait tout simplement perturbé leur socialité. Jusqu’en 750, pour devenir musulman, il fallait réussir à entrer dans une tribu. Cela signifie que ce premier empire était encore très largement dans cette mentalité tribale, même s’il était déjà en train d’évoluer, puisque sa capitale était en dehors d’Arabie. Après cette première phase, les Omeyyades sont renversés par de lointains cousins, les Abbassides, qui sont aussi Mecquois d’origine. Mais ils sont tellement loin de leur origine qu’ils en ont oublié la tribalité sociale : ce ne sont plus du tout des hommes de tribus.
10Une nouvelle société se met en place. C’est toujours une société de type impérial, mais qui se calque sur le modèle des empires précédents, c’est-à-dire l’Empire perse sassanide et l’Empire byzantin. La transformation fondamentale qui va avoir lieu après 750 (c’est-à-dire entre 750 et le milieu du 9e siècle) est l’ouverture de la porte des conversions : n’importe qui peut désormais devenir musulman. Les conversions qui ont lieu à ce moment-là ne sont pas du tout forcées, ce sont des conversions progressives. Les nouveaux convertis n’oublient pas leur propre mémoire religieuse, leur culture. C’est-à-dire que nous assistons, dans l’empire musulman abbasside, à un phénomène d’hybridation interculturelle formidable. Une nouvelle société se construit, avec son vécu musulman et sa représentation du passé, et on va voir que la pratique du pèlerinage a été en fait extrêmement évolutive à travers le temps.
Faire de la géographie
11Pour comprendre quelque chose à ces « pèlerinages tribaux », qui contiennent également les pèlerinages du début de l’islam, il faut commencer par regarder le terrain mecquois et faire de la géographie. La géographie, cela veut dire un terrain physique, un terrain naturel, mais aussi un terrain économique : quels sont les moyens de vie, quelle est l’économie de ce terrain ? Il faut regarder tout cela de très près. La Mecque, contrairement à ce que certains ont pu écrire quelquefois, n’est pas une oasis. Lorsque l’on est dans un espace aride, normalement, comment est-ce que l’on vit ? Il faut des arbres, de l’eau, sinon on ne peut pas vivre. Or, La Mecque est un cas particulier, car elle n’a pas du tout d’agriculture. Aujourd’hui, il y a de belles routes et on circule facilement en Arabie : les Saoudiens ont fait ce qu’il fallait. Quand vous étiez à La Mecque au 7e siècle et que vous vouliez manger, il fallait faire soixante-dix kilomètres au pas des chameaux pour aller dans la montagne de Taëf. Taëf est à 1 800 mètres d’altitude. Imaginez : vous êtes avec un chameau et vous devez monter à 1 800 mètres pour vous approvisionner, à soixante-dix kilomètres. Vous mettez au moins huit jours, si ce n’est dix, aller et retour, pour vous approvisionner. On s’imagine que l’Arabie est un désert de sable, mais c’est une grosse erreur. Toute la partie occidentale de l’Arabie est composée de hautes montagnes. Ces montagnes sont un morceau d’Afrique : la mer Rouge est un fossé d’effondrement, et l’Arabie est le morceau qui s’est cassé. Comme il s’est cassé, il a basculé. Donc, du côté occidental, on a de hautes montagnes, très volcaniques. C’est un terrain très particulier, qui n’est pas facile du tout, avec de grands chaos basaltiques que l’on est obligé de contourner. La Mecque est située dans ces montagnes volcaniques de l’Ouest. Pourquoi La Mecque existe-t-elle ? Parce qu’un jour, par hasard, quelqu’un a trouvé un point d’eau.
12Intéressons-nous à la topographie de La Mecque et à la Kaaba. Attention, la Kaaba n’est pas un temple : nous allons essayer de voir ce qu’elle est dans son environnement. Aujourd’hui, il y a des constructions tout autour, mais on arrive quand même à voir le terrain. La Kaaba est située dans ce que l’on appelle le « ventre de La Mecque », qui est une expression coranique (« batn makka », Coran 48 : 24). Que signifie cette image du ventre pour parler d’un terrain ? C’est une dépression, un bas-fond et la caractéristique de la Kaaba est d’être située dans ce bas-fond vers lequel convergent plusieurs vallées, des ravins. Ils ont un régime d’oued, c’est-à-dire qu’ils sont à sec sauf quand l’eau descend. Pour vous assurer de cette topographie particulière, regardez sur Internet des photographies de l’année 1941 et vous allez trouver une chose tout à fait étonnante : la Kaaba entourée d’eau avec des gens qui en ont quasiment jusqu’aux épaules et qui nagent presque autour. Jusqu’à aujourd’hui, les Saoudiens ont essayé d’arranger la chose, mais quand les oueds dévalent… Un oued qui dévale, on ne l’arrête pas. Donc là, ce sont plusieurs oueds qui ont dévalé, empli ce bas-fond. L’eau évidemment s’infiltre et cela donne un point d’eau pérenne, qui ne tarit pas. Dans un endroit complètement aride, où il n’y a pas un arbre, vous avez un point d’eau permanent. Qu’est-ce que cela devient dans les sociétés archaïques ? Un lieu sacré, forcément. De la même façon, que peut-on sacraliser d’autre dans ce type d’environnement ? Lorsque vous avez dans une vallée qui est désertique un grand arbre ou un bosquet de grands arbres, comme cela existe au Sahara et en Arabie, les gens du coin, que font-ils ? Ils en font un arbre sacré. Si un arbre vit dans un environnement aride, c’est qu’il y a une puissance surnaturelle dedans. Je ne sais pas si vous avez connu l’arbre du Ténéré au Sahara, un grand acacia qui était tout seul au milieu du désert. C’était aussi un arbre sacré. À deux cents kilomètres autour, il n’y avait pas un arbre. Celui-ci servait de repère pour les caravanes. Malheureusement, un camionneur saoul l’a embouti. On a mis un arbre en ferraille à la place.
Un culte bétylique
13À La Mecque, on n’a pas un arbre sacré, mais un point d’eau sacré. Autour de ce point d’eau, des gens se sont installés. Le point d’eau sacré a donné lieu à un culte et au premier pèlerinage local. De quel type était ce culte ? On pourrait dire que c’est le culte du puits. Pour symboliser la puissance surnaturelle qui se trouvait dans cet endroit, les hommes y ont installé des bétyles. Un bétyle est une pierre sacrée. Ce mot est composé de deux éléments, que l’on retrouve en hébreu ou en arabe : bet-el. « Bet » est la demeure : c’est là où on est avec les siens, où se trouve également le dieu protecteur du groupe, de la tribu ; qui est son allié et réside avec elle. « El » est le el sémitique, c’est-à-dire le dieu. Donc le bétyle est la demeure du dieu. Les bétyles ne sont pas forcément de grosses pierres (ce ne sont pas des menhirs bretons !) mais plutôt de petites pierres, dont certaines sont restées dans la Kaaba actuelle, par exemple la pierre noire. Il y en a une autre que l’on connaît moins et qui est nommée la pierre bienheureuse (al-hajar al-as‘ad) dans l’angle sud de la Kaaba. Seulement, quand on est dans un lieu inondable, sans aucun système de retenue, il y a un risque de perdre ces petites pierres. Il fallait évidemment que les pierres sacrées qui symbolisaient la puissance surnaturelle, la puissance du puits, restent en place.
14Qu’ont fait les gens ? Ils ont construit un mur, sans toit, orienté selon les points cardinaux. Autour de ce lieu très particulier, un culte bétylique s’est développé, et je dirais même que, à l’insu des musulmans actuels, il existe toujours aujourd’hui. Comme je vous le disais tout à l’heure, la Kaaba ce n’est pas un temple. Un temple vous avez le saint des saints, on y pénètre, il y a le grand prêtre. Le lieu bétylique, ce n’est pas ça, c’est une pierre. Que fait-on pour rendre un culte à la pierre ? On tourne autour. C’est ce que l’on appelle le tawâf. Jusqu’à aujourd’hui, personne ne rentre dans la Kaaba, on tourne autour. Il faut faire attention au sens dans lequel on tourne. On dit souvent que les pèlerins musulmans tournent dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Sauf qu’en Arabie, au 7e siècle, il n’y avait pas de montre. Il faut donc trouver autre chose. On a une pierre sacrée à l’angle est, orientée vers le soleil levant. Une autre à l’angle sud : c’est le soleil au zénith. Je ne sais pas s’il y avait d’autres pierres : les récits postérieurs nous disent qu’il y en avait peut-être d’autres. En tout cas, ces deux pierres sont toujours là. Les pèlerins d’aujourd’hui ne font pas la relation que je fais en partant du terrain et de la période d’avant l’islam. Pour retrouver le sens d’un pèlerinage du passé qui remonte aussi loin, on a la chance d’avoir un terrain particulier comme celui de l’Arabie qui est distinct de celui du Proche-Orient. On peut décrypter le lieu. Les rites, les gestes, ont peu de chance d’avoir changé, même si les gens des sociétés postérieures lui ont donné un autre sens.
Décrypter le Coran
15C’est un petit peu comme le Coran. Le Coran a voyagé à travers les sociétés. Les mots du Coran sont fixés à la fin du 7e siècle, ils n’ont pas changé ; ce qui a changé, c’est le sens des mots. En fonction des états de société, on a des lectures différentes du même texte sacré. Cela n’est pas propre au Coran : tous les textes sacrés voyagent et connaissent des évolutions de sens qui peuvent être très importantes.
16Pour en revenir au pèlerinage mecquois, on a un pèlerinage lié à un point d’eau et on peut donc avoir une idée de sa saisonnalité. Les pèlerinages ne se font pas n’importe quand ni n’importe comment. Là, le Coran nous est utile quand on arrive à le décrypter. Pour un lecteur ordinaire, qui voudrait comprendre quelque chose scientifiquement, il est inutilisable parce qu’il va dans tous les sens. Pour y comprendre quelque chose, il faut rassembler des corpus thématiques. Si l’on veut travailler sur la création par exemple, il faut chercher dans le Coran tous les fragments de textes sur la création pour en faire un corpus et tenter de comprendre quelque chose. Si l’on veut comprendre quelque chose sur la vision du pèlerinage dans le Coran, il faut rassembler tous les morceaux sur le pèlerinage qui sont dispersés partout. Cela procède de la construction d’un savoir, qu’une lecture ordinaire ne permet absolument pas. Celui aujourd’hui qui penserait comprendre les musulmans en lisant le Coran ne comprendra rien du tout, ou alors il y mettra ce qu’il a déjà dans la tête à son sujet.
17Les musulmans d’aujourd’hui – et je dirais que c’est tout naturel s’ils ne font pas d’histoire – vont penser que le Coran est en rupture avec son passé, avec sa sociologie. C’est une erreur : le Coran relève toujours de la sociologie tribale, de l’anthropologie tribale. Il relève de la société dans laquelle il a été exprimé. C’est un texte issu d’une société tribale de l’Arabie du 7e siècle et cela, il ne faut jamais l’oublier. Le Coran n’est pas en rupture avec son passé, il essayé de réformer un certain nombre de choses et s’adresse aux gens de cette société. Dans le Coran, il y a des passages sur le pèlerinage ainsi que sur les « mois sacrés ». Ces mois existaient dans la société tribale : on avait un mois sacré isolé et trois mois sacrés successifs. C’est important de saisir cette différence. Quand La Mecque est évoquée dans le Coran, c’est en lien avec un mois sacré au singulier. Vous trouvez cela notamment dans la sourate 22, la sourate « al-Hajj », celle dite « du pèlerinage ». Ce mois sacré au singulier a l’air lié au pèlerinage mecquois, donc au pèlerinage coranique, mais aussi au pèlerinage antérieur. Ce mois sacré, si l’on fait des comparatifs avec l’historiographie postérieure, que l’on peut utiliser de façon critique, c’est-à-dire en mettant en jeu des mécanismes de comparaison, on s’aperçoit que le mois sacré durant lequel aurait eu lieu le pèlerinage mecquois coranique primitif (et le pèlerinage tribal antérieur) est le mois de rajab, c’est-à-dire le septième mois de l’année. Ne pensez pas en calendrier contemporain : l’année ne commence pas en janvier mais en octobre. Dans toutes les sociétés, les moments de basculement saisonnier sont importants, et octobre est situé juste après l’équinoxe d’automne. L’année tribale débutait donc après l’équinoxe. C’est également toujours le cas, d’ailleurs, dans le judaïsme actuellement. L’année débute en octobre ou un peu avant avec une fluctuation de deux à trois semaines pour faire coïncider le calendrier lunaire avec le solaire.
Le pèlerinage tribal primitif
18Si l’on part de l’équinoxe d’automne et que l’on compte sept mois, on arrive à l’équinoxe de printemps. Et qu’est-ce qu’on a au printemps, dans les calendriers des différentes civilisations du Proche-Orient (pensez par exemple au calendrier iranien ou aux calendriers antiques) ? On a la fête du renouveau. En Iran – et c’est toujours le cas dans l’Iran chiite –, c’est Nowruz, le « nouveau jour » en persan. Dans le christianisme, il y a Pâques. À l’équinoxe de printemps, il y avait partout des rituels. Et ce n’est pas étonnant qu’un rituel ait lieu à cette période à La Mecque autour du point d’eau.
19Ce puits, c’est le puits de Zamzam. On ne sait pas trop ce que ce nom veut dire : il y a toutes sortes de versions qui ont circulé. « Zamzama » est une onomatopée. Elle fait penser au bruit de l’eau que l’on entendait en permanence. C’était peut-être une manière de dire que dans ce puits, il y avait de l’eau en permanence. C’est une hypothèse que j’ai formulée dans l’article « Zamzam » de l’Encyclopédie de l’islam. Il y a différentes autres hypothèses, mais je trouve que celle de l’onomatopée tient bien la route anthropologiquement.
20Quel est le sens de la tournée autour du bétyle ? Comme je l’ai dit, il est idiot de dire que le tour se fait dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Une pierre sacrée pointée à l’est indique le soleil levant. En Arabie, quel est l’empêcheur, non pas de tourner en rond, mais de faire tomber la pluie ? C’est le soleil. Ce pèlerinage bétylique particulier autour d’un point d’eau est un pèlerinage contre la « diablesse » solaire (mot féminin en arabe) qui empêche la pluie de tomber. Parce que quand le soleil brille, la pluie ne tombe pas. C’est comme si, à l’équinoxe de printemps qui tombait au mois de rajab, on faisait ce rituel annuel en espérant que le puits reste en eau pour les années suivantes. Il y a une formule arabe qui parle du puits incertain, bi’r zanûn, le puits dont on ne sait jamais, quand on y arrive, s’il sera en eau ou pas. Imaginez : vous arrivez, avec votre caravane, pensant qu’il y a de l’eau, et il n’y en a pas. C’est très grave si vous arrivez à un point d’eau sur lequel vous comptez et qu’il est à sec. La caravane peut péricliter, on peut en mourir. Le fait d’avoir quelque part un point d’eau qui ne tarit pas est quelque chose d’absolument formidable. Il faut évidemment remercier la divinité qui autorise cela, puisque les hommes d’Arabie croyaient non pas en Allah, mais au surnaturel. Ils se représentaient des puissances surnaturelles, qui vivaient dans de grands arbres sacrés ou dans les points d’eau, auxquelles il fallait rendre ce culte.
21Continuons donc avec ces remarques sur le paysage. Quand on se trouve en Arabie dans un milieu tribal et que l’on n’est donc pas dans une oasis, dans un milieu agricole, pour rendre un culte, on commence par tourner autour du bétyle, dans le bon sens. Le bon sens n’est pas le sens inverse des aiguilles d’une montre, mais le sens inverse de la course du soleil. C’est comme si l’on voulait tromper le soleil. Si l’on part de l’est, au lieu de faire comme le soleil et de partir vers le sud (comme le soleil au zénith), on part vers le nord. On ruse avec le soleil et on fait le tour inverse. On le fait sept fois.
22Le soleil qui monte au zénith, en arabe, ça se dit le duhâ. Or, quand on dit de quelqu’un « son ombre a été exposée au duhâ », cela veut dire qu’il est mort. Effectivement si vous êtes exposé au soleil brûlant au moment le plus chaud de la journée, au plus fort de l’été, et que vous n’avez pas d’ombre, vous ne vivez pas longtemps.
23Cela vous donne une idée de la puissance des images qui sont liées au terrain et que l’on retrouve inscrites dans la langue. Il faut vraiment bien comprendre ce terrain pour se rendre compte de la nature de ce type de culte, qui est un culte fonctionnel. On cherche à vivre et on cherche à ce que la vie du groupe se prolonge dans les meilleures conditions possibles, c’est-à-dire avec de l’eau. Et une fois que vous avez fait une tournée, deux tournées, trois tournées – parce que la première fois, peut-être que le soleil ne s’est pas aperçu de votre présence –, on la fait sept fois. Le chiffre sept est un chiffre symbolique que l’on retrouve un peu partout. Ensuite, on se déplace vers l’est de la Kaaba, et là, de nouveau, on fait un petit trajet aller-retour sept fois. À l’est de la dépression dans laquelle se trouve la Kaaba, se trouvent deux petits monticules. L’un est au sud-est, éloigné de quatre cents mètres environ, et est appelé « al-safâ », ce qui veut dire la roche dure. Il y a un autre petit monticule au nord-ouest, mais toujours à l’est de la Kaaba, qui s’appelle « al-marwa » : c’est également un nom de roche.
24Les pèlerins, encore aujourd’hui, partent de l’angle est, accomplissent les sept tours, puis se rendent entre Safa, le petit monticule au sud-est, et Marwa, le petit monticule au nord-ouest. Ils font là aussi sept trajets. Quand on était dans la société tribale d’Arabie, et même à la première époque du Coran, à l’époque que l’on peut dire prophétique, on n’allait pas plus loin. Le pèlerinage mecquois primitif s’arrêtait à Marwa. Le rocher de Marwa, on en trouve trace chez les historiographes les plus anciens, on l’appelait mut‘im al-tayr, ce qui veut dire mot-à-mot « le nourrisseur des oiseaux ». Certains chercheurs ont supposé qu’il s’agissait de pigeons. C’est une totale impropriété qui résulte d’une grave méconnaissance du terrain. En fait, ce qu’il faut comprendre, c’est que ces oiseaux sont des oiseaux charognards. Si vous avez un monticule sacré qui s’appelle « le nourrisseur des charognards », cela signifie que les oiseaux qu’il faut identifier alors comme des vautours ont quelque chose à manger. On est donc en présence d’un lieu de sacrifice. On n’y sacrifiait certainement pas des moutons, il n’y en avait pas, mais des chameaux. Et vous allez me dire : « Mais les Mecquois, ce sont des sédentaires, pas des pasteurs. » Oui, certes, les Mecquois ne sont pas des pasteurs. Ce ne sont pas des nomades, mais pour le moindre de leurs mouvements, ils sont liés au milieu pastoral, puisque pour aller chercher de quoi se nourrir, ils sont obligés de monter un convoi caravanier. Bien que sédentaires, les Mecquois vivaient dans un milieu très particulier. Ils étaient constamment liés au milieu pastoral. Il est donc logique de penser qu’ils avaient des rites analogues à ceux des pasteurs, à quelques différences près.
25L’un des pèlerinages antéislamiques que l’on peut détecter est donc le pèlerinage autour du point d’eau qui se termine par un sacrifice sur place. Dans le Coran lui-même, on s’aperçoit que durant une période de sa vie, Muhammad a accompli ce pèlerinage coranique. Quand il était exilé à Médine, on ne parle que du mois sacré au singulier. On nous dit dans la sourate 22 : « Vous pouvez sacrifier les budn », ce qui veut dire « celles qui ont un ventre bien rempli, les bien grasses. » Il s’agit, non pas de chameaux mâles, mais de chamelles. On sacrifie une chamelle bien grasse en bonne santé, parce qu’il ne faut pas se moquer du dieu que l’on invoque évidemment. On ne peut pas lui offrir une chamelle efflanquée ou affamée. Donc pour le pèlerinage de la Kaaba, on doit sacrifier de belles chamelles. Quant au lieu du sacrifice, il faut noter que l’emplacement de Marwa n’est pas spécifié. Le mahill, c’est-à-dire le lieu du sacrifice, est simplement dit se trouver sur le site de la Kaaba. Cependant, l’important est de remarquer que le lieu de sacrifice reste intérieur au site sacré mecquois, auquel d’ailleurs appartient Marwa, alors que le lieu actuel du sacrifice se trouve en dehors du périmètre mecquois proprement dit. Nous allons comprendre pourquoi.
Le rituel bédouin de Arafat
26Qu’en est-il donc aujourd’hui ? Eh bien, les musulmans commencent par faire le circuit autour de la Kaaba, puis au neuvième jour du mois (le douzième mois de l’année lunaire), ils se rendent à l’extérieur du site mecquois. Ils se tiennent pendant toute une après-midi en plein soleil sur le plateau nommé Arafat. Au soir de cette journée de station sur le plateau, ils descendent dans la vallée en contrebas, s’arrêtant souvent à mi-chemin pour la nuit, avant de rejoindre le lendemain dès le lever du soleil la partie terminale de la vallée. C’est là qu’ils pratiquent le sacrifice. Vous avez sûrement vu des photos avec cette plaine de Mina couverte de tentes blanches où sont abrités les pèlerins. Mina est donc une plaine en contrebas de la vallée qui descend du plateau de Arafat. Le plateau est situé à un peu plus de vingt kilomètres de La Mecque, il y a une douzaine de kilomètres de descente, et la plaine de Mina est encore à environ onze kilomètres de La Mecque. Le sacrifice actuel a donc lieu non pas dans l’enceinte de La Mecque, comme c’était le cas dans la période tribale avant l’islam et dans la première phase de la période coranique, mais totalement en dehors de son périmètre. Les musulmans d’aujourd’hui sacrifient donc dans un lieu qui n’est pas le lieu primitif.
27Je vous ai parlé d’un mois sacré isolé, le septième mois, et je vous ai dit qu’il y avait en tout quatre mois sacrés, un isolé et trois autres consécutifs. Ces trois autres mois se situaient à l’équinoxe d’automne. Le onzième et le douzième mois de l’année lunaire et le premier mois de l’année suivante étaient considérés comme des mois sacrés. Le onzième mois est le dhû al-qa‘da, mot-à-mot, c’est le mois où l’on s’arrête. Ce qui veut dire que l’on cesse de se déplacer partout. Le douzième mois est le mois du pèlerinage (dhû al-hijja), et le mois suivant est le premier mois de l’année suivante.
28Que signifiaient les mois sacrés dans la société tribale ? Cela voulait dire que si l’on avait une affaire de vengeance à régler, une affaire de talion, on ne pouvait pas le faire. Cela veut dire que si on voulait se battre contre une autre tribu – on ne se bat pas contre ses alliés, mais on peut faire une razzia contre une tribu avec laquelle on n’est pas allié – durant les mois sacrés, on n’avait pas le droit de le faire.
29C’était aussi l’époque des foires. Les grandes foires intertribales que l’on trouvait dans différentes parties de l’Arabie se tenaient durant ce onzième mois. Il y avait des joutes entre tribus : des poètes tribaux lançaient de grands poèmes, en se haranguant les uns les autres, en se moquant les uns des autres. C’était vraiment le grand déballage entre les tribus. On y faisait également des affaires.
30Les dix premiers jours du douzième mois, après l’équinoxe d’automne, étaient consacrés au culte. Attention, cela concerne uniquement la zone de l’Arabie occidentale et non toute l’Arabie. L’Arabie, c’est plus de 2 000 kilomètres de long et 1 500 de large. Or, il ne faut pas imaginer que La Mecque était la ville phare de l’Arabie vers laquelle tout convergeait. Cela est de la surévaluation postérieure. C’est l’islam triomphant qui a intronisé La Mecque comme ville principale d’Arabie. Au 7e siècle, La Mecque était une ville famélique. Quand elle est devenue le lieu de tous les musulmans, cela lui a donné une aura qu’elle n’avait absolument pas au départ.
31Dans la zone qui nous intéresse, il y avait donc les sédentaires mecquois ; un peu plus loin, il y avait les gens des oasis, les Médinois, par exemple, à 450 kilomètres, ou les montagnards de Taëf à soixante-dix kilomètres. Il y avait aussi les pasteurs, les nomades. Les nomades avaient aussi des choses à demander au surnaturel, notamment des pâturages pour leurs chameaux. C’est le problème permanent dans les zones arides : est-ce que la pluie va tomber ? Ce qu’il faut savoir, c’est que, contrairement à la Normandie, par exemple, où l’on a de l’herbe, plus ou moins verte, tout le temps, même quand il fait sec, dans les espaces arides, que ce soit au Sahara ou en Arabie, quand il ne pleut pas pendant un certain temps, vous n’avez rien. Vous avez ce que le Coran appelle une « terre morte », c’est-à-dire une terre minérale. Et, ô miracle, quand la pluie tombe, en dix jours, quelquefois moins, la végétation pousse : vous avez des fleurs, vous avez de l’herbe. C’est l’image que l’on a dans le Coran qui est utilisée d’ailleurs pour la résurrection : « Vous ne croyez pas en la résurrection ? Mais regardez donc la terre : la pluie tombe et la terre morte revit, puis elle meurt à nouveau et la pluie tombe et elle revit à nouveau. » Les pasteurs étaient obnubilés par l’attente de la pluie. Il fallait bien que, d’une façon ou d’une autre, ils rendent un culte pour que la pluie tombe. Or, en Arabie, qui empêche la pluie de tomber ? C’est toujours pareil, c’est le soleil. Dans les deux cas, on peut dire que l’on est en présence d’un culte lié à la puissance mauvaise du soleil, avec laquelle il faut ruser.
32Le pèlerinage des Bédouins n’avait rien à voir avec le pèlerinage mecquois, celui du puits, qui avait lieu, comme on l’a vu, au printemps et qui concernait uniquement les Mecquois. Le pèlerinage bédouin se tenait, lui, à l’automne. D’abord, les nomades des tribus se réunissaient pour ce mois de convivialité entre eux, en mettant de côté les querelles, même si elles reprenaient tout de suite après. Ensuite, les Bédouins de cette zone (pas les autres) se dirigeaient vers une haute plaine, avec des montagnes autour, qui est le plateau de Arafat, à un peu plus de vingt kilomètres de La Mecque. Ils ne mettaient pas les pieds à La Mecque, ils n’allaient pas à la Kaaba. Et là, ils se tenaient en plein soleil, entre le soleil au zénith (c’est-à-dire midi) et le coucher du soleil. Et au moment exact du coucher du soleil, ils se précipitaient, en criant le nom de leur tribu ou de leur clan, dans la vallée qui descendait vers la plaine de Mina, douze kilomètres plus bas. Ils descendaient comme le flot d’un oued qui dévalerait la pente. C’est le terme d’ifâda (déferlement) que l’on retrouve dans le Coran. Cela ressemble à une conduite magique, où les tribus s’étant identifiées descendraient dans la vallée en criant chacune son nom comme un torrent. À mi-chemin, les tribus marquaient une pause, dans un lieu qui existe toujours, où les pèlerins d’aujourd’hui peuvent s’arrêter s’ils le souhaitent. Ce lieu est appelé Muzdalifa. Les pèlerins bédouins y passaient la nuit autour de grands feux. Il faut dire qu’en Arabie le feu, lorsqu’il est diurne, est un feu mauvais, parce que c’est le feu du soleil, mais le feu nocturne est positif, puisque c’est le feu du campement, celui de l’accueil. Au moment exact où le soleil se levait sur les montagnes, ils continuaient leur descente à peu près sur six kilomètres pour arriver dans la plaine de Mina, où avait lieu le grand sacrifice de chameaux.
33Il s’agissait bien de chameaux. Un pasteur qui aurait sacrifié autre chose qu’un chameau, ce n’était pas possible. D’ailleurs, dans un passage que l’on ne trouve pas dans le Coran, mais dans la première historiographie d’époque abbasside, Muhammad aurait dit : « Il vaut mieux sacrifier un chameau. Si vous n’avez pas de chameau, vous pouvez sacrifier un bovin à la rigueur. » Qu’il l’ait dit ou non, ce n’est pas la question : cette phrase caractérise une conduite anthropologique. En Arabie occidentale, il y avait ces vaches à bosse, des espèces de zébus, que l’on pouvait sacrifier, mais c’était moins bien qu’un chameau. On ne sacrifiait surtout pas un mouton : il n’y en avait pas. On ne sacrifiait pas non plus de chèvre : il fallait une victime conséquente.
34Les Bédouins faisaient donc le grand sacrifice de viande de chameau dans la plaine de Mina. Cela avait lieu le dixième jour. La station en plein soleil, à Arafat, avait lieu le neuvième jour. Ensuite, on ne sait pas ce qui se passait. On ne sait pas s’ils jetaient des pierres aux démons comme aujourd’hui. Ce dixième jour, après le sacrifice, était consacré au tashrîq, terme qui désigne le fait de couper la viande en lanières. Les chameaux étaient tués à la manière tribale. C’est-à-dire qu’ils devaient être étourdis, parce que les chameaux ne se laissent pas faire. On pratiquait donc le nahr, c’est-à-dire qu’on piquait le chameau à la jugulaire avant de l’égorger. C’était la technique immémoriale de pasteurs, éleveurs de chameaux. Ensuite, il y avait toute cette viande qui était là. Évidemment, cela attirait les vautours. La viande était découpée en lanières pour la mettre à sécher au soleil et pour pouvoir la consommer ensuite éventuellement.
35Jusqu’à nos jours, dans le sacrifice musulman, on a gardé sans le savoir le souvenir de la pratique de consommer la viande du sacrifice : on consomme le mouton et la famille sacrifiante est censée manger le tiers de la bête et donner les deux tiers à des amis. Le sens de ce geste, c’est de nourrir d’abord sa propre famille, mais sans excès, puis de donner le surplus à ceux qui en ont besoin. Cela relève d’une conduite tribale de solidarité tout à fait naturelle. Dans les tribus, on ne laisse pas quelqu’un mourir de faim à côté de soi, c’est absolument impensable. La solidarité est une des bases de la socialité tribale. Les jours de la « viande coupée en lanières » qu’on laisse sécher au soleil étaient des jours de réjouissance : on consommait la viande et on distribuait le reste. Pourquoi faisait-on cela ? Parce qu’en ayant donné du sang on espérait avoir de l’eau : on faisait un échange de liquide. Le sang, liquide vital, était échangé contre l’eau attendue, autre liquide vital, pour faire pousser les pâturages et nourrir les chameaux, qui nourrissaient les hommes.
36Le premier changement majeur, que l’on attribue généralement à Muhammad, d’après le Coran et la tradition postérieure, est qu’à la fin de la période médinoise, il aurait fait le pèlerinage de Arafat. Autrement dit, Muhammad aurait réuni le pèlerinage local à La Mecque et le pèlerinage bédouin. Et il aurait transféré le dernier pèlerinage qu’il aurait fait à l’équinoxe d’automne. Les deux pèlerinages auparavant séparés auraient été réunis en un seul.
37Est-ce que Muhammad fait cela pour des raisons religieuses ? Je ne le crois pas. Muhammad à Médine est avant tout un homme politique. Il réussit non pas parce que les gens croient au Coran, mais parce qu’il triomphe politiquement. S’il triomphe politiquement, c’est parce qu’il est vu comme protégé par son dieu. Muhammad, à la fin de la période médinoise, a pris le contrôle de diverses oasis, ainsi que de sa ville d’origine dont il avait été exilé, mais il a malgré tout un problème politique qui subsiste. Ce problème, c’est celui des nomades, et notamment celui des grandes tribus bédouines de la zone, qui sont plutôt indociles. Politiquement, pour avoir un pouvoir établi sur ce type de terrain, on doit gouverner à la fois les sédentaires et les nomades. Le roi d’Assyrie lui-même disait : « Je gouverne le pays du lion et je gouverne le pays irrigué. » Il gouvernait les deux. Pour être le maître du territoire, il faut gouverner l’espace du désert et l’espace sédentaire. Cette réunion des deux rituels de pèlerinage, auparavant séparés et ayant des objectifs séparés, relève très probablement d’une stratégie politique pour contrôler les tribus nomades.
38L’année tribale était une année lunisolaire, comme l’année liturgique juive. Pour maintenir en leur saison les rituels, on introduisait tous les trois ans un mois intercalaire qui s’appelait le nasî’. Ceux qui introduisaient ce mois intercalaire, c’étaient les pasteurs nomades. C’était eux qui avaient la maîtrise du calendrier saisonnier, car c’était eux qui se trouvaient dans la situation la plus problématique, celle de savoir s’il y aurait suffisamment de pâtures temporaires dans la steppe et le désert. Mais d’un point de vue politique, si Muhammad et ses successeurs veulent désormais contrôler les sédentaires et les nomades, cette fois à l’échelle de toute l’Arabie, ils doivent aussi contrôler le temps. Dans la sourate 9 du Coran, il est dit : « Le mois intercalaire fait partie des choses qui sont contraires à la bonne croyance. » Ce mois intercalaire qui stabilisait l’année tous les trois ans et permettait donc de respecter les rythmes saisonniers est alors supprimé.
39Ce changement date-t-il vraiment de la fin de la période de Muhammad ? On ne le saura jamais. Est-ce également au même moment que les deux pèlerinages, initialement séparés, se trouvent réunis en un seul durant les trois mois sacrés successifs de l’automne, faisant tomber en déshérence le mois isolé du printemps ? On ne le saura pas non plus. Le fait est que cela va finir par s’appliquer à l’échelle de toute l’Arabie, une manière de contrôler l’ensemble des tribus sédentaires comme nomades. On peut penser que les Omeyyades sont les maîtres d’œuvre de l’institutionnalisation de ce changement, d’autant plus que le centre de leur pouvoir ne se trouve plus en Arabie mais à Damas en Syrie. C’est aussi à la fin du 7e siècle, sous le pouvoir omeyyade, alors au faîte de sa puissance, que le Coran finit par être mis par écrit.
D’Abraham à Ismaël
40Quant à ce qui devient par la suite ce qu’on peut appeler l’« abrahamisme musulman », le moins que l’on puisse dire est qu’il n’est pas présent d’emblée. Certes, dans le Coran, il est bien question du sacrifice d’Abraham, mais ce sacrifice n’est en rien lié au pèlerinage, contrairement à une conviction bien ancrée aujourd’hui dans le monde musulman. Selon cette conviction unanimement partagée aujourd’hui, le sacrifice du fils auquel est substitué le bélier se serait déroulé non sur le mont Moriah à Jérusalem, mais en Arabie, sur le lieu même où a lieu le sacrifice musulman d’aujourd’hui. La figure coranique d’Abraham n’avait pourtant été en rien liée à La Mecque dans un premier temps. C’est seulement durant la période médinoise, alors que Muhammad exilé de La Mecque se trouve en conflit avec les juifs médinois, qu’il lui est brusquement révélé qu’Abraham a fondé la Kaaba.
41J’ai appelé cela, dans mes livres, le « rapt d’Abraham », c’est-à-dire que le Coran dit aux juifs médinois : « Abraham, vous pensez qu’il est à vous, que c’est votre “prophète” ? Eh bien non, Abraham, c’est lui qui a fondé la Kaaba sur injonction divine », ajoutant que la Kaaba est la première demeure divine sur terre. Là, on est dans la pure polémique avec les juifs médinois. Un passage place Ismaël à côté d’Abraham, mais sans qu’aucun rôle ne lui soit assigné (Coran 2 : 125 et 127). C’est peut-être une interpolation ultérieure. On est en tout cas très loin de la conviction qui fait de l’islam une religion non seulement abrahamique mais encore plus spécifiquement ismaélite. Si l’on s’en tient à la première époque, ce n’est pas du tout le cas. Le fait qu’Abraham soit présenté dans le Coran comme ayant fondé la Kaaba est une manière de dire aux juifs médinois : « Il est à nous et pas à vous. » Mais l’ismaélisme de l’islam et le fait que les pèlerins croient célébrer le sacrifice d’Abraham à travers leur propre rituel sacrificiel ne se mettent guère en place avant le 9e siècle. Ainsi, encore au 8e siècle, un exégète du Coran, Muqatil ibn Sulayman (m. 767), nous dit que le sacrifice d’Abraham a lieu à Jérusalem et que celui qui a failli être sacrifié est Isaac et non Ismaël.
42La mutation se fait trois quarts de siècle plus tard, dans la nouvelle société impériale où s’est ouverte à tous la porte des conversions. On nous dit alors que c’est à Mina, donc à proximité immédiate de La Mecque, qu’il faut situer le lieu du sacrifice d’Abraham. En dépit de la lettre même du Coran, cette conviction est désormais profondément ancrée dans ce qu’on peut appeler l’imaginaire collectif musulman. Les historiens sont donc conduits à constater qu’un transfert majeur de représentation s’est produit environ 150 à 200 ans après la phase coranique. Alors que le Coran de la période médinoise, en marge de la polémique avec les tribus juives de l’oasis, avait fait d’Abraham le fondateur sur injonction divine de la Kaaba et l’inaugurateur de son rituel intérieur (et donc pas celui de Arafat et de Mina), la lecture exégétique postérieure globalise le propos en abrahamisant le rituel dans son ensemble, en lui adjoignant le récit du sacrifice et en substituant Ismaël à Isaac.
43Cela vous donne une idée des évolutions possibles de la pratique et de la représentation des rituels, tout comme du fait que l’on peut dire que, d’un point de vue religieux, chaque époque ne craint pas d’effacer son passé pour répondre à des objectifs et à des enjeux nouveaux. Lorsqu’il y a une rupture sociétale majeure, comme c’est le cas entre une société de tribus et une société d’empire, la vision qui reconstruit le passé peut donc se le représenter d’une manière radicalement nouvelle, alors même qu’en subsistent les indices et les traces. Il est paradoxal de constater que, dans le cas du Coran, ces indices et ces traces sont à retrouver dans l’écrit d’origine lui-même auquel se réfèrent journellement les croyants, et cela au total insu de ses lecteurs2.
Notes de bas de page
Auteur
Islamologue historienne, professeure honoraire à l’université Paris 8

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