Conférence inaugurale du 2 octobre 2018
Pèlerinage en islam
Notion absente, réalités massives
p. 7-57
Texte intégral
1En guise d’introduction, proposons une définition du mot « pèlerinage ». « Pèlerinage » est un nom commun français issu du vocabulaire catholique, ce qui oriente d’emblée vers une riche démarche comparatiste, dès qu’on l’applique à l’islam. La définition du Larousse évoque le « voyage d’un ou plusieurs fidèles d’une religion vers un lieu consacré » : serait-ce donc un déplacement ? Mais elle propose aussi le « lieu où se rend un pèlerin par piété » : serait-ce donc un lieu ? Cette tension initiale entre le déplacement et le lieu est intrinsèquement au cœur de l’expérience anthropologique du pèlerinage. L’excellent article « Pèlerinage » par Dominique Julia dans le Dictionnaire des faits religieux va plus loin :
L’expérience pèlerine constitue une donnée essentielle de l’anthropologie religieuse qui traverse les cultures et les siècles. Le pèlerinage n’est pas errance ou vagabondage : il est déplacement, fait le plus souvent à pied et dirigé vers un terme, le lieu saint où doit s’accomplir la rencontre avec une puissance surnaturelle qui l’habite. Il est sortie du grain quotidien des jours, épreuve physique de l’espace au travers des difficultés du chemin et des souffrances du corps qui préparent l’itinérant à cette rencontre finale avec l’extraordinaire. Il est en même temps épreuve spirituelle, puisque le pèlerin est devenu un étranger (peregrinus). […] Les motivations qui poussent au départ peuvent être collectives (consultation d’un oracle, célébration d’une fête, retour aux lieux-sources d’une religion vécue) ou individuelles (vœu, demande de guérison, etc.). L’accomplissement de l’expérience se fait en un lieu sacré : lieux cosmiques qui sacralisent fleuves, sources ou montagnes ; lieux saints marqués par une théophanie ou par la présence historique du fondateur de religion, lieux de mémoire et d’espérance messianique ; lieux où s’enracine le culte des corps saints autour des tombeaux des prophètes, des confesseurs de la foi ou des saints. Le pèlerinage est rencontre du surnaturel en ce lieu précis, sacralisation du pèlerin par toute une série de pratiques et de rites qui l’arrachent à la réalité profane.
2Dominique Julia cite pour finir le grand historien Alphonse Dupront, qui évoque « l’assouvissement festif » du pèlerinage, « où s’articulent inextricablement recharge sacrale par le rite, fête du protecteur, et foire où se libère la liesse à l’intérieur d’un temps situé hors du quotidien1 ».
3La notion de pèlerinage, en français et, en général, dans les langues européennes (pilgrimage, Pilgerschaft, pellegrinaggio, etc.), est donc élaborée à partir du christianisme. On se pose alors la question : est-ce que l’islam connaît cette notion ? Existe-t-il des « pèlerinages » en islam au sens donné à ce terme dans les langues européennes ? La réponse est loin d’être évidente, malgré l’écrasant exemple du hajj, le pèlerinage à La Mecque, qui correspond bien à la définition du Larousse. Mais il n’est pas seul, et c’est là que les choses se compliquent. Citons le début de la notice « Les pèlerinages en islam » que j’écrivais en 1996, en opposant naïvement le principe et la pratique :
Pour les musulmans, le seul véritable pèlerinage est, en dogme, celui de La Mecque auquel on réserve, en principe, le nom de hadjdj. Dans la pratique, il existe dans tout le monde musulman des pèlerinages locaux aux tombes des saints. La langue arabe distingue entre le hadjdj (grand pèlerinage ou pèlerinage majeur) de La Mecque qui a lieu à un moment précis de l’année hégirienne, et la ‘umra (petit pèlerinage ou pèlerinage mineur), visite des Lieux saints qui a lieu hors du moment prescrit. Quant aux fêtes patronales célébrées aux tombes des saints, on les appelle selon les pays « visites » (ziyârât), lorsqu’elles sont faites à tout moment de l’année, moussems au Maghreb (mawsim, pl. mawâsim, littéralement « saisons »), mouleds en Égypte (mawlid, pl. mawâlid, littéralement « anniversaire » du saint), lorsqu’elles sont célébrées à un moment particulier de l’année2.
4Il semble donc que des formes étrangères à la définition du Larousse s’imposent quand on parle de pèlerinages en islam, y compris le hajj lui-même, car, comme l’a justement souligné Abdellah Hammoudi en 2005 : ce « n’est pas un voyage, c’est l’accomplissement d’un rite ». Donc des rites (manâsik al-hajj) plutôt qu’un voyage ; le « faire » plutôt que l’itinéraire, l’ancrage plutôt que la route, la prescription au lieu de la transgression, et la fête plus que l’itinéraire. Bref, la traduction de « pèlerinage », au sens où le français l’entend, ne correspond pas aux différents mots qui, dans les langues de l’islam, décrivent plusieurs réalités : le hajj, la ‘umra, les ziyârât, les moussems ou les mouleds, les ‘urs, autant de phénomènes massifs pour une notion unifiée finalement absente du vocabulaire des langues de l’islam. Et les « pèlerins » ? On les appellera « visiteurs » (zâ’ir, pl. zuwwâr) lorsqu’ils accomplissent des ziyârât, ou au contraire « pèlerins du hajj » (hâjj, pl. hujjâj) lorsqu’ils vont à La Mecque. On trouvera aussi le terme sâlik, l’itinérant soufi, des équivalents de « voyageur », ou encore le pluriel péjoratif mawâldiyya (les gens qui fêtent les mouleds, en Égypte).
5En un sens, la notion de pèlerinage est donc absente en islam. Cela ne signifie pas que la réalité de formes pèlerines soit absente puisqu’il y a bien des voyages dans un but dévot et de piété, toujours vers une rencontre et souvent vers une fête.
Définitions, sources, problématiques
6Ces questionnements sur les définitions correspondent à des questions théologiques. Commençons par une anecdote personnelle : voici bientôt trente-cinq ans, je commençais une thèse sur un célèbre pèlerinage au tombeau d’un grand saint musulman égyptien du 13e siècle, Sayyid al-Badawi à Tanta, et sur les petits pèlerinages satellites qui l’entouraient. Je rencontrais, sur le terrain, une réalité tantôt impressionnante (plus d’un million de pèlerins), tantôt fort modeste (quelques centaines de pèlerins à peine, voire quelques visiteurs de loin en loin). Mon oncle médiéviste, spécialiste de la sainteté au Moyen Âge chrétien, évoquait mes recherches « sur des pèlerinages musulmans » à une amie égyptienne, Fayza H., une universitaire issue d’une très bonne famille musulmane et peu suspecte d’attachement au salafisme. Celle-ci, aussitôt rembrunie, rétorqua pourtant d’un ton ferme et définitif : « Il y a un seul pèlerinage en islam, le pèlerinage à La Mecque. »
7Avait-elle raison ? Le hajj serait-il donc le seul véritable pèlerinage musulman ? Cette affirmation assez fréquente est démentie par les réalités historiques et anthropologiques. Si l’on examine les articles de ce volume issu du cycle de conférences proposé par l’IISMM, on constatera que cinq conférences sur huit sont consacrées au hajj : cette proportion est soit insuffisante au regard de l’affirmation de Fayza H., soit excessive si l’on considère l’importance numérique de grands pèlerinages chiites (Machhad et surtout Kerbala reçoivent davantage de pèlerins annuels que La Mecque) et surtout si, se plaçant dans une perspective historique, on réfléchit à ce qu’a été l’expérience pèlerine de l’écrasante majorité des musulmans durant la plus grande partie de leur histoire. Se rendre aux Lieux saints du Hedjaz (La Mecque et Médine) était rare, cher, dangereux, long et difficile, au point que souvent on n’y allait que pour mourir en route, sur place ou au retour. Très peu de musulmans, historiquement, ont pu accomplir le hajj ou la ‘umra ; pour eux, l’expérience pèlerine avait lieu dans leur région, voire dans leur village ou leur quartier. Ce n’est que la très récente mondialisation et « démocratisation » du hajj – via l’avion et le tourisme de masse – qui a permis à un grand nombre de musulmans – mais toujours pas une majorité – d’en bénéficier.
8Il faut aussi signaler une caractéristique que Fayza H. omettait de signaler et peut-être d’admettre : le hajj lui-même est de toute façon, pour presque tous les pèlerins, un double pèlerinage, car les rites du hajj ou de la ‘umra qui se déroulent à La Mecque sont doublés de la visite (ziyâra) au tombeau du Prophète à Médine. Dans les faits, le pèlerinage aux Lieux saints est un double pèlerinage, et les Lieux saints de la péninsule Arabique sont au moins duels. Ils étaient même pluriels avant 1926, c’est-à-dire avant que les wahhabites saoudiens ne conquièrent La Mecque et Médine et n’y détruisent de nombreux sanctuaires que vénéraient les fidèles, sunnites et chiites. Ces destructions se poursuivent aujourd’hui : en 1998 encore, le tombeau présumé d’Amina, la mère du Prophète, a été détruit à al-Abwa.
9La peur de l’associationnisme (shirk) par un monothéisme sourcilleux, la répugnance ou l’abhorration face au culte des saints réputé vénérer (voire adorer) d’autres objets que Dieu seul, la dénonciation de l’existence d’autres lieux sacrés que les Lieux saints… Toutes ces craintes, qui vont du refus poli à l’anathème radical en passant par la gêne et le silence embarrassé, se sont répandues depuis la fin du 19e siècle dans le sunnisme sous l’influence conjuguée de l’orientalisme, du réformisme musulman, du wahhabisme saoudien. Ces trois influences ont imposé une grille de lecture sinon majoritaire, du moins qui fait autorité dans l’islam contemporain, comme dans l’orientalisme lui-même : la vision de l’histoire des religions qui prévalait alors est restée dominante pour voir des « survivances païennes » dans tout « pèlerinage secondaire », dans tout rite, dans toute fête pèlerine. L’imposition de cette grille de lecture a contraint de longue date les tenants du culte des saints et des pèlerinages locaux – souvent des soufis, mais pas seulement – à une défensive d’autant plus malaisée qu’ils ont recouru souvent à la même rhétorique, s’efforçant de retourner les arguments et les griefs qui les visaient. On constatera qu’un tel rejet n’existe pas du côté des lieux saints chiites, dont la vénération et la prospérité connaissent au contraire une manière d’apogée.
10Dans ses formes exacerbées, le rejet des lieux de pèlerinage a conduit aux destructions de sanctuaires et tombeaux par les wahhabites en 1926 au cimetière d’al-Baqi à Médine, à celles des mausolées de saints à Tombouctou en 2012 par AQMI (Al-Qaïda au Maghreb islamique), aux destructions des sites de pèlerinages chrétiens et musulmans par Daech en Irak et en Syrie et à de récents attentats-suicides en 2016 dans des sanctuaires soufis du Baloutchistan pakistanais. Bref, le sujet des pèlerinages – lié à celui du culte des saints – est un sujet qui a changé de sens en quelques décennies, devenant, comme le disait déjà le professeur Abdelwahab Bouhdiba en 2005, en recevant un groupe de chercheurs à Carthage, « l’un des creux les plus douloureux des sociétés musulmanes ».
11Il convient, refusant la sidération de l’actualité et la grille de lecture imposée, de voir dans les pèlerinages un champ d’une immense richesse, un sujet central pour la compréhension de l’histoire de l’islam. On choisira de l’aborder avec les outils et la finesse de l’anthropologie historique – celle qui a été utilisée avec tant de succès par les spécialistes du christianisme, comme Alphonse Dupront ou Dominique Julia que je citais tout d’abord. La pluralité pèlerine – un fait objectif – ne doit pas pour autant nous conduire à écarter la réalité des réticences, voire des rejets et des combats, et il faut réfléchir sur l’articulation entre « culte de dulie » et « culte de latrie », en recourant au vocabulaire de la théologie catholique dont le grand spécialiste du soufisme d’Ibn Arabi, Michel Chodkiewicz (1929-2020), déplorait que les musulmans n’aient pas adopté les distinguos. Ce vocabulaire distingue en effet le culte de latrie (service ou culte d’adoration dû et rendu à Dieu seul) et le culte de dulie (honneur que l’homme peut rendre aux saints, et par excellence à la Vierge Marie). On n’adore que Dieu, comme disaient traditionnellement les catholiques, mais l’on peut aimer les saints, et les vénérer.
12Il faudrait pouvoir rendre compte à la fois de l’unité (y a-t-il un seul pèlerinage ?) et de la pluralité (y a-t-il plusieurs pèlerinages ?), de la dichotomie (entre hajj et sanctuaires locaux) et finalement de la diversité des formes pèlerines, qui est celle des cultures et sociétés musulmanes elles-mêmes – du Maroc à la Chine et à l’Indonésie, en passant par « l’Occident » (États-Unis et Europe), terre d’immigration, de diasporas et de conversions. Cette ouverture permet d’éviter d’opposer le dogme ou « l’orthodoxie » (celle-ci jamais définie), d’une part, et les pratiques et les réalités, d’autre part, selon des oppositions tranchées et naïves que l’on retrouve malheureusement souvent, y compris dans la littérature scientifique.
« Pèlerinages musulmans » : sources et historiographie du sujet
13Les grands classiques orientalistes sur le hajj sont les livres anciens, restés incontournables, de Maurice Gaudefroy-Demombynes et de G.E. von Grunebaum3. Leur clarté a contribué sans doute à éclipser la réalité multiple des pèlerinages dits « secondaires », d’autant qu’aucun autre livre ne s’est imposé au même degré, dans la littérature classique de l’orientalisme, pour raconter les pèlerinages secondaires4.
14Les sources sont innombrables, citons-les rapidement et de façon non exhaustive, au risque de dresser un inventaire à la Prévert :
15La littérature historique ou géographique en général, lorsqu’elle recense les sanctuaires d’une région ou d’une ville, ou les oulémas de cette ville – souvent des saints eux-mêmes.
- Les fadâ’il, c’est-à-dire les mérites d’une région ou d’une ville, manière d’histoire locale ou régionale.
- Les hagiographies de saints.
- Les écrits hostiles au culte des saints, qui peuvent renfermer d’intéressantes descriptions.
- Les guides de visites pieuses.
- Les guides des rites du hajj (manâsik al-hajj).
- Les certificats de pèlerinage à l’époque médiévale.
- Les nombreux récits de visites pieuses et de pèlerinages, qui s’inscrivent depuis l’époque médiévale dans la littérature de voyage (rihla) et connaissent un renouveau à l’époque ottomane.
- Les actes de fondations pieuses (waqfs au Proche-Orient, vakif dans le monde turc, habous en Afrique du Nord).
- Les archives étatiques ottomanes.
- L’ethnographie coloniale, en langue française ou anglaise surtout, qui porte sur les pèlerinages locaux.
- L’archéologie quand elle est possible (ce qui est rarissime, car les fouilles sous des sanctuaires actifs sont au moins problématiques, sinon généralement impossibles), souvent remplacée par l’histoire de l’art et de l’architecture.
- Les récits de voyageurs ou ethnographes à partir du 19e siècle, et notamment à l’époque coloniale.
- Enfin, succédant aux précédents à partir du 20e siècle, l’anthropologue permet par son terrain d’accéder à la profondeur historique de la mémoire collective – mais aussi de sa disparition ou de sa métamorphose – et de produire une documentation en photographies ou en films.
16Ces sources sous-exploitées sont insuffisamment croisées : la plupart des anthropologues délaissent les sources textuelles que souvent ils ne peuvent lire (quand elles existent) ou se fient abusivement aux historiens pour les lire à leur place. Et les historiens qui lisent ces sources, ou pourraient les lire, à l’inverse, ne s’intéressent que rarement aux pèlerinages dans leur réalité vécue. Eu égard à l’abondance des sources, on constatera finalement la rareté des travaux sur ces sujets, souvent davantage consacrés au culte des saints qu’aux pèlerinages.
17Avec le recentrage actuel sur une histoire textuelle de l’islam, ces travaux ne tendent pas à se multiplier, et l’histoire locale de l’islam décline alors que l’histoire des pèlerinages est bien l’une des seules voies d’accès à la culture des humbles. On constate qu’il ne se mène guère de géographie religieuse, et quasiment pas de travaux d’équipe, hormis quelques beaux exemples jadis au Maroc et naguère au Pakistan. Mais l’accès au terrain s’est aujourd’hui restreint, quand il n’est pas devenu impossible. De même, la longue histoire des pèlerinages et des sanctuaires est généralement méconnue des pèlerins, comme des études actuelles, dominées par le présentisme. De façon significative, la dimension proprement historique est peu traitée dans les conférences ici recensées, dont la plupart concernent la période contemporaine, à partir du 19e siècle, à cause de l’existence de sources plus accessibles (et en langues européennes) dès lors que la navigation à vapeur, le canal de Suez, la présence coloniale en général firent du hajj une affaire mondiale. Cette approche contemporaine globale occulte les pèlerinages locaux, qui doivent être documentés par des sources en langue vernaculaire ou par des enquêtes de terrain qui deviennent de plus en plus difficiles. Une fois de plus, à cause des sources et à cause des approches, les pèlerinages le plus étudiés restent les grands pèlerinages (La Mecque, Kerbala, grands mausolées, etc.), non les petits pèlerinages ruraux ou villageois, occultés dans leur dimension spatiale et temporelle.
Dichotomie et pluralité
18Revenons sur la dualité entre hajj et pèlerinages locaux sous leur forme de visites individuelles ou de fêtes patronales collectives (ziyârât, mawâsim, mawâlid, ‘urs, etc.). Il faut réfléchir à ce qui amène le spécialiste comme le pèlerin musulman à devoir constamment justifier cette dualité pèlerine (en fait cette pluralité), alors qu’elle apparaît comme un fait historique et anthropologique majeur. L’obligation du hajj qui fait partie des cinq piliers de l’islam pour toute personne qui a les moyens de l’effectuer est du côté de la Loi et du primat religieux, mais resta jusqu’à ces dernières années une obligation symbolique, puisqu’il n’était guère possible de la réaliser. À cause de cette impossibilité même, le hajj fait incontestablement fonction de modèle pour nombre de pèlerinages locaux. À défaut d’accomplir l’obligation, les musulmans ont créé de très nombreux pèlerinages par substitution. Cette mise en avant exorbitante du hajj est due aussi au primat d’une imagerie toute-puissante, notamment à partir de l’époque ottomane : l’image des Lieux saints représentée sur des céramiques ou des manuscrits, aujourd’hui les photographies et images télévisuelles omniprésentes des pèlerins tournant autour de la Kaaba. La Kaaba est vide, certes, mais le point culminant du hajj n’est pas la circumambulation, mais la station de Arafat : se tenir devant Dieu. Et le modèle de la mosquée du Prophète, avec sa coupole verte, n’est pas moins prégnant. C’est bien vers une personne, le Prophète, un « mort très spécial », que se tourne le pèlerinage dans l’expérience médinoise qui, la plupart des récits de pèlerins le disent, s’avère souvent plus bouleversante et plus intime que les rites prescrits accomplis à La Mecque dans la hâte et dans la foule, dans l’anxiété de bien faire aussi. Cette dualité entre une Kaaba vide et un mausolée habité que l’on vient implorer est constitutive de la façon dont les musulmans conçoivent les pèlerinages. Le hajj et la visite au Prophète forment les modèles ultimes sur lesquels se fonde le système du pèlerinage musulman.
19Insistons sur la polarité des lieux saints musulmans, dirigée vers les Lieux saints par excellence. On y ajoute d’autres sanctuaires, grands mausolées d’imams, sanctuaires de saints, Jérusalem ou Delhi, Kerbala ou Machhad, selon les appartenances et les dévotions, mais la primauté initiale ne s’efface pas : sur les routes iraniennes, on indique certes le nombre de kilomètres qui sépare le voyageur de Najaf et de Kerbala, mais aussi de La Mecque. Aujourd’hui, alors que l’on retransmet en direct à la télévision l’appel à la prière à La Mecque ou à Médine, alors qu’existent des télévisions où l’on récite en permanence le Coran (en visionnant La Mecque) ou les hadiths (en visionnant Médine), le hajj virtuel semble avoir lieu tout le temps, et partout.
20Ne nous hâtons pas pour autant de conclure que le pèlerinage virtuel serait en train de remplacer le lieu. Une caractéristique intrinsèque du pèlerinage musulman, aux Lieux saints comme dans les sanctuaires locaux et régionaux, est bien, au contraire, le primat du lieu. Pour dire les choses simplement, un pèlerin musulman doit « y aller », même s’il a existé des pèlerinages par substitution à l’époque médiévale. C’est ce que j’appelais la « dictature du lieu » dans un article ancien. Précisément parce que le culte des saints musulmans ne recourt pas, à la différence du culte des saints chrétiens, à des reliques corporelles que l’on pourrait commodément partager, multiplier, déplacer, parce qu’il n’utilise que peu de reliques indirectes (en général celles du Prophète) et que, en général, il n’a guère d’images pieuses jusqu’à l’ère photographique, c’est le lieu géographique réel qui compte.
21Dans cette réalité vécue des pèlerinages musulmans, il faut donc être attentif à trois dimensions constitutives du pèlerinage :
- La dimension du lieu. Elle va du local au global (celui d’une religion universelle). Ce lieu était souvent en milieu rural jusqu’à l’urbanisation massive advenue dans les années 1970, dans tout le monde musulman. Qu’est-ce qu’un déplacement pèlerin, quand on est à pied ou à dos de mule, ou tributaire de transports en commun aléatoires ? Le pèlerinage permet d’intégrer le quotidien, les endroits de la vie ordinaire. Se rendre au cimetière du village est déjà un déplacement pérégrin ; aller à la sainte coupole du village voisin est bien une circulation, surtout pour les femmes dont les conditions de sortie sont généralement si soigneusement surveillées ! Déjà Ibn al-Hajj al-Abdari au 14e siècle, au Caire, déplorait les sorties des femmes pour se rendre sur les tombes, dans les sanctuaires, aux cimetières. Le pèlerinage permet aussi de donner un sens à la communauté, la ville, le quartier, le groupe familial ou la corporation de métier, d’où l’importance des processions pèlerines, jusqu’à ces dernières années. À l’inverse, l’extraordinaire et la sortie de soi font partie de l’expérience pérégrine lorsque, une fois dans sa vie, ou une fois par an lors de la fête d’un saint, l’on introduit de l’exception dans le quotidien, des déplacements dans la routine, du partage dans les actes pèlerins : l’on traverse en barque le fleuve inconnu, l’on gravit une montagne lointaine…
- La dimension du temps : elle fait pleinement partie de cette expérience du lieu qu’est fondamentalement le pèlerinage : on la retrouve dans le calendrier des pèlerinages (solaire, en fonction du rythme agricole, ou lunaire, en fonction du calendrier hégirien). Les pèlerinages suivent souvent des cycles, parfois en accord avec le rythme agraire. Une attention fine permet pourtant de saisir, à l’échelle d’un terroir, l’organisation des pèlerinages en séquences temporelles où ils se succèdent d’une semaine à l’autre, comme un pèlerinage dans le temps, de même que se déroulent des pèlerinages-itinéraires dans l’espace. Par exemple, au Maroc, avec les sept saints de Marrakech, s’est construit un pèlerinage par étapes d’un mausolée à l’autre, pèlerinage circulaire établi au 17e siècle pour des raisons en grande partie politiques.
- La rencontre : tout pèlerinage est rencontre, on va le voir dans un instant.
Inoubliables paradoxes mystiques : tout pèlerinage est rencontre
22Tout itinéraire est aussi intérieur, toute circulation pèlerine est aussi retour à l’origine. Il ne faudrait pas prendre la question du pèlerinage uniquement en termes de déplacements caravaniers et de gestion de foules. À insister à l’excès sur les rites, la loi, les realia, on en oublie de se demander ce que les pèlerins cherchent. Au fond, à quoi bon se donner tant de mal ? Pourquoi dépenser argent, temps, énergie, parfois au péril de sa vie, de sa santé, de sa fortune ? Les réponses variées tournent autour d’une quête principale : les pèlerins cherchent à la fois une présence et à être présents. Dans le pèlerinage musulman, il est question de faire une rencontre, d’où le terme de ziyâra, la visite, qui désigne les pèlerinages aux sanctuaires locaux.
23Rencontre avec Dieu d’abord. La rencontre directe avec Dieu ne peut être la vision béatifique, qui reste du domaine de l’indicible et peut-être de l’impensable, réservée au Prophète lors de l’Ascension céleste. Encore la possibilité de la vision béatifique est-elle âprement discutée, même pour le Prophète. Mais, pour tous, le pèlerinage est lieu de rencontre avec Dieu, lorsque l’on va à La Mecque selon la loi, et aussi – notamment pour les soufis et pour la dévotion populaire la plus commune – en tout sanctuaire, et en tout endroit de prière. On en revient au paradoxe constitutif de l’étude des lieux saints et pèlerinages musulmans : « Où que vous vous tourniez, là est la face de Dieu », dit le Coran (2 : 115). Ce verset coranique, comme le hadith qui proclame que toute la terre est un lieu d’adoration (al-ard kulluhu masjid, le terme qui veut dire mosquée), introduit d’emblée au paradoxe des lieux saints et des pèlerinages musulmans. En islam, répétons-le, le hajj mecquois est obligatoire pour tout musulman qui en a les moyens, la Kaaba, appelée bayt Allah (« la maison de Dieu »), fait figure de centre du monde, et toutes les prières où qu’elles soient se dirigent en principe vers La Mecque, le cœur spirituel de la communauté musulmane : mais les textes scripturaires proclament également une sacralité de la terre qui autorise les pèlerinages « secondaires », ainsi qu’une expérience d’union avec le divin – qui est d’abord un pèlerinage intérieur. La piété populaire musulmane a bien assimilé ces différents paradoxes en imaginant un monde où les lieux saints et sanctuaires communiquent entre eux, en mode subtil ou en mode souterrain.
24Pour les mystiques musulmans, le hajj est une tension vers l’Un qui, passant nécessairement par les rites extérieurs de la Loi, finit aussi par les dépasser. Abu Yazid al-Bistami, un mystique iranien du 9e siècle, déclara : « À mon premier pèlerinage je ne vis que la Kaaba. La deuxième fois, je vis la Kaaba et le Seigneur de la Kaaba. La troisième fois, je vis le Seigneur seul. » Un poème célèbre du grand mystique de langue persane Rumi (m. 1273) : « Ô Gens qui allez au pèlerinage (be-hajj rafteh), où allez-vous ? Où allez-vous ? Le Bien-Aimé est ici, venez, venez. » Faut-il chercher Dieu loin ou tout près ? « Dieu est plus près de toi que ta veine jugulaire », dit le Coran.
25Rencontre avec le Prophète, le saint, l’imam, la personne vénérée dans le sanctuaire où l’on se rend en pèlerinage : dans la visite à Médine et dans les pèlerinages locaux, cette rencontre suggère l’idée que le Prophète, le saint, l’imam est « présent-absent », vivant et agissant, bien que mort dans sa tombe. D’où les innombrables visions du Prophète dont l’on discute savamment pour savoir si elles ont lieu « en songe » ou « à l’état de veille », ce qui implique des degrés de sainteté. De ces rencontres et de ces saintes présences naissent la nostalgie de l’absence et le désir de l’absent, le Bien-Aimé (ma‘shûq) dont la poésie persane, religieuse et dévotionnelle, est pleine.
26Rencontre avec Dieu, rencontre avec un saint vénéré dans un mausolée, le pèlerinage est enfin rencontre avec une personne vivante ou un maître : on utilise ici le terme de siyâha, errance initiatique. Ces voyages ou pèlerinages (safar, rihla) peuvent être inscrits dans la matérialité concrète, ou se dérouler, pour le croyant, dans le ghayb (l’inconnu) et dans le barzakh (littéralement l’isthme, lieu de l’entre-deux). La forte importance du voyage-pèlerinage initiatique en islam médiéval et moderne s’inscrit souvent dans le modèle prophétique du Voyage nocturne et de l’Ascension céleste5. Dans les hagiographies et récits de miracles, on trouve de fréquents miracles de saints que l’on voyait à la fois à La Mecque dans le tawâf, et chez eux à des milliers de kilomètres de là. Et le maître visité peut être défunt, continuant à guider ses disciples et ses dévots depuis sa tombe.
27Ces rencontres sont toujours multiples à cause du principe de subsidiarité : on rencontre un saint parce qu’il est intercesseur, accès à une autre présence, de « porte » en « porte ». Sayyid al-Badawi (m. 1276) était appelé Bâb al-Nabî (« la porte du Prophète ») parce qu’il permettait d’accéder à son aïeul Muhammad et parce que l’on visitait son mausolée avant de partir au hajj (ou à la place de faire le hajj). Les rites et l’imaginaire des pèlerinages, à commencer par le rite classique de circumambulation autour de la tombe, renvoient à d’autres pèlerinages, organisés en réseau, et aux lieux saints inaccessibles. Et lorsqu’il y a un « saint des saints » dans un grand mausolée, c’est un pèlerinage-gigogne qui se déroule, comme à Machhad, où l’on vénère de nombreux saints secondaires, au sein d’enceintes successibles, avant d’accéder au tombeau de l’imam Reza.
28Pour conclure cette partie introductive consacrée aux difficiles définitions et aux questionnements qu’elles suscitent nous dirons qu’à cause des sources et du primat de l’obligation du hajj – l’un des cinq piliers de l’islam – il existe un déséquilibre entre l’importance donnée au pèlerinage aux Lieux saints dans la littérature secondaire et la réalité massive de ce que fut, historiquement, l’expérience pérégrine des musulmans : une expérience locale ou régionale qui favorise l’acculturation de l’islam. C’est ce que nous allons maintenant examiner.
L’exaltation du plus proche lié au plus lointain, du plus ancien lié au plus actuel
29Il importe de résumer l’historiographie des « pèlerinages secondaires ». À la fin du 19e siècle et pendant une grande part du 20e siècle, nombre des ethnologues qui travaillaient sur les pèlerinages musulmans (comme d’ailleurs sur les pèlerinages chrétiens) cherchaient des « survivances » (païennes, juives, chrétiennes, berbères, chamaniques, etc.). De leur côté, folkloristes et ruralistes étaient à la recherche de la « littérature populaire », contes et légendes dont ils méconnaissaient souvent le pan religieux, parfois les sources écrites, voire scripturaires. Quels que soient ces préjugés (ces « biais »), il faut rendre hommage au remarquable travail des ethnologues de l’âge colonial qui aura permis de disposer aujourd’hui d’inventaires, de recensions et de descriptions de rites pèlerins dans des sociétés rurales aujourd’hui disparues ou très profondément transformées : citons comme fleuron de cette littérature ethnographique le Culte des saints dans l’islam maghrébin d’Émile Dermenghem, paru en 1954 au terme de décennies d’enquêtes.
30Après la décolonisation, l’anthropologie anglo-saxonne proposa une réflexion renouvelée sur les pèlerinages, les confréries soufies et les rites musulmans, notamment au Maroc, dans la foulée de l’anthropologue américain Clifford Geertz et de l’anthropologie wébérienne. Citons les noms d’Ernest Gellner, Dale Eickelman et Kenneth Brown. L’approche changeait : il n’était plus question de recueillir des traces ou des survivances, mais de comprendre, en les historicisant et en les contextualisant, les dynamiques d’une société contemporaine, de prendre le pèlerinage comme fait social révélateur des tensions, entre société et individus, entre tradition et modernité, entre groupes sociaux, etc. L’islam, en particulier l’islam soufi, était désormais pris au sérieux comme dimension constitutive des pèlerinages « populaires ». C’est dans la foulée de ces lectures que je commençai moi-même à travailler, en 1988, sur le mouled de Tanta, consacrant d’abord ma thèse aux hagiographies du saint de la ville, Sayyid al-Badawi, avant d’écrire plus tard un second livre sur le pèlerinage festif à son mausolée6.
31À cette époque, pour les historiens du christianisme comme de l’islam, le Culte des saints. Son essor et sa fonction dans la chrétienté latine de l’historien américain Peter Brown avait marqué un tournant historiographique7 : ce petit livre proposait, à propos du culte des saints chrétiens, une foule d’idées sur les implications politiques des pèlerinages, sur le rôle des élites dans leur constitution, remettait en cause le « modèle à deux échelles » (two-tiered model) qui prévalait jusque-là, depuis Hume et surtout Gibbon, entre religion populaire (primitive, archaïque, traditionnelle, rurale, etc.) et religion savante (des lettrés, orthodoxe, urbaine, etc.). Ce travail exerça une influence considérable sur les travaux des spécialistes du culte des saints et des pèlerinages chrétiens et musulmans qui adoptèrent peu ou prou cette nouvelle grille de lecture et l’appliquèrent à leurs travaux. À la fin des années 1980, nous étions quelques-uns à nous pencher sur les pèlerinages, généralement en partant des figures de saints (c’était mon propre cas) ou des confréries soufies (comme le faisaient des turquisants ou ottomanistes tels Alexandre Popovic et Thierry Zarcone). Deux entreprises collectives sur le culte des saints, menées en partie avec les mêmes auteurs mais dans un esprit différent, marquèrent la fin de cette période novatrice en 1995-1996, peu avant que les possibilités de faire du terrain ne commencent à se restreindre8.
32Dix ans plus tard, les questions posées aux pèlerinages musulmans, en France et ailleurs, avaient changé : après les attentats du 11 septembre 2001 et la montée à la fois des salafistes et de la théorie du « choc des civilisations », les chercheurs s’intéressaient désormais aux pèlerinages « partagés » entre confessions, notamment entre chrétiens et musulmans, ce que consacra une belle exposition au Mucem9. Mais bientôt, les difficultés croissantes de l’accès au terrain au Moyen-Orient comme l’ampleur du rejet salafiste entraînèrent quasiment la fin des monographies ethnographiques sur les pèlerinages, et les études se tournèrent davantage vers le hajj. Les recherches les plus actives sur le culte des saints musulmans et les « pèlerinages secondaires » furent désormais menées par les spécialistes de l’Asie centrale (Alexandre Papas), de l’Inde (Michel Boivin) et de la Chine (avec la thèse de Marie-Paule Hille10).
Typologies des saints et lieux de visites pieuses
33Quels sont les types de sanctuaires et lieux de visites pieuses musulmans ? Cela dépend en partie de la typologie des saints qui leur sont liés. Il faut d’abord noter que bien des mausolées musulmans sont souvent des cénotaphes, lieu de mémoire et de présence, plutôt que des tombes à proprement parler, enfermant effectivement un corps. C’est pourquoi l’on constate la fréquente multi-location (bilocation à tout le moins) des centres de « visites pieuses », par exemple les innombrables sanctuaires consacrés dans tout le monde musulman au grand saint Abd al-Qadir al-Jilani, enterré à Bagdad.
34Mais nombre de mausolées sont de véritables tombes, ce pourquoi on les trouve dans les cimetières, à moins que le cimetière ne se soit construit peu à peu, dans un mouvement de piété, autour du sanctuaire. Le culte des saints – les pèlerinages « secondaires » – a donc partie liée avec le culte des morts. Visiter les morts pose problème si l’on en fait un culte, affirmait le plus grand critique médiéval du culte des saints, Ahmad ibn Taymiyya (m. 1328), qui ne condamnait toutefois pas toutes les ziyârât : celles qui sont vouées à l’édification et à un utile memento mori peuvent s’avérer utiles à la mortification de l’âme. Le wahhabisme au 18e siècle reprit et élargit cette critique, ranimée par Daech et tant de courants islamistes contemporains, qui porte précisément sur ce point : les morts ont-ils une vie – a fortiori une action – dans la tombe ? Qu’en est-il de ce mystérieux barzakh (« isthme »), cet entre-deux entre vie et mort, où les morts attendent la résurrection finale et où les saints – déjà ressuscités, en quelque sorte – se promènent entre ici-bas et au-delà ?
35Les saints, ces « morts très spéciaux » pour reprendre l’expression de Peter Brown, ont des visages très variés. Une typologie rapide peut être dressée pour tout le monde musulman, même si un même saint personnage pourra appartenir à plusieurs catégories :
- les prophètes antéislamiques
- les Compagnons du Prophète
- les membres de sa famille (ahl al-bayt), dont beaucoup de femmes
- les martyrs (shuhadâ’) des combats de la conquête islamique
- les saints ancêtres de tribus ou de villages, qui permettent de se doter d’une histoire
- les saints fondateurs de villes ou de villages, les cheikhs de quartiers
- les oulémas et ascètes
- les cheikhs soufis devenus les saints patrons les plus fréquents des différents pèlerinages
- les imams et imamzadehs (littéralement « fils d’imam ») du chiisme duodécimain
- les lieux saints « naturels » (arbre, source, etc.) rattachés à un saint nom ou à la trace du passage d’un saint.
36Certaines régions présentent des caractéristiques propres : à cause de l’ancienneté préislamique juive et chrétienne reconnue au Proche-Orient arabe, ce sont des prophètes (nabî, pl. anbiyâ’) que l’on vénère principalement, au lieu des saints, en Palestine, Jordanie, et en partie au Liban. Enfin les lieux de culte sont bien souvent des lieux de mémoire où l’on vénère des traces, une mémoire, une histoire.
Des lieux d’acculturation de l’islam
37Il existe de nombreux pèlerinages ultra-locaux, souvent anonymes, souvent liés à une curiosité naturelle ou particularité du paysage. Lorsqu’on les visite, il s’agit là aussi de marquer une présence et un passage, d’où les bougies, d’où les bouts de ficelle ou les rubans noués aux buissons, d’où les petits ex-voto (nadhr, pl. nudhur) qui créent du lien au sens propre et figuré. S’élabore ainsi un lien entre la nature – le lieu saint vénéré – et la culture que représente le sens religieux donné au lieu, auquel on donne souvent le nom d’un saint homme. Il faut descendre dans une grotte, monter dans un haut lieu, vénérer des arbres, de l’eau, un puits au désert, entrer en contact avec un rocher : ces phénomènes, précisément ceux qui constituaient pour l’ethnographie coloniale la preuve d’un paganisme latent, sont souvent légitimés par les modèles de Jérusalem (le Rocher) ou de La Mecque (la Pierre noire, l’eau sainte de Zemzem).
38En islam comme dans d’autres religions, les pèlerinages posent d’abord la question du rapport à la nature et au paysage : « ce qui nous rend humains », « ce qui nous rend musulmans », « ce qui dit notre histoire » est inscrit dans un paysage, un terroir, et justifie le fait d’y habiter et d’y vivre, donne une identité. C’est aussi ce qui confère une histoire et un récit à un groupe, un quartier, une confrérie, etc. Des pèlerinages se développent aussi autour de tombeaux dynastiques qui deviennent des sanctuaires musulmans et changent parfois de saint patron, comme c’est le cas en Asie centrale, ou autour de tombes de familles de pieux lettrés qui deviennent des tombeaux de saints.
39Face aux lieux saints, la vision rationaliste historiciste – celle des orientalistes, des islamistes, des incrédules – consiste à poser des questions destinées à rester sans réponse, et probablement oiseuses, telles que : « Ces lieux correspondent-ils à une histoire réelle ? », « Un saint authentique est-il enterré à cet endroit ? » Il faut plutôt se demander quel sens ces lieux prennent pour la foi et les croyances des pèlerins. Tout lieu de pèlerinage dit une histoire sainte (fût-elle imaginaire), tout lieu de pèlerinage (fût-il un simple arbre sacré) est rattaché d’une manière ou d’une autre à une sainte figure.
40Bien souvent les pèlerinages donnent une histoire à ceux qui n’en ont pas : le culte des saints musulmans est en grande partie une « voix des subalternes ». La démarche pèlerine est une façon de donner une histoire, et une histoire musulmane à un lieu, un territoire, un peuple… C’est pourquoi les pèlerinages jouent un rôle si important dans l’acculturation de l’islam. La reprise fréquente de lieux saints pré-islamiques par les musulmans (la « recharge sacrale », dans les termes d’Alphonse Dupront), loin d’attester le maintien de « survivances » païennes, juives, chrétiennes, etc., marque au contraire l’affirmation de l’islamisation d’un lieu, tout en en reprenant l’efficace sacrale. Les lieux saints servent à expliquer comment – plutôt que quand – un groupe, une ville, un village est devenu musulman, ou est devenu plus et mieux islamisé. De même que le culte des saints musulmans est « ce qui nous rend musulmans », il est aussi « ce qui nous rend sunnites » avec la multiplication de mausolées de Compagnons dans les terres disputées ou reprises aux chiites ; ou bien il est au contraire « ce qui nous rend chiites » avec les mausolées d’imams et d’imamzadehs qui se multiplièrent dans l’Iran séfévide ; ou encore « ce qui nous rend soufis » dans d’autres cas.
41Pour les pèlerins musulmans, les très nombreux sanctuaires dédiés aux martyrs de la conquête et à des saints soufis convertisseurs affirment dans le paysage urbain ou rural ce qui a fait d’eux des musulmans. À l’inverse, pour les non-musulmans en terre d’islam majoritaire et/ou dominant, leurs propres pèlerinages sont une façon de dire une histoire préislamique et de légitimer une présence menacée : d’où le développement, en Haute-Égypte à l’époque médiévale, du culte de la Vierge, qui remplace des cultes de moines plus anciens. D’où aussi l’importance au Moyen-Orient (au Liban, en Palestine ou en Iran) du culte de saint Georges, figure protéiforme, qui récupère et amalgame les cultes d’Élie ou de Khidr dans des lieux saints naturels peu historicisés, qui ont été d’abord – ou en même temps – vénérés par les juifs et par les chrétiens.
Pèlerinage auprès d’un saint vivant : un exemple
42Le pèlerinage musulman n’était pas seulement pèlerinage à un sanctuaire naturel ou à un mausolée. Il pouvait être aussi pèlerinage auprès d’un maître vivant, à la recherche de la science religieuse et de l’initiation. Prenons l’exemple de Mawlana Khalid (1779-1827), célèbre cheikh soufi, d’abord qadiri, puis naqshbandi. Dans sa démarche pèlerine, ce grand savant est à la fois à la recherche de l’intercession, de la science et de la rencontre sainte. Originaire du Kurdistan, il fait le grand pèlerinage (le hajj) à La Mecque et Médine en 1805. Il voyage ensuite vers l’Inde en 1807, via Téhéran, le Khorassan, Nishapour, Kaboul, Ghazi, Kandahar, Peshawar. Chaque étape est l’occasion de rencontres avec des savants, de discussions scientifiques, de rédaction de poèmes. Il en profite pour faire des pèlerinages à Tous (près de Machhad, au nord-est de l’Iran actuel), puis pour se rendre à Hérat au tombeau du grand poète soufi Djami. Il rencontre des savants à Kandahar et Kaboul, puis Lahore, enfin Delhi où il arrive enfin en 1808 ou 1809. C’est alors qu’il rencontre son maître, Ghulam Ali Dehlavi, qui l’initie à la Naqshbandiyya.
43Le soir même de son arrivée, il compose un poème en arabe qui relate son voyage, fait l’éloge de son maître et implore la bénédiction de Dieu :
Voici finie la route vers la Kaaba de l’espérance.
Merci à Celui qui en accorda l’accomplissement.
Soulageant ma solitaire caravane des nuits,
Où les pauses alternaient avec les départs.
Il m’a soustrait à l’attachement des proches et du pays,
À l’amour des amis, à l’attrait des biens.
Aux peines de la mère, aux regrets des frères,
Aux chagrins d’un oncle, aux soucis de l’autre.
Aux conseils des notables, aux découragements des savants,
Aux reproches des envieux, aux dires des critiques. […]
Le Seigneur m’a pourvu de la plus grande espérance :
La rencontre du guide généreux de Ses grâces.
Qui a éclairé les cieux après le temps des ténèbres et
Guidé les hommes après leur égarement. […]
Ô habitants de La Mecque, tournez en pèlerins autour de lui
[lui, c’est-à-dire son maître dans la Voie]. […]
Tout pèlerinage autour de lui est licite.
Qui brille par le parfum de sa demeure
N’est plus attiré par les jardins de Syrie,
Je m’initie à sa rencontre,
Émerveillement qui bouleverse l’esprit.
L’amour m’a emporté, plus rien dans l’esprit,
Uniquement l’aimé, le désir d’un amour.
Le temps approche où m’honorera sa rencontre
Qui peut remercier Dieu pour moi, d’être enfin arrivé.
(Trad. Hakim Halkawt)
Ibn Taymiyya (m. 1328) et de premières critiques
44Le triomphe général et évident des pèlerinages à l’époque médiévale et ottomane ne doit pas dissimuler le fait qu’il existait quelques critiques. On pouvait déjà lire dans les guides de pèlerinage médiévaux, sinon des critiques, du moins des remarques dubitatives, comme celles Abu al-Hasan al-Harawi (m. 1215) face à certaines légendes. Mais Harawi n’en soulignait que davantage l’importance d’autres sanctuaires et d’autres légendes. Certains auteurs relevaient aussi des contradictions entre des textes bien étayés et des rumeurs, quant à la localisation de saintes tombes, notamment celles de Compagnons. Chiites et sunnites se disputaient d’ailleurs, comme musulmans et non-musulmans, l’attribution de lieux saints, à moins qu’ils ne s’entendent sur une sainte figure commune. Mais enfin aucune de ces réticences n’altérait ou n’affectait l’existence même de mausolées et de lieux de pèlerinage, et le principe de la visite pieuse aux tombes des saints.
45Ce furent les condamnations d’Ahmad ibn Taymiyya (m. 1328) qui, pour la première fois de façon cohérente et insistante, désapprouvèrent les « pèlerinages secondaires » (ziyârât), autres que le hajj. Ahmad ibn Taymiyya abordait principalement deux sujets. Il rappelait d’abord un hadith célèbre : « Ne sellez vos montures que pour partir visiter ces trois mosquées : la mosquée du Haram [La Mecque], la mosquée al-Aqsa [à Jérusalem] et ma mosquée [Médine]. » Cela ne signifiait-il pas que tout pèlerinage autre qu’à La Mecque, Médine et Jérusalem était interdit ? Ibn Taymiyya évoquait aussi la question fondamentale du pèlerinage aux tombes des saints, en les taxant d’innovations blâmables (bida‘, pluriel de bid‘a), c’est-à-dire des phénomènes qui n’avaient pas cours du temps du Prophète.
Personne n’avait coutume de faire le pèlerinage [safar, c’est-à-dire voyage] pour faire la station rituelle (wuqûf) sur une tombe appartenant à des prophètes (anbiyâ’) ou des cheikhs. Tous les musulmans sont d’accord sur ce point. De plus, les oulémas ont clairement dit que personne n’avait coutume de faire le pèlerinage (safar) pour faire la visite aux tombes (ziyârat al-qubûr). Mais ceux qui se trouvaient à proximité ou qui passaient faisaient une visite légale (ziyâra shar‘iyya) aux tombes. C’est ainsi que l’on visitait par exemple le Masjid Quba à partir de Médine, mais personne ne s’y rendait en pèlerinage par suite de l’interdit du Prophète : « Ne sellez vos montures que… » (lâ tushadd al-rihâl) [cf. supra]. Car la religion (dîn) est fondée sur ces deux principes fondamentaux : « N’adore pas d’autre divinité que Dieu seul, Lui qui n’a pas d’associés (sharîk) et ne pratique que ce qui est prescrit (mashrû‘), pas les innovations (bida‘). »
46Ibn Taymiyya était critique, mais parlait au passé pour évoquer un monde musulman où le pèlerinage aux tombeaux de saints n’avait pas été une réalité sociale massive. De son vivant, au début du 14e siècle, il avait sans doute l’impression de mener un combat isolé, sans aucune conséquence sur un culte des saints musulmans en plein développement, nourri par les conversions à l’islam de juifs et de chrétiens. Encore acceptait-il les visites pieuses qui, sans but de vénération, viseraient à l’édification du pèlerin : les ziyârât shar‘iyya, conformes à la charia. Les critiques d’Ibn Taymiyya n’eurent donc, pendant longtemps, aucun écho. Mais, si l’on mentionne ici ses écrits, c’est qu’ils devaient connaître une grande fortune en alimentant d’abord l’opposition au culte des saints de deux mouvements puritains de l’Empire ottoman, les kadizadelis au 17e siècle et les wahhabites au 18e siècle – deux mouvements hostiles aux pèlerinages, sur lesquels nous reviendrons. A fortiori, lorsque l’œuvre d’Ibn Taymiyya fut redécouverte et imprimée à la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle par des cheikhs réformistes syriens et égyptiens, elle connut un écho sans précédent.
47Pour conclure cette deuxième partie, on ne saurait enfermer le lieu de pèlerinage musulman dans un seul modèle, ou même dans deux modèles, quand se déploie au contraire une riche typologie de saints, de lieux, d’approches et de formes de ces pèlerinages. Le culte des saints musulmans permet de lier le plus local (l’arbre, la source, la montagne, le petit mausolée de village ou de quartier) au plus global (les grands mausolées, les carrefours), voire à l’universel (les Lieux saints). Ces pèlerinages lient l’expérience vécue de la rencontre personnelle – y compris avec un saint vivant – avec une histoire générale, celle du quartier, de la ville, de toute la communauté. Ainsi se construit une histoire musulmane enracinée, celle d’un islam acculturé dans des lieux variés et dans des histoires plus particulières. Triomphants, les pèlerinages aux sanctuaires musulmans avaient pourtant connu des critiques qui devaient bientôt s’amplifier.
La multiplication des pèlerinages (16e-19e siècle) : la politique des États ottoman et égyptien et les premières attaques des kadizadelis et des wahhabites
48Les lieux de pèlerinage se multiplient à l’époque moderne (16e-19e siècle) où la paix ottomane entraîne, à une échelle sans précédent dans le monde musulman, l’accélération des circulations d’hommes, de biens, de textes.
Rihla et hajj : la paix ottomane (17e-19e siècle)
49Grâce à la paix ottomane, le voyage pèlerin (la rihla pratiquée à l’époque médiévale, notamment pour le voyage en quête de science) connut un important renouveau. Le Maroc, situé hors de l’Empire ottoman, est une source féconde de récits de pèlerinage. Sur les seize rihla hijaziyya qui passent par la Tripolitaine, quatorze sont écrites par des Marocains, dont Abu Salim al-Ayyachi (m. 1679) et Ibn Othman al-Maknassi (m. 1799), dont le voyage décrit la vie intellectuelle et religieuse à la campagne comme à la ville, depuis son Maroc natal jusqu’à la péninsule Arabique en passant par Istanbul – on y venait chercher des postes d’oulémas dans l’Empire ottoman – et le Bilad al-Cham. Cette activité pèlerine véhiculait au cœur du monde musulman des idées et des textes venus de la lointaine Mauritanie, voire d’Afrique noire, et qui avaient transité par le Maroc et par les autres pays du Maghreb. Ils venaient tout autant d’Iran, via le Kurdistan, vers le centre de l’Empire ottoman : les oppositions entre Séfévides et Ottomans n’interrompaient pas les pèlerinages.
50En route vers les Lieux saints ou vers Istanbul, on visitait au passage des cheikhs vivants, pour chercher initiations et licences (ijâza), écouter une lecture, recopier un texte, visiter des tombeaux. Pour Mustafa al-Latifi al-Hamamwi (m. 1711), le pèlerinage en quête de maître est une métaphore de la voie soufie ou de la vie elle-même. En Orient, Abd al-Ghani al-Nabulsi (m. 1731) visite 128 tombeaux en 45 jours, dans son voyage à Jérusalem, dont il laisse un célèbre récit. Soufi grand voyageur, Evliya Celebi (m. 1684) livre un immense récit de voyage qui recense sites de pèlerinage, anecdotes, récits de visites pieuses.
51L’Égypte était, pour les pèlerins d’Afrique du Nord, l’une des étapes nécessaires. On y reprenait le précédent mamelouk du mahmal, ce palanquin porté par un chameau. Le palanquin, soit vide, soit contenant une copie du Coran, symbolisait le pouvoir du sultan mamelouk sur les Lieux saints et constituait le centre de la caravane du Mahmal, celle qui dirigeait les pèlerins égyptiens et africains vers le Hedjaz. Une autre caravane venue d’Anatolie, d’Orient et d’Asie centrale se regroupait à Damas. Même après que le sultan ottoman eut conquis Syrie et Égypte (1516-1517) et repris à son compte le rôle de « protecteur (serviteur) des Lieux saints », les deux grands convois pèlerins continuèrent à marquer l’existence des pays arabes, et les fondations pieuses d’époque mamelouke qui approvisionnaient les habitants du Hedjaz continuèrent à fonctionner.
52Plus largement, comme le montre Suraiya Faroqhi dans son livre Pilgrims and Sultans11, les sultans ottomans considéraient la protection du pèlerinage de La Mecque et des habitants des deux villes saintes comme une obligation et une source de légitimité, même si eux-mêmes ne faisaient pas le pèlerinage. La cour ottomane finança donc d’importants waqfs dans les Balkans au bénéfice de La Mecque et Médine, et fit des donations importantes, qui bénéficièrent à des milliers de personnes. En 1570-1580, on comptait aux Lieux saints 8 000 mujâwir (oulémas, étudiants ou professeurs) financés par l’Empire. La Mecque et surtout Médine devenaient des lieux de rencontre pour les musulmans, comme jamais ils ne l’avaient été. Pour nourrir les Lieux saints et les pèlerins, on transportait les grains par bateaux (eux-mêmes financés par les fondations pieuses), depuis l’Égypte jusqu’au Hedjaz. La sécurité se faisait par des caravanes sécurisées par armes, renforcées par des Janissaires. Il était nécessaire d’établir des bonnes relations avec les Bédouins, notamment pour la caravane syrienne. Au 18e siècle, les souverains firent construire, sur la route damascène du pèlerinage, une série de petites forteresses, dont les murs pouvaient fournir un abri aux caravanes pour la plupart des nuits, avec tours d’enceinte. Pour assurer la sécurité, on assurait aussi des donations aux Bédouins vivant sur les itinéraires : ces donations étaient prélevées sur le Trésor central ou par taxes aux habitants de Syrie et d’Égypte. Enfin l’approvisionnement en eau, crucial, fut assuré : des membres de la dynastie ottomane firent construire des réservoirs sur les routes du hajj comme acte de charité.
53Avec l’accroissement des circulations pèlerines se manifesta une nouvelle centralité de La Mecque et Médine à l’époque ottomane : le fait de séjourner aux Lieux saints, de visiter la tombe du Prophète et même d’y séjourner eut des effets sur l’histoire intellectuelle et religieuse de l’islam. Cette nouvelle centralité des Lieux saints à l’époque ottomane favorisait, comme jamais dans l’histoire de l’islam, les circulations pèlerines, à commencer par celles liées au hajj. Depuis l’Afrique noire se produisaient des circulations d’oulémas, de soufis, de textes, favorisant échanges et islamisation. De nouveaux itinéraires se créèrent en fonction de l’islamisation, de l’économie et du commerce, notamment vers et depuis l’Asie du Sud-Est (l’actuelle Indonésie). Entre le 15e siècle et la première moitié du 17e siècle, celle-ci fut intégrée dans un système de commerce global, dominé par des villes. Ses habitants adoptèrent des religions scripturaires – christianisme, islam et bouddhisme theravada – qui favorisaient les déplacements. Le commerce des épices favorisa l’urbanisation et de nouveaux régimes de croyance, ainsi que les circulations de soufis qui passèrent ensuite, à tort ou à raison, pour avoir converti à l’islam les populations locales.
54L’islamisation de nouveaux territoires en Asie du Sud-Est, comme la christianisation ou l’essor du bouddhisme, se fit en fonction de cultes qui pouvaient « voyager » et suivre (ou accueillir) les commerçants et voyageurs. Pèlerinages et commerce avaient toujours eu partie liée, et l’amplitude accrue des trajets appelait les négociants et leurs communautés de comptoirs à rejoindre des cultes à vocation universelle. Dans le cas de l’islam, les mosquées, les qadis, la prédictibilité du droit allaient de pair avec une implantation dans les comptoirs et villes commerciales, généralement marquée par des tombeaux de saints associés aux zawiyas de confréries : ici encore, le commerce rejoignait le pèlerinage.
55À l’ouest du monde musulman, l’édification de principautés soufies puissantes, la Maison d’Iligh et la zawiya de Dila au Maroc, se fondait à la fois sur le pèlerinage au mausolée du saint fondateur et sur les revenus des routes commerciales (route du sel, route des esclaves) qui passaient par ces villes-sanctuaires. Ces centres pèlerins et commerciaux étaient aussi centres du savoir, de production de textes, de manuscrits, comme Tombouctou ou Chinguetti.
Kadizadelis et wahhabites : premières destructions de sanctuaires
56Entre le 15e et le 19e siècle, l’époque ottomane, période de floraison du soufisme confrérique dans tout le Moyen-Orient, constitua donc une sorte d’âge d’or des pèlerinages. C’est pourtant alors que s’affirma pour la première fois le refus radical des « autres » pèlerinages, des visites pieuses. Ce refus visait à défendre l’unicité de Dieu – le tawhîd – menacée par la vénération de tombeaux et par le soufisme lui-même, et c’est pour des raisons théologiques et politiques que le mouvement des kadizadelis – lui-même animé par des soufis – s’opposa aux soufis ottomans (spécialement aux mevlevis) et à leurs pèlerinages.
57Inspirés par la lecture rigoriste, littérale et puritaine de l’islam de Birgivi (m. 1573) et de sa Tarîqa muhammadiyya, le mouvement des kadizadelis au 17e siècle condamnait à la fois la consommation de tabac, la fréquentation des cafés et les visites pieuses aux sanctuaires soufis. Un temps soutenus par le sultan Murad IV (r. 1623-1640), les kadizadelis détruisirent quelques tombeaux de saints et lieux de pèlerinages, mais n’eurent pas longtemps gain de cause. À cette époque en effet, soufisme et islam ottoman étaient quasiment synonymes, dans les Balkans comme en Anatolie ou dans le monde arabe dans son ensemble, et il eût fallu bien davantage qu’un mouvement puritain, même soutenu par le pouvoir central pour des raisons politiques – restauration de l’autorité de l’État – pour supprimer des pèlerinages si nombreux et si enracinés.
58Au 18e siècle, les wahhabites inspirés par Muhammad ibn Abd al-Wahhab (1703-1792) reprirent de façon plus radicale et plus systématique la condamnation du shirk (associationnisme) que représentaient pour eux les arbres sacrés, les tombeaux de saints et les cultes soufis en général, et même le culte du Prophète. L’on brûlait en autodafé des livres de piété adressés au Prophète. Seuls les Lieux saints du hajj à La Mecque devaient être vénérés. Exclusion et excommunication prévalaient pour définir le véritable islam, excluant celui qui s’exprimait partout dans le monde musulman dans les pèlerinages. Dès 1764, les Ottomans étaient conscients du succès local des wahhabites grâce au soutien de tribus du Najd comme celle des Saoud. Mais c’est quelques décennies plus tard, lorsqu’ils prirent les Lieux saints, que les wahhabites devinrent une véritable menace. Rappelons les faits, controversés, dont l’historienne allemande Esther Peskes a magistralement montré qu’ils se fondaient sur une historiographie elle-même réécrite ou censurée a posteriori. Le débat porte principalement sur cette question : la conquête de La Mecque par Ibn Saoud de 1803 à 1806, puis l’occupation de Médine en mai 1805, et à nouveau l’occupation de La Mecque par les wahhabites de 1807 à 1812 s’accompagnèrent-elles non seulement de la destruction de tombes de saints, ce qui est certain, mais aussi du pillage de la tombe du Prophète ? La condamnation radicale des wahhabites par le cheikh égyptien Ahmad al-Sawi (1761-1825), soufi contemporain et témoin des événements, corrobore sur ce point les écrits pro-wahhabites de Hussein ibn Ghannam (m. 1811) – il y a bien eu destruction du tombeau du Prophète –, mais pas ceux d’un Uthman ibn Bishr (m. 1873), wahhabite d’une période ultérieure, qui veut donner du mouvement wahhabite une image moins violente, et réduit les origines du conflit à une affaire politico-militaire entre La Mecque et l’oasis de Dariya.
59Fin 1811, le sultan Mahmud II ordonna à Mehmet Ali – alors gouverneur d’Égypte pour le compte de l’Empire ottoman – de lancer une expédition militaire pour chasser les armées saoudiennes des villes saintes. Les troupes égyptiennes achevèrent d’écraser l’État saoudien dans le Najd en 1817-1818, l’année même où le cheikh al-Sawi, sans doute en mission officielle pour l’État égyptien naissant, revint à La Mecque dans un pèlerinage militant, pour prêcher la nécessité de la visite au tombeau du Prophète à Médine lorsque l’on fait le hajj à La Mecque : ce rappel montrait, a contrario, que la chose n’allait plus de soi pour certains contemporains d’al-Sawi, à tout le moins dans la péninsule Arabique. Si le cours habituel du hajj et des ziyârât reprit, si les pèlerinages encouragés par la modernisation se développèrent comme jamais, la menace devait revenir 110 ans plus tard avec l’État saoudien moderne, et imposer ses vues au Hedjaz, puis dans toute la péninsule Arabique.
60Les attaques des kadizadelis, comme celles des wahhabites, suscitèrent des contre-attaques : c’est au temps des kadizadelis que le grand auteur soufi Abd al-Ghani al-Nabulusi (m. 1731) écrivit de vigoureux textes apologétiques. Par exemple, dans son récit de pèlerinage de Damas à Jérusalem en 1690, Nabulusi reprend les critiques mêmes d’Ibn Taymiyya pour approfondir le sens du célèbre hadith qui semble condamner les pèlerinages secondaires :
La parole du Prophète « Ne sellez vos montures que pour partir visiter ces trois mosquées » […] signifie que l’on ne selle nos montures pour telle mosquée que pour glorifier et s’approcher de Dieu Très Haut par le simple fait d’y prier, parce que toutes les mosquées sur terre se valent, comme étant les maisons de Dieu Très Haut ; à cela près que ces trois ou quatre mosquées ont précellence. Seller sa monture pour s’y rendre afin de les glorifier en y priant est une œuvre de rapprochement de Dieu (qurba min al-qurbât). Ces hadiths ne contredisent pas la possibilité de seller sa monture pour aller visiter des prophètes, des saints ou autres, mais indiquent le mérite de ces mosquées mentionnées sur toutes les autres sur terre, car elles ont atteint un tel degré de mérite et d’honneur qu’elles méritent qu’on s’y rende de préférence aux autres. […] Seller sa monture pour se rendre à Arafat afin d’y accomplir les rites [du hajj] est un devoir (wâjib) selon l’ijmâ‘ des savants, et de même pour le jihad ou l’émigration (hijra) du territoire des païens (dâr al-kufr), et ainsi pour la piété envers les deux parents.
Pour la quête de la science, c’est plutôt une sunna ou un devoir. Et les musulmans se sont accordés pour permettre de seller ses montures pour le commerce ou les nécessités du monde : or les nécessités de l’au-delà sont à coup sûr la visite des prophètes, des saints, des justes, visite de leurs mémoriaux (mashâhid), de leurs tombes (qubûr) et de leurs cénotaphes (maqâmât). Cela prouve aussi l’interprétation (ta’wîl) des hadiths que nous avons cités. […] De même, le cheikh et imam Shihâb Ahmad ibn Haydar al-Haytami – que Dieu lui fasse miséricorde – a écrit dans son livre al-Jawhar al-muntazam fî ziyârât al-qabr al-mukarram en citant Subki qui raconte selon certains hommes de mérite : « Le fait que la visite pieuse soit une qurba est bien connu comme appartenant à la religion de façon obligatoire. Qui le nie peut être taxé de kâfir. »
61C’était retourner contre les adversaires du culte des saints leurs propres attaques. De telles défenses apologétiques, émanant généralement de cheikhs soufis et fondées sur des préoccupations spirituelles, devaient se multiplier à partir de la fin du 19e siècle contre les attaques wahhabites. La création d’un État saoudien en 1932, puis celle de services de propagande de plus en plus puissants dans la seconde moitié du 20e siècle propagèrent les visées wahhabites. Mais ce serait une reconstruction hâtive que de croire qu’il y eut crise des pèlerinages : pendant longtemps, au contraire, la modernisation et l’accroissement démographique du monde musulman profitèrent à l’extension des pèlerinages.
Aux 19e et 20e siècles : modernisation, orientalisme et réformisme musulman face aux pèlerinages
62Dans la seconde moitié du 19e siècle, de plus en plus de pèlerins d’Asie du Sud et du Sud-Est rejoignaient Djedda, et de là les Lieux saints, en bateau à vapeur, ce qui réduisait considérablement la durée du voyage. Le percement du canal de Suez, inauguré en 1869, et surtout son amélioration ultérieure ouvrirent également la voie à des pèlerinages par voie maritime, plus rapides que ceux menés par voie terrestre. L’ère de la modernité technique contribua d’abord à acheminer des foules vers les principaux pèlerinages et à leur intégration dans un réseau. Au 19e siècle, les vice-rois, puis khédives, d’Égypte menèrent une politique qui profita aux plus importants sanctuaires et à ceux des ahl al-bayt : la précocité égyptienne en matière de voie ferrée permit d’alimenter en pèlerins les importantes foires commerciales de Tanta et de Dessouk, les deux grands pèlerinages égyptiens du 19e siècle. Dans une politique favorable aux descendants du Prophète, le roi Fouad, puis son fils le roi Farouk à partir de 1936, firent restaurer nombre de mosquées où étaient enterrés des « gens de la maison » (ahl al-bayt).
63Quant aux Lieux saints du Hedjaz, la politique d’Abdülhamid II, qui prônait le panislamisme et insistait sur le titre de calife – dont le sultan ottoman n’avait longtemps eu que faire (tant que sa domination n’était pas contestée et que l’Empire ne perdait pas de territoires) –, contribua à rehausser la place des Lieux saints et du hajj. Décidé vers 1900, le « chemin de fer du Hedjaz », qui allait de Damas au Hedjaz, était à la fois élément de politique religieuse ottomane et nécessité stratégique : achevé en 1908, mais ne dépassant pas Médine, le train fonctionna comme un waqf, œuvre de piété financée notamment par les musulmans indiens.
64C’est au début du règne d’Abdülhamid que le poète et aventurier anglais Wilfrid Scawen Blunt (1840-1922), hostile à la colonisation britannique, part du hajj pour imaginer dans The Future of Islam (1882) un califat arabe situé à La Mecque et une réforme islamique à partir de ce califat. Il fut le premier à diffuser cette idée qui fut reprise par ses amis réformistes musulmans. Vingt ans plus tard, le Syrien Kawakibi (m. 1902) écrivait Umm al-qurâ (« La mère des cités », terme désignant La Mecque) qui fut publié en 1902-1903 dans la célèbre revue réformiste al-Manâr : son livre posait pour la première fois le modèle du hajj mecquois comme un grand rassemblement musulman, au fort potentiel politique – et non plus comme une porte ouverte vers le monde du surnaturel et de l’eschatologie. Dans son livre, Kawakibi fait le compte rendu d’une conférence (imaginaire) qui aurait rassemblé les oulémas de tout le monde musulman, Iraniens chiites compris : désireux de réforme, les oulémas proposent que le califat revienne aux Quraychites, descendants de la tribu du Prophète, qui installeraient leur capitale à La Mecque.
65De façon significative, l’ouvrage était si convaincant et coïncidait si bien avec les espoirs des réformistes musulmans et les craintes des puissances coloniales, qu’il fut alors reçu par les orientalistes comme par des intellectuels musulmans comme le compte rendu d’une conférence qui s’était effectivement tenue. Cela montre à quel point la transformation du hajj en rassemblement de la communauté musulmane et en tribune politique correspondait à la fois aux craintes et aux espoirs de nombre de réformistes musulmans. Plus tard, Nasser reprit dans un texte célèbre (Philosophie de la révolution, 1953) ce projet de pèlerinage à La Mecque où le monde musulman prend conscience de sa force : mais cette dimension échappa bientôt au nassérisme pour être récupérée essentiellement par l’Arabie saoudite et les organisations internationales islamiques qu’elle chapeaute, comme l’Organisation de la conférence islamique (devenue Organisation de la coopération islamique), créée en 1969-1970, et la Ligue islamique mondiale, créée en 1962.
66L’amplification des circulations pèlerines au 19e siècle avait amplifié les craintes coloniales face au « néo-soufisme » et au « panislamisme », en Afrique, dans le Hedjaz et au Maghreb : la magnifique carte dressée par l’ouvrage célèbre de Octave Depont et Xavier Coppolani en 1897, les Confréries religieuses musulmanes, recense toutes les implantations soufies du monde musulman. Du point de vue des auteurs, comme sans doute des lecteurs, la carte permet de repérer un réseau de soufis potentiellement menaçants, ou au contraire d’alliés à se concilier, avec les zawiyas qui vont du Maroc à l’Irak, voire jusqu’à l’Indonésie – avec un fort tropisme maghrébin. Le chapitre VI, « Rôle politique des confréries soufies », développe des idées qui prévaudront jusqu’à la fin de la colonisation : il convient de contrôler ce réseau et ces menaces en empêchant les soufis de circuler dans un « voyage (ou pèlerinage) en quête de science » (rihla fî talab al-‘ilm), en quête d’initiations soufies, de rencontres et d’échanges, mais l’on peut aussi tenter de se gagner la sympathie de ces loges par une politique de pacification et de compréhension, pour peu qu’on les isole les unes des autres.
67Il faut souligner l’importance du relais orientaliste, par exemple dans les écrits de Garcin de Tassy sur l’Inde et d’Ignace Goldziher sur le culte des saints musulmans. Goldziher notamment écrivit un célèbre article d’une centaine de pages sur le sujet, paru dans le premier volume de la Revue de l’histoire des religions en 1880. La tonalité générale de leurs travaux reflète la production ethnographique et orientaliste d’époque coloniale, avec le thème dominant des « survivances païennes », que nous avons déjà évoqué, et des continuités cultuelles à peine altérées par l’islamisation, sous un vernis soufi. Ces écrits orientalistes reflètent aussi les discours que tiennent leurs amis réformistes musulmans à Garcin de Tassy et à Goldziher : ce dernier n’avait-il pas suivi à al-Azhar les cours de Djamal al-Din al-Afghani (m. 1897) ? Il projette sa vision d’un islam unitaire et dépouillé (et aussi, implicitement, de ce que devrait être le judaïsme loin de la religion populaire du shtetl) sur des réalités qu’il ne connaît finalement guère. Si les orientalistes du temps sont en contact avec les réformistes et parlent, comme eux, de réforme et de sclérose, réciproquement, la littérature orientaliste d’époque coloniale alimente le discours réformiste : puisque les Européens, les Occidentaux en général, ont ce regard dépréciatif et condescendant sur une religion effectivement corrompue par les pratiques soufies et populaires, il faut donc les réformer, estiment les réformistes souvent nourris par la pensée positiviste et par le darwinisme. Puisque les orientalistes disent – du haut d’une science que personne ne remet alors en question – que les saints sont les successeurs des dieux, ils doivent le savoir. Les pèlerinages deviennent donc l’une des cibles principales de ce mouvement de réforme, au moins dans le discours, aussi bien de la part des puissances coloniales que de la part des élites et intelligentsias locales.
68Une conséquence indirecte à laquelle tous concourent – États, associations musulmanes, missionnaires chrétiens européens, Églises chrétiennes orientales – aboutit à des différenciations confessionnelles accrues : les pèlerinages « partagés » entre chrétiens et musulmans, ou entre juifs et musulmans, sans doute très fréquents à l’époque médiévale et moderne deviennent suspects à l’époque contemporaine, au moment où chaque communauté est invitée à se constituer en millet et à se doter de traits distinctifs. Cela correspond aussi à une élévation du niveau d’instruction et de scolarisation : la frange alphabétisée de la population accède aux idées des réformistes musulmans et à celles de la différenciation confessionnelle.
69L’ère des réformes, la construction des États ottoman et égyptien, l’emprise coloniale et la montée conjointe des nationalismes et du réformisme musulman correspondent à des mouvements de fond dans les sociétés musulmanes : l’alphabétisation (encore très minoritaire) produisait depuis les années 1860 au moins, à Istanbul, au Caire ou à Damas une intelligentsia qui échappait au monde de la coutume – supposée rurale ou populaire – et incorporait une vision dépréciée de la tradition religieuse, synonyme de sclérose, dans laquelle s’inscrivent pleinement les pèlerinages « secondaires ». L’urbanisation et l’accroissement démographique allaient de pair avec cette appréciation péjorative des pèlerinages. C’est le temps de ce que l’on a appelé « réformisme musulman » ou, de façon impropre la « salafiyya ». Durant toute la fin du 19e siècle et l’essentiel du 20e siècle, le réformisme musulman aura combattu les pratiques jugées superstitieuses, dont les visites et fêtes pèlerines aux tombes de saints font pleinement partie. « La pensée utilitariste du 19e siècle, la soif de rationalisme et d’historicisme, le désir de formuler l’islam en termes rationnels conduisirent de nombreux réformistes à refuser le surnaturel, et notamment les soubassements hagiologiques et la communication entre le monde des vivants et celui des morts qui fondent en définitive le monde des pèlerinages musulmans12. » S’y ajoutent particulièrement, notamment en Égypte, des thèmes moralisants : celui de la réforme des mœurs et des corps. On dénonce la mixité des pèlerinages – depuis longtemps objet de scandale – même si le hajj lui-même est, par définition, mixte, comme le soulignent les défenseurs de pèlerinages « secondaires ».
70Dans les réalités, il s’en faut de beaucoup que les discours de réforme ne soient appliqués : à cette époque, ce qui est condamné, c’est encore rarement le déplacement pérégrin ou les tombes de saints musulmans incontestés, mais plutôt l’objet du culte (un arbre sacré, le tombeau d’un saint sans identité historique, le culte des ancêtres) ou les pratiques elles-mêmes (le fait de faire la prière dans le tombeau, les vœux voués aux saints, les bougies ou les sacrifices d’animaux). Dans le soufisme réformé, on tolérerait d’entreprendre des pèlerinages aux mausolées pour peu qu’ils soient pieux, sobres, encadrés, sans manifestations intempestives et jugées immorales. On rencontre aussi dans les discours l’idée bien moderne d’inutilité : les pèlerinages entraînent des frais inutiles pour de pauvres pèlerins exploités par des cheikhs corrompus, au lieu que les sommes dépensées en pure perte ne soient mieux employées au relèvement de la nation et de la communauté en cette heure d’oppression coloniale.
Les pèlerinages aux 20e et 21e siècles : à l’heure du soupçon, des États-nations et de la mondialisation
71Si cette dernière partie est plus brève, à dessein, c’est qu’elle traite de questions à la fois mieux connues, mieux traitées dans les communications réunies dans ce volume et qu’il est beaucoup plus facile de trouver, ne serait-ce que sur Internet, une documentation sur les différents aspects dont nous ne donnerons ici que les grandes lignes.
La « fin des campagnes » ?
72Aux 20e et 21e siècles, la mutation essentielle qui décide en grande partie des évolutions culturelles et religieuses dans le monde musulman est d’abord une mutation démographique, celle d’une augmentation sans précédent de la population, avec un fort accroissement naturel et un fort taux de natalité, maintenu au moins jusqu’aux années 1980, voire davantage dans la péninsule Arabique et en Égypte. Cette explosion démographique s’accompagne d’une « fin (toute relative bien sûr) des campagnes » (nous reprenons ici le terme d’Eugen Weber) et d’une sortie du monde rural, à des dates variables et à des rythmes différents. L’année 1979 – celle de la révolution iranienne – correspond précisément au moment où le Moyen-Orient (sinon tout le monde musulman) devient majoritairement urbain. Si des pays comme le Maroc ou l’Égypte gardent une importante base rurale, d’autres s’urbanisent très rapidement, selon des normes inédites qui n’ont plus grand-chose à voir avec le modèle urbain des villes traditionnelles, comme les vieilles villes d’Alep et de Damas par exemple, ou les villes coloniales comme Casablanca. Tandis que les banlieues de Téhéran, d’Istanbul et du Caire s’étendent à perte de vue, avec leurs quartiers informels, les villes du Golfe deviennent des villes-champignons, avec leurs gated communities et leurs baraquements pour travailleurs immigrés. Des villes nouvelles apparaissent dans les pays les plus peuplés. Ni dans les quartiers informels ni dans les bidonvilles ou les villes nouvelles n’apparaissent de nouveaux mausolées ou de nouveaux pèlerinages : partout, c’est la mosquée qui tient lieu d’unique lieu saint, non le mausolée ou le sanctuaire désormais associés peu ou prou aux formes plus traditionnelles d’habitat. Pourtant, de nouveaux mausolées s’édifient dans tout le monde musulman sur la tombe des très nombreux saints musulmans du 20e siècle et du début du 21e siècle, en général des cheikhs soufis.
73Ces ruptures majeures et très rapides du déracinement rural et d’une urbanisation sans précédent causent des flux migratoires massifs : ceux qui vont des pays arabes vers le Golfe – modifiant profondément le sens du hajj – et ceux qui se dirigent d’une grande partie du Moyen-Orient vers « l’Occident » pour des raisons politiques (diaspora iranienne par exemple), mais le plus souvent économiques (migrations de travail) et liées aux conflits (Irak-Iran, guerre d’Afghanistan, guerre en Syrie et en Irak).
74La densification de l’habitat et de la population aboutit à la destruction ou à l’abandon de nombreux sanctuaires et à celle des paysages eux-mêmes dans lesquels s’inscrivaient ces sanctuaires. L’urbanisation et la modernisation à outrance accélèrent la mutation des grands pèlerinages urbains, dont certains sont devenus plus que jamais transnationaux : d’importants travaux de construction et d’aménagement rythment la vie des grandes villes de pèlerinage comme La Mecque ou Machhad, créant de nouveaux paysages et de nouveaux univers pour les pèlerins. Dans cet univers ultra-urbanisé, sécularisé et desservi désormais par l’avion davantage que par le train ou l’autocar, les pèlerinages transnationaux changent de sens : certains s’étiolent, d’autres renaissent ou naissent selon de nouvelles modalités, voire s’étendent pour conquérir de nouveaux territoires et de nouveaux publics en Europe ou aux États-Unis – suivant à la fois les mouvements des diasporas musulmanes vers « l’Occident » et l’apparition d’un nombre de plus en plus importants de convertis à l’islam.
75Avec l’urbanisation et la mondialisation, au long du 20e siècle, un très grand nombre des lieux saints associés à la nature ont disparu. C’est particulièrement frappant à La Mecque où la montagne désertique disparaît derrière les tours de béton et les hôtels de luxe, mais il en est de même pour des pèlerinages ruraux ou urbains de petite échelle, gagnés par la surpopulation, la densification, le trafic et les constructions. Il serait aisé de conclure à la disparition du contact terrestre, chtonien, que les ethnographes du 19e siècle associaient si souvent à la démarche pérégrine musulmane : et pourtant, l’on assiste parfois à des formes de renouvellement, dans la façon d’entrer en contact avec le saint par une manifestation concrète qui mobilise l’expérience physique et le toucher. Parfois ces réinventions font partie justement de l’expérience pérégrine renouvelée : les pèlerins musulmans, eux-mêmes désormais des urbains, nourrissent les pigeons de La Mecque, montent à l’église Saint-Georges de l’île de Büyükada, vénérée par les musulmans stambouliotes comme par les Grecs, pour voir la mer alentour13, descendent à Tunis dans l’ermitage du grand saint soufi Abou Hassan al-Chadhili (m. 1258), une grotte creusée dans le roc… Le pèlerinage reste une rencontre de la Création et de ses secrets, là où Dieu parle à l’homme.
76Dans le « monde musulman », les pèlerinages régionaux ou nationaux, avec leurs mausolées anciens chargés d’histoire, deviennent des éléments patrimoniaux constitutifs d’une mémoire régionale ou nationale, défendus comme tels ou combattus comme tels.
À l’heure du soupçon et des États-nations
77Au 20e siècle, après la chute de l’Empire ottoman et l’édification d’États dotés de frontières et de papiers d’identité, la notion de pèlerinage changea profondément. Les Lieux saints une fois conquis par les wahhabites se simplifièrent, surtout après la proclamation du royaume d’Arabie saoudite en 1932 : il n’était plus question pour les pèlerins – malgré de sourdes résistances – de visiter les mausolées du cimetière d’al-Baqi, le grand cimetière de Médine ou la tombe d’Ève à Jedda, mais seulement de pratiquer les rites du hajj, selon la pensée wahhabite. Les pèlerins maghrébins et les chiites duodécimains – dont deux imams étaient enterrés à al-Baqi – furent particulièrement affectés par ces mesures.
78Dans la condamnation wahhabite qui amena à raser peu à peu tous les lieux saints vénérés dans le Hedjaz, resta la notable exception de Médine et de la visite au tombeau du Prophète – même si la monarchie saoudienne veilla à réfréner les formes les plus enthousiastes de dévotion à la tombe. Le sens du pèlerinage, devenu plus facile et plus massif, se modifia dans le sens d’une unification des rites selon les diktats wahhabites comme dans les formes d’une manière de récupération touristique et consumériste qui s’affirma à la fin du 20e siècle et au début du 21e siècle surtout. Le hajj, à tout le moins la ‘umra, devenue plus accessible, n’était plus cet événement exceptionnel que l’on fait une fois dans sa vie, au risque de celle-ci, et – souvent âgé – dans la perspective des fins dernières, mais une excursion pieuse de type quasiment touristique, menée aussi par des jeunes ou de jeunes couples, et destinée à être réitérée.
79La Turquie kémaliste, pour des raisons diamétralement opposées à celles de l’Arabie saoudite, ferma les tombeaux et mausolées de saints, transformés en musées ou centres culturels, interdit les confréries qui perdirent tout soutien matériel. Ces interdits étatiques n’abolirent pas pour autant le culte des saints, notamment à la campagne ou auprès des sanctuaires liés à la nature – et la pratique consistant à nouer des rubans ou des fils dans des buissons pour symboliser un vœu se maintint solidement, de même que différents rameaux de la Naqshbandiyya subsistèrent dans la société profonde, voire dans « l’État profond ». C’est ce qui permit à partir de 1950 d’une façon timide, puis surtout à partir de 1980 et de la présidence de Turgut Özal, la résurrection, sous des formes différentes, des sanctuaires et des pèlerinages, comme celui au mausolée du grand poète Rumi à Konya ou à la tombe d’Eyyüp à Istanbul. S’y ajoutaient des manières de nouveaux lieux saints, comme la tombe d’Atatürk à Ankara, objet d’une réelle dévotion.
80De même, dans l’Asie centrale soviétique, malgré la politique antireligieuse de l’URSS et les répressions des années staliniennes, subsistèrent dans une certaine mesure cultes et pèlerinages : on les vit renaître d’autant plus vigoureusement à l’heure de l’éclatement de l’URSS qu’ils justifiaient les définitions nationalistes des républiques d’Asie centrale. Ces grands pèlerinages, transnationaux à l’époque où Aeroflot dominait la région, furent réinterprétés à la lumière de lectures nationalistes nouvelles : le mausolée de Baha al-Din Naqshband, à Boukhara, en Ouzbékistan, jadis commun à tous, est par exemple devenu un lieu saint ouzbek par excellence.
81Ailleurs, et notamment au Maghreb, les pèlerinages connurent une éclipse à l’heure des indépendances (années 1950-1960), avant de renaître à partir de la fin des années 1980-1990. Comme ils avaient été souvent soutenus par les puissances coloniales (pour mieux les contrôler), les pèlerinages aux tombes des saints n’avaient pas bonne presse à l’heure des indépendances, non plus que les confréries soufies supposées avoir docilement obéi au pouvoir colonial, d’autant que les nationalistes qui accédaient au pouvoir, en Algérie comme dans tout le Maghreb, étaient profondément imprégnés par la pensée réformiste. Ils avaient épousé l’idée devenue commune que soit le soufisme dans son ensemble, soit à tout le moins les rites de la religion populaire avec ses nombreux pèlerinages étaient signe et stigmate d’arriération, freins à l’islam réformé et moderne qui permettrait d’assurer l’indépendance du pays. Bien sûr, ce mouvement de condamnation n’allait pas sans ambiguïtés : si Bourguiba, dans la Tunisie indépendante, transformait certains sanctuaires en coopératives ou centres culturels, il en préserva d’autres – les plus importants – et se fit édifier bien avant sa mort un mausolée qui ressemble de près à celui d’un saint musulman. Nasser, achevant d’édifier un islam d’État qu’avait déjà bâti la monarchie égyptienne, affichait une image moderne, mais favorisa le culte de saints musulmans comme Ahmad Radwan (m. 1967) et c’est sans doute sous sa présidence que le mouled de Tanta connut son apogée en termes de nombre de visiteurs et de faste donné par l’État et le gouvernorat local à la célébration. Après 1967 ou 1979, le nouvel essor des confréries soufies et des pèlerinages dans beaucoup de pays arabes fut strictement parallèle à celui de l’islamisme : c’étaient là deux visages du « retour de l’islam » qui se manifestaient. Ces mouvements parallèles n’étaient pas contradictoires : outre qu’ils avaient parfois partie liée – certains cheikhs soufis pouvant aisément être classés comme islamistes –, ils visaient à retrouver ou fortifier une manière d’identité religieuse que l’on estimait perdue ou menacée par l’occidentalisation.
Nouveaux combats, nouvelles résistances et résiliences
82La réhabilitation des pèlerinages aux mausolées des saints par les États musulmans à la fin du 20e siècle et au début du 21e siècle s’accompagnait d’une réforme des pèlerinages et des pratiques pèlerines par l’islam étatique qui décerne autorisations, permis de construire et de rénover. Dans certains pays, le tourisme, parfois la folklorisation de pèlerinages associés à la dimension traditionnelle et à des populations, vint ajouter une nouvelle dimension patrimoniale aux pèlerinages et fêtes pèlerines. C’est notamment le cas des moussems marocains. Cette nouvelle politique était l’incontestable reflet d’une certaine marginalisation sociale, mais aussi d’un changement de la valeur attribuée aux pèlerinages : naguère stigmate d’arriération rurale en voie de disparition, le pèlerinage devenait conservatoire de valeurs traditionnelles dont on exprimait désormais, à partir de la ville, la nostalgie, celle des origines, du village, de la famille élargie et de la confrérie. Une telle nostalgie qui n’allait pas sans reconstructions et « invention de la tradition » disait quelque chose de l’ampleur du déracinement des sociétés musulmanes.
83Plus profondément, il était devenu patent qu’un combat sur la définition de l’islam se jouait au début du 21e siècle. Tandis que les oukases salafistes se multipliaient pour condamner le culte des saints, tandis que les Frères musulmans au pouvoir en Égypte menaçaient – sans passer à l’acte – d’interdire les mouleds, les jihadistes de « l’État islamique » (Daech) décapitaient oulémas traditionnels et cheikhs soufis des villes syriennes ou irakiennes conquises tout en détruisant méthodiquement les mausolées des saints musulmans, en même temps que des églises et des vestiges archéologiques en Syrie. Entre l’oukase nivelant des salafistes et jihadistes, d’une part, et l’attachement aux origines, au lieu et à une histoire, d’autre part, c’est un grand combat sur la définition de l’islam – local ou global, unitaire ou plural – qui se joue. C’est la vitalité même des pèlerinages et leur importance pour l’histoire et la définition de l’islam qui expliquent la virulence des destructions, comme à Tombouctou.
84Pour revenir au début de notre réflexion, le pèlerinage est lié au lieu, au temps, au partage et à la rencontre. Reste à savoir si, dans un monde en mutation accélérée, l’interruption même temporaire de la plupart des pèlerinages (le hajj, comme les moussems marocains ou les mouleds égyptiens) pour cause d’épidémie de coronavirus aura des conséquences, quand la plupart des pèlerinages chiites en Irak et en Iran sont peu ou prou maintenus. Au-delà de la question des pèlerinages en islam, c’est l’aptitude au partage et à la façon de faire société qui est questionnée.
85On aura compris que le mot « pèlerinage », inévitable dans notre langue, est peu adapté aux réalités des déplacements dévots du monde musulman, à leur variété historique, géographique et anthropologique. On ne peut généraliser facilement quand on étudie d’un côté le hajj (le Pèlerinage), de l’autre des ziyârât (les pèlerinages), mais aussi les mawâsim ou les mawâlid (les fêtes pèlerines) : pourtant on ne saurait non plus dissocier ces phénomènes, dont nous avons montré les liens dans l’imaginaire, dans la pratique, dans la réalité même du hajj, puisque celui-ci implique presque toujours au moins une ziyâra, celle du Prophète, emblème de tant d’autres ziyârât aux tombeaux de saints hommes dans le monde musulman.
86On retrouve les mêmes difficultés quant à l’approche : le pèlerinage – hajj ou mouled – doit-il être abordé comme un « fait social total » ? Comme une possibilité de micro-storia – qui ne raconte finalement et minutieusement qu’une histoire, la plus locale possible – ou au contraire comme l’expression de l’islam global, avec ses réseaux de savants et de négociants, ses circulations à grande échelle, ses manifestations transnationales ?
87Espérons au moins avoir convaincu l’auditeur – désormais le lecteur – que, si elle a son autonomie, l’histoire religieuse et culturelle n’est pas dissociable de l’histoire sociale, économique et politique. Qu’il faut croiser terrain et sources textuelles, éventuellement les archives lorsqu’il en existe.
88Constatons enfin que la « dictature du lieu » (le diktat : « il faut y aller ») reste une caractéristique du pèlerinage musulman, à cause de l’obligation du hajj comme pilier de l’islam, à cause de l’absence d’un culte des reliques ou d’un culte des icônes. Cette « dictature du lieu » s’étend aux visites pieuses. Malgré les possibles visites virtuelles, le modèle mecquois a imposé une démarche pérégrine éminemment concrète et même tactile, qui, avec ses itinéraires et ses fatigues, ses joies et ses manifestations (danse et musique), est marquée par une forte dimension sensuelle. Dans le rite se niche ce qui est au-delà du rite : la fatigue et le compagnonnage du voyage, l’installation sur place, la visite pieuse et la rencontre, le retour chez soi avec des témoignages qui attestent la visite et diffusent une baraka portative.
89Une conclusion simple : on ne peut faire l’étude des pèlerinages sans celle des pèlerins. Lors de l’épidémie du coronavirus, l’interruption des pèlerinages aux Lieux saints – y compris de la ‘umra – a montré une Kaaba isolée et esseulée sur Makkah TV : une telle image a permis de vérifier cette vérité, qu’il n’y a pas de lieu saint sans pèlerins.
Prière devant la Kaaba après l’interdiction de la ‘umra. La Mecque, 6 mars 2020
Photographe Stringer/Reuters
Notes de bas de page
1 Dominique Julia, « Pèlerinage », Dictionnaire des faits religieux, Régine Azria et Danièle Hervieu-Léger (dir.), PUF, 2010, p. 864-870. Alphonse Dupront, Du Sacré. Croisades et pèlerinages, images et langages, Gallimard, 1987.
2 Catherine Mayeur-Jaouen, « Les pèlerinages en islam », Guide encyclopédique des religions, Frédéric Lenoir et Ysé Tardan-Masquelier (dir.), Bayard-Le Centurion, 1996, p. 1983-1987.
3 Maurice Gaudefroy-Demombynes, Le Pèlerinage à La Mekke. Étude d’histoire religieuse, Porcupine Press, 1977 [1923] ; Gustave Edmund von Grunebaum, Muhammadan Festivals, Curzon Press, 1981 [1951].
4 Pour nous contenter de la littérature en français, le meilleur ouvrage et le mieux construit reste celui de Henri Chambert-Loir et Claude Guillot (dir.), Le Culte des saints dans le monde musulman, Presses de l’École française d’Extrême-Orient, 1995. Il faut aussi citer Mohammad Ali Amir-Moezzi (dir.), Lieux d’islam. Cultes et cultures de l’Afrique à Java, Autrement, 2005 [1996] ; et, plus récent, Sylvia Chiffoleau et Anna Madœuf (dir.), Les Pèlerinages au Maghreb et au Moyen-Orient, Institut français de Damas, 2005. [En ligne] https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/books.ifpo.1198
5 Voir Mohammad Ali Amir-Moezzi (dir.), Le Voyage initiatique en terre d’islam. Ascensions célestes et itinéraires spirituels, Cerf, 2015 [1996].
6 Catherine Mayeur-Jaouen, Al-Sayyid Ahmad al-Badawi. Un grand saint de l’islam égyptien, Institut français d’archéologie orientale, 1994, et Un pèlerinage légendaire en islam. Le mouled de Tantâ, du xiiie siècle à nos jours, Aubier, 2004.
7 Peter Brown, Le Culte des saints. Son essor et sa fonction dans la chrétienté latine, trad. française Aline Rousselle, Cerf, 1996 [1981].
8 Henri Chambert-Loir et Claude Guillot (dir.), op. cit. ; Mohammad Ali Amir-Moezzi (dir.), Lieux d’islam, op. cit.
9 Dionigi Albera et Maria Couroucli (dir.), Religions traversées. Lieux saints partagés entre chrétiens, musulmans et juifs en Méditerranée, Actes Sud/MMSH, 2009.
10 Marie-Paule Hille, « Le Xidaotang, une existence collective à l’épreuve du politique. Ethnographie historique et anthropologique d’une communauté musulmane chinoise (Gansu, 1857-2014) », thèse de doctorat, École des hautes études en sciences sociales (Paris).
11 Suraiya Faroqhi, Pilgrims & Sultans. The Hajj under the Ottomans, I.B. Tauris, 2014 [1996].
12 Catherine Mayeur-Jaouen, « Pèlerinages », Dictionnaire de l’Empire ottoman, François Georgeon, Nicolas Vatin et Gilles Veinstein (dir.), Fayard, 2015.
13 À ce sujet, voir la contribution de Manoël Pénicaud dans ce volume.
Auteur
Historienne, professeure à Sorbonne Université

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