Chapitre 1
La tradition musicale flétrie
p. 24-51
Texte intégral
Aucun souffle de préhistoire ne l’enveloppe plus. Aucune aura.
Walter Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens », Œuvres, III
1Plus d’un siècle après l’introduction de l’enregistrement musical dans le monde arabe et son enracinement dans son paysage culturel, la tradition musicale orale s’en trouve aujourd’hui profondément subvertie. Non seulement les formes musicales ayant intégré les transformations esthétiques provoquées par l’enregistrement musical sont devenues partie intégrante de la culture mais elles prédominent de surcroît sur l’ensemble du champ musical. Le disque peut ainsi être considéré comme une allégorie d’un nouveau mode socioculturel au sein duquel la tradition musicale orale s’est transmuée : la modernité.
2Après l’examen de la nature particulière de cette nouvelle technique musicale (l’enregistrement sonore), on s’arrêtera sur ce qui remplissait la forme musicale de tradition orale d’une expressivité particulière, puis on analysera plus concrètement trois aspects symptomatiques de son désenchantement : l’importance donnée à la rationalité esthétique ; la rupture du caractère homogène de la forme de tradition orale ; la réification ou le figement de certains éléments du contenu esthétique.
Le disque : une technique musicale « émancipée »
3Les premiers enregistrements musicaux dans le monde arabe sont réalisés en Égypte, en 1903. Très rapidement le disque s’insère dans la vie musicale locale. Ce processus est accéléré par la commercialisation du disque 78 tours, alors nettement moins cher que son prédécesseur, le support cylindrique. Un chiffre rapporté par Frédéric Lagrange témoigne de cet enracinement : 100 000 disques, à savoir le nombre des ventes que la firme française Odéon envisageait pour son contrat conclu en 1906 avec le célèbre chanteur égyptien Salama Higazi (Lagrange 1994, 129)1.
4Aussitôt, une série de transformations apparaît dans la pratique musicale traditionnelle. Du côté de la performance comme du côté de la transmission, le disque provoque une césure. Les premiers chanteurs qui sont passés par le studio d’enregistrement auraient ainsi éprouvé une sorte de gêne en l’absence du public, à tel point qu’ils ont dû convoquer des accompagnateurs en guise d’auditoire (Lagrange 1994, 171). Tandis que la performance traditionnelle orale nécessite la proximité, l’enregistrement instaure une distance potentielle. La communauté de l’écoute exaltée par le caractère singulier et éphémère de la performance de tradition orale ira ainsi s’amenuisant, comme en atteste la disparition de certaines figures musiciennes qui, note Lagrange, « étaient chargé[e]s de répercuter et de transmettre dans les milieux populaires et dans les zones les plus reculées du pays les créations du Caire » (Lagrange 1994, 133). Du côté de la transmission, le support technique de l’enregistrement se substitue progressivement au dépositaire traditionnel du legs musical qui, dans le contexte de l’oralité, coïncide avec la personne qui le possède de mémoire. Là aussi, le caractère organique de la transmission musicale s’en trouve profondément affecté2.
5Le disque s’interpose ainsi comme technique intermédiaire au cœur de la pratique musicale de tradition orale et en perturbe, ce faisant, le continuum social. Toutefois, ce n’est pas simplement en tant que technique que le disque provoque une rupture dans l’univers de la tradition musicale orale. Car, après tout, la technique est inhérente à l’art, celui-ci n’étant qu’artefact, c’est-à-dire un artifice techniquement fabriqué ; elle en est même un moteur. Qui plus est, toute technique – mots, sons, figures plastiques, etc. –, par définition, rompt l’expression intérieure du sujet. Theodor Adorno écrit à cet égard que « la technicisation, prolongement du bras du sujet dominateur de la nature, arrache les œuvres d’art au langage immédiat du sujet » (Adorno 2011, 94). En musique, on peut penser à l’instrument qui se substitue à la voix, la notation musicale qui prolonge la mémoire orale et la contrebalance. Dans l’histoire culturelle du monde arabe, on peut également considérer tout le corpus théorique sur la musique et sa rationalisation comme l’expression d’une technicisation3. En fait, il n’y a rien d’antinomique en principe entre art et technique, ils sont plutôt inextricables.
6Pourtant, il semble en aller autrement du disque dans le contexte d’une tradition musicale orale, sauf à considérer qu’il en bouleverse le régime. C’est qu’il fait figure d’une rupture tout aussi abrupte qu’intégrale, et cela à double titre : en tant qu’instance d’objectivation et, surtout, en sa qualité de marchandise4.
7D’un côté, en tant que support d’objectivation, le disque renverse le statut ontologique de la forme musicale dans une culture de l’oralité. Il importe de rappeler que, dans une tradition orale, la forme musicale n’a de réalité matérielle qu’au moment où elle est jouée ou chantée. Certains éléments constitutifs peuvent, le cas échéant, y tenir lieu de support d’objectivité matérielle, comme le texte chanté quand il est transcrit. Mais la forme proprement musicale, elle, demeure diffuse dans la virtualité de la mémoire orale de ceux qui la portent, mémoire subjective et mouvante dont elle reste dépendante. L’avènement de l’enregistrement sonore met abruptement fin à cet état : la forme musicale acquiert dès lors une réalité matérielle propre et indépendante, et s’affranchit potentiellement ainsi du milieu communautaire dans lequel elle demeurait enclose.
8D’un autre côté, étant donné qu’il n’est apparu qu’en tant que marchandise sous régime capitaliste, le disque porte ce renversement ontologique à une dimension universelle, le capitalisme étant de portée universelle. Dans cette mesure, il ne s’agit plus d’une technique domptable que la pratique musicale assimile à son service, mais d’une technique sur laquelle la musique, pour ainsi dire, n’a pas grande maîtrise. Dans son essai célèbre l’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, Walter Benjamin parle de la technique dans la modernité, plus généralement, en termes de « technique émancipée » (Benjamin 2000e, 80). Aussi bien, tout en reconnaissant le fait que la reproductibilité technique a toujours été inhérente à l’art, Benjamin souligne qu’elle n’est devenue universellement cruciale qu’à l’époque moderne (Benjamin 2000d, 273). Il assimile alors la technique à une seconde nature, en référence à la théorie marxiste sur ce sujet, notion qui désigne la réalité engendrée par l’homme, qui cependant lui devient étrangère, qui lui échappe en quelque sorte : « Cette technique émancipée s’oppose à la société actuelle comme une seconde nature, non moins élémentaire […] que celle dont disposait la société primitive » (Benjamin 2000e, 80).
9C’est ainsi que l’introduction du disque dans le paysage musical de l’Égypte du début du xxe siècle capta une bonne partie de l’activité musicale. Du moins cela a dû concerner, d’après Lagrange, le milieu de la musique savante profane : « La quasi-totalité du répertoire khédivial [seconde moitié du xixe siècle] fut gravée entre 1903 et 1912 » (Lagrange 1994, 144). Mais la machine technique ne s’est pas arrêtée simplement à la subsomption du legs du passé. Peu à peu, elle s’est infiltrée en plein cœur des habitudes musicales locales. Le motif n’en fut rien d’autre qu’économique : à mesure que les musiciens se liaient économiquement aux compagnies du disque, ils en devenaient dépendants. Lagrange expose tout un processus financier au terme duquel un certain nombre de musiciens, en s’enrichissant, se passèrent des ressources que leur permettait le milieu traditionnel, dont principalement le mécénat et la guilde des musiciens professionnels ; ils défirent, ce faisant, le rapport de dépendance qui les liait au milieu traditionnel. C’est ainsi que l’industrie du disque a dû renforcer son pouvoir décisionnel sur la pratique musicale en instaurant, par exemple, la propriété artistique, corollaire immédiat de la propriété lucrative. Par suite, l’acte de la réappropriation continue de la même forme, par plusieurs musiciens, procédé fondamental dans la pratique musicale de tradition orale, cessa d’être spontané : « Non seulement il devint impossible pour un artiste non lié à la compagnie propriétaire d’enregistrer à l’extérieur une composition aux droits réservé mais il lui était aussi impossible de l’interpréter au cours de concerts publics. » (Lagrange 1994, 199) De plus, avec la propriété artistique, l’industrie du disque introduisit ce que Lagrange appelle « commissionage », une sorte de gestion en amont de la production musicale, conséquence immédiate de la rationalisation du travail sous le capitalisme : « C’est désormais la compagnie qui se charge de mettre en relation auteurs, compositeurs, vocalistes et instrumentistes, dont les rôles respectifs tendent à se définir plus clairement. » (Lagrange 1994, 155) Ainsi l’enregistrement prend progressivement une place prépondérante dans la pratique musicale orale, quand il n’en devient pas la finalité.
10Certes, la part de la vie musicale concernée par l’enregistrement était encore limitée à cette époque, étant donné les moyens techniques encore rudimentaires et les choix restrictifs des répertoires enregistrés. Mais avec le progrès technologique de ces dernières décennies, notamment avec la révolution des moyens de communication, il est indéniable qu’aujourd’hui la reproductibilité embrasse, du moins potentiellement sinon réellement, la totalité de l’activité musicale. De sorte qu’on peut parler d’une véritable duplication : une pratique effective aussitôt doublée par sa copie enregistrée. Même les prestations musicales les plus privées sont devenues susceptibles d’être partagées au moyen de caméras portables personnelles. Walter Benjamin soulignait déjà dans les années 1930 que « rendre les choses spatialement et humainement “plus proches” de soi, c’est chez les masses aujourd’hui un désir tout aussi passionné que leur tendance à déposséder tout phénomène de son unicité au moyen d’une réception de sa reproduction » (Benjamin 2000d, 278). Autant dire que l’évaluation de Benjamin sur le caractère décidément universel de la technique de la reproductibilité sous le capitalisme s’est confirmée.
11L’objectivation généralisée de la musique de tradition orale par l’industrie du disque ou par les autres moyens techniques d’enregistrement, loin d’être un phénomène extérieur à la forme musicale ou qui ne la touche que subsidiairement, l’atteint en profondeur : la forme se désenchante, c’est-à-dire que quelque chose de son potentiel expressif, sinon faiblit, du moins s’altère considérablement. Nous entendons par « désenchantement » la notion par laquelle Max Weber désigne les effets de la rationalisation et de la technicisation croissantes sur le monde et sur sa perception (Weber 1963, 70). On s’intéressera plus précisément à la pensée de la théorie critique – Walter Benjamin et Theodor Adorno particulièrement – qui s’inspire de la pensée de Max Weber et applique la notion de désenchantement au domaine de l’art, en l’articulant avec la critique de la marchandise. Écartons dès maintenant cet éventuel a priori : dans la pensée de la théorie critique, le phénomène du désenchantement dans l’art n’appelle aucune nostalgie qui placerait l’art du passé au-dessus de celui de l’époque moderne, mais annonce simplement un nouveau mode artistique sous de nouvelles conditions culturelles – la modernité.
Le caractère « enchanté » de la musique de tradition orale
12Dans la mesure où la duplication de la musique de tradition orale est devenue à tout moment possible, la rupture occasionnée par l’enregistrement musical dans le continuum communautaire tend à se généraliser. La forme musicale n’est donc plus enchâssée et retenue dans le tissu de son milieu social, mais se voit dédoublée, transplantée dans une sphère extérieure, celle de la commercialisation au premier chef. Pour Walter Benjamin, c’est là une condition décisive dans l’histoire de l’art qui, fût-elle extraesthétique (en dehors de la forme), n’est cependant pas sans affecter la forme d’art en elle-même.
13La première altération que subit l’œuvre d’art est exprimée par Benjamin en termes de « manque » : « À la plus parfaite reproduction, il manquera toujours une chose : le hic et nunc de l’œuvre d’art – l’unicité de son existence au lieu où elle se trouve » (Benjamin 2000d, 273). Il paraît étrange au premier abord de voir dans la simple duplication, pourtant supposée techniquement parfaite, une quelconque altération intrinsèque. Pour rendre compte de la teneur de ce « manque », Benjamin introduit le concept d’aura : « Ce qui dépérit dans l’œuvre d’art, c’est son aura » (Benjamin 2000d, 276). Il en reprend la même définition que dans son essai antérieur sur la photographie : « On pourrait la définir comme l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il » (Benjamin 2000d, 278). C’est donc une certaine qualité particulière de l’œuvre qui serait affectée suite à sa reproduction en série, qualité qui faisait son autorité en la faisant apparaître nimbée d’une ampleur singulière, renvoyant au-delà de sa simple présence – à un lointain. Il est clair que, dans le cadre de la réflexion sur la reproductibilité technique, cette qualité est liée à la condition de l’unicité, au hic et nunc dans lequel se trouve rattachée l’œuvre auratique. Cette condition est qualifiée par Benjamin d’« authenticité » : « Le hic et nunc de l’original constitue ce qu’on appelle son authenticité. […] Tout ce qui relève de l’authenticité échappe à la reproduction » (Benjamin 2000d, 274). À ce stade de la définition, la forme musicale dans l’oralité peut être considérée comme fondamentalement auratique dans la simple mesure où elle est ontologiquement enclose dans l’espace-temps de son apparition, l’intervalle fugace où elle s’évanouit sitôt qu’elle apparaît. On comprend dès lors le manque dont souffrirait la musique de tradition orale une fois enregistrée et diffusée : la pérenniser, cela reviendrait à lui ôter l’autorité de sa fugacité et de son irréductibilité.
14Cependant, Theodor Adorno, en reprenant à son compte le concept de l’aura, insiste sur le fait que la condition ontologique de l’unicité est insuffisante pour en rendre compte. Pour lui, l’aura d’une chose émane de la chose elle-même : « Selon la thèse de Benjamin, ce n’est pas seulement le hic et nunc de l’œuvre qui constitue son aura, mais ce qui, en elle, dépasse toujours son caractère de pur donné, son contenu » (Adorno 2011, 73). Il ne s’agit pas, pour lui, d’une condition extrinsèque ou passée, dans le sens « inapprochable », mais d’une qualité intrinsèque, c’est-à-dire esthétique, participant du « contenu ». Il s’agit pour lui d’un élément irréductible dans la chose : « Ce constituant de l’art […] est justement celui de la chosalité de l’œuvre échappant à la saisie de sa matérialité » (Adorno 2011, 380). Pour éclairer ce point, Adorno renvoie à l’expérience énigmatique que l’on fait face à la nature. Selon lui, le lointain que l’on éprouve à travers l’objet auratique trouve son modèle « dans l’expression de la mélancolie ou de la sérénité que l’on puise dans la nature quand on ne la considère pas comme un objet d’action. L’éloignement auquel Benjamin attache une telle importance dans le concept d’aura est le modèle rudimentaire de la distanciation à l’égard des objets naturels » (Adorno 2011, 380). Pour les deux philosophes, l’aura de l’artefact artistique procède de l’objectivation d’une telle expérience de la nature dans le domaine de l’art. Benjamin en parle en termes de « transfert […] entre l’inanimé – ou la nature – et l’homme » (Benjamin 2000g, 382) ; Adorno en termes de « reflet de l’humain qui s’objective en [les œuvres d’art] » (Adorno 2011, 150). Le concept de l’aura vient, du reste, trancher la question de savoir si le sentiment du lointain que l’on éprouve dans l’art – dans telle mélodie, telle figure plastique, telle image poétique, procède de la subjectivité (des projections personnelles) ou plutôt de l’objectivité (la constitution de l’objet lui-même) : de la seconde primordialement, donc. Encore faut-il préciser que, selon cette pensée, l’objectivité est entendue dans le sens du social, du culturel et non d’une quelconque propriété physique. Le sentiment de l’aura provient de l’objet, donc, en tant que celui-ci est le réceptacle, ainsi que le témoin, d’une expérience sociale transmise, d’une mémoire culturelle, de l’humain.
15Or rien n’est plus marquant pour la forme musicale de tradition orale que cette présence de l’humain : elle en regorge, au sens tout aussi propre que figuré. Pendant la performance, elle est étroitement mêlée à la présence participative des hommes. Non seulement cette présence la suscite et l’anime mais elle l’imprègne dans sa propre facture. L’ouverture et l’adaptabilité que la forme musicale de tradition orale maintient face à son extérieur, notamment à travers la part qu’elle réserve à l’improvisation, sont la marque de cette présence communautaire ; cela se manifeste par les inflexions provoquées lors des interactions entre les musiciens et l’auditoire. Ainsi, la musique de tradition orale est éminemment auratique, non seulement en raison de son être fugace, mais, essentiellement, en vertu de la présence humaine dont elle est irriguée.
16Unicité et noyau humain dans la tradition musicale orale sont de surcroît étroitement liés. Non seulement la forme musicale de tradition orale, pour se déployer, réclame la présence communautaire qui la suscite, l’anime et l’imprègne, mais, en raison justement de son être éphémère, elle en a également besoin pour durer, pour se transmettre. Walter Ong note que « dans une culture orale, une fois acquis, le savoir devait être constamment répété au risque de se perdre » (Ong 2014, 44). Dans ce sens, la transmission est tout autant empreinte de présence humaine que la performance. Ainsi, en amont comme en aval, du côté de la transmission comme du côté de la performance, la présence humaine enveloppe la forme musicale de tradition orale si intimement qu’elle y imprime sa marque – « comme le potier laisse sur la coupe d’argile l’empreinte de ses mains », écrit Benjamin au sujet du conteur (Benjamin 2000b, 127). Aussi la présence humaine dans la forme musicale de tradition orale peut-elle être envisagée non simplement au sens propre (une présence réelle) mais comme une sédimentation permanente de l’expression humaine à même la forme sans cesse reprise et réappropriée. C’est bien ce noyau objectivé de la présence humaine qui est un constituant du lointain auratique de la musique de tradition orale. Et c’est sans doute la raison pour laquelle la tradition, afin de préserver ce noyau essentiel du legs musical, a toujours manifesté une implacable intransigeance quant aux procédés de sa transmission, souvent de manière rigoureusement ritualisée (During 1995, 348).
17Autant le noyau auratique de la musique de tradition orale se nourrit de la présence humaine, autant en retour, donc, il resserre autour de lui cette même communauté qui le recueille. Transmission et témoignage historique sont ainsi assurés, ceux-là mêmes qui, selon Benjamin, caractérisent la valeur d’authenticité associée à l’aura : « Ce qui fait l’authenticité d’une chose est tout ce qu’elle contient de transmissible de par son origine, de sa durée matérielle à son pouvoir de témoignage historique » (Benjamin 2000d, 275). À ce titre, il y a tout lieu de voir une concordance entre le concept benjaminien de l’aura et ce que l’on considère être la quintessence de l’expérience esthétique dans les traditions musicales du monde arabe et musulman, à savoir cette sorte de transport esthétique qu’on nomme diversement wajd (Rouget 1990, 454), hâl (During 1995, 162) ou tarab (Rouget 1990, 518 ; Lambert 1997, 225), expérience qui, de même, ressortit à l’effleurement d’un lointain. On en parle respectivement, en effet, en termes d’« état de […] “disparition” des qualités humaines en Dieu » (Rouget 1990, 462), de « remonter à l’origine » (During 1995, 177) et de « shawq » (nostalgie) (Racy 2003, 204). Que le lointain soit assimilé au divin, à quelque autre origine insondable ou apparaisse sous forme de désir nostalgique, cela atteste indéniablement du caractère auratique des musiques de tradition orale dans les mondes arabe et musulman.
18On comprend maintenant ce qu’implique plus profondément la reproduction en série de la musique de tradition orale : elle quitte le domaine de la tradition dans la mesure où elle se coupe de l’expérience communautaire qui l’enveloppait et qui, par suite, la maintenait nimbée d’une ampleur irréductible – son aura enchanteresse. Walter Benjamin l’affirme sans équivoque : « On pourrait dire, de façon générale, que la technique de reproduction détache l’objet reproduit du domaine de la tradition. » (Benjamin 2000d, 276) La chose essentielle qui manquerait à la forme musicale de tradition orale enregistrée, c’est la vitalité de la présence humaine dont elle s’imprégnait, et qui se traduisait notamment par sa variabilité permanente. Or, la forme musicale enregistrée, en même temps qu’elle se détache de son milieu, se fige littéralement dans le support technique. Mais ce n’est pas le figement en soi qui conduit à ce que l’on peut nommer désenchantement de la forme musicale. Car on pourrait objecter que ce n’est à la rigueur qu’une réplique, que le résultat est en dernier ressort le même. Seulement, l’altération que subit la musique de tradition orale enregistrée et massivement diffusée est moins immédiate que rétroactive. Benjamin résume ce processus par la formulation suivante : « De plus en plus, l’œuvre d’art reproduite devient reproduction d’une œuvre d’art conçue pour être reproductible. » (Benjamin 2000d, 281) Le même processus est exprimé par Philippe Vigreux dans le contexte de l’Égypte : « Peu à peu, l’industrie phonographique gouvernant le marché, le disque va générer sa propre esthétique. La compagnie demande des produits faits pour le disque. » (Vigreux 1991, 64) Ainsi, plus la forme musicale de tradition orale intègre la sphère de la reproduction technique, plus elle se transforme, et plus cette transformation, à cause du caractère universel et massif de la reproduction et de la diffusion, se répercute en retour sur la pratique vivante de la musique. Trois symptômes sont caractéristiques de ce phénomène de désenchantement : l’accroissement de la rationalité esthétique, l’irruption de l’hétérogène et la réification marchande.
Une rationalité esthétique accrue
19À mesure que la musique de tradition orale intégrait la sphère des techniques de l’enregistrement et de la diffusion, elle en subissait la rationalité qui leur est propre. Cela concerne d’abord la contrainte temporelle. En effet, une fois tournée vers la machine d’enregistrement, la forme musicale de tradition orale ne peut plus jouir du temps ouvert de la performance directe et interactive, mais doit adapter sa durée à celle du support technique. Il semble qu’un tel rapport rationalisé au temps musical était si inhabituel pour les musiciens égyptiens du début du xxe siècle qu’il fallait recourir à un souffleur ou un chronomètre vibreur qui leur indiquait les tournures prévues dans la forme (Lagrange 1994, 167, 170). Les musiciens finirent par intégrer eux-mêmes cette rationalité temporelle en se mettant à concevoir à l’avance la forme à enregistrer, comme le note Victor Sahhab : « Il fut dès lors nécessaire à qui veut graver un chant sur le disque de le préparer avec précision et soin. Il lui fallut savoir le nombre de fois où le chœur va intervenir ainsi que la durée approximative de tel ou tel couplet. » (Sahab 1997, 16)
20Pour rendre compte de la rationalité croissante dans la forme musicale, on comparera deux versions d’une même forme qasîda intitulée Arâka ‘asiyya al-dam‘i, enregistrées respectivement par Abd al-Hayy Hilmi en 19085 et par Oum Kalthoum vers la fin des années 19206. On rappelle que la qasîda égyptienne mesurée (muwaqqa‘a) est une forme vocale semi-improvisée, balisée par un petit refrain stéréotypé appelé dûlâb al-‘awâdhil (Abou Mrad 2005b, 210). Celle analysée ici chante quelques vers d’un poème d’Abu Firas al-Hamadani (xe siècle) portant le même titre (Hamadani 1994, 162‑166).
21Malgré la vingtaine d’années qui séparent les deux versions et les changements adoptés entre-temps dans les procédés de l’élaboration de la forme, on y retrouve toutefois quelques éléments formels communs qui attestent du fait que l’esprit de la réappropriation était encore en vigueur (figure 1).
22Mais, pour tout le reste, les deux versions divergent. Rien que d’un point de vue chronométrique, les sections de la version d’Oum Kalthoum sont nettement plus calibrées que celles de la version de Hilmi. Elles sont d’une durée variant entre 42 secondes et 1 minute 10, alors que dans la version de Hilmi, la dissymétrie temporelle est telle qu’une section de 2 minutes 22 (vers 2) pouvait coexister avec une autre de 15 secondes (vers 23) (figure 2).
23Il en est de même pour la répartition du matériau modal. En effet, mis à part le maqâm bayyâtî qui occupe 2 minutes 23 au début de la version d’Oum Kalthoum, la durée des différentes autres couleurs modales reste comprise entre 29 secondes et 1 minute. On est ainsi loin de la disproportion caractéristique de la version de Hilmi dans laquelle le bayyâtî occupe la majeure partie de la pièce, avant que quelques autres couleurs modales ne viennent se succéder hâtivement vers la fin (figure 3).
Figure 1 : Éléments formels communs aux deux versions de qasîdat Arâka ʿasiyya al-damʿ

Figure 2 : Différence du calibrage temporel entre deux versions de qasîdat Arâka ‘asiyya al-dam‘i

Figure 3 : Différence de la répartition modale entre deux versions de qasîdat Arâka ‘asiyya al-dam‘i

24Le fait est que les deux versions témoignent d’un changement décisif dans la manière d’élaborer la forme. D’un mode d’élaboration qui privilégie la réappropriation improvisée, on est passé à un régime esthétique qui établit une nette séparation entre la composition et l’interprétation, deux catégories confondues antérieurement (Lagrange 1994, 188). La version d’Oum Kalthoum a, en effet, un compositeur7. La parfaite concordance dans l’enregistrement entre la chanteuse et les instrumentistes en est un indice immanent, alors que les instrumentistes dans la version de Hilmi demeurent souvent dans l’expectative, en retrait derrière le chanteur qui est le seul meneur en temps réel de la trame formelle. De toute façon, la fixation de la forme sur le disque consacre littéralement cette séparation entre l’œuvre et son interprétation. Déjà, en accommodant la temporalité musicale à celle implacablement rationnelle de la machine, le musicien ne fait que réduire la part de sa propre subjectivité au profit d’une organisation formelle plus objective de la musique, organisation qui l’unifie davantage. La rationalité technique est ainsi transférée au sein de la forme qui l’adapte à ses propres éléments musicaux. Elle devient rationalité esthétique. On peut dire, du reste, que le disque n’est plus seulement un contenant physique de la forme, mais prend part aussi à son contenu8.
25La tendance à l’objectivation musicale semble toutefois puiser sa source au-delà d’un rapport immédiat à la technique. La rupture de la symbiose entre le musicien et l’œuvre pourrait être symptomatique d’un phénomène anthropologique plus général qui a dû concerner une sorte de « distance » qui se serait creusée entre sujet et objet au sein de cette culture. La manière même dont on a commencé à percevoir le legs musical traditionnel semble avoir notoirement changé : on éprouva à son égard une certaine lassitude. Lagrange recueille quantité de propos d’intellectuels, de critiques et de journalistes qui, à partir de la fin des années 1910, vont tous dans le même sens : on parle de la musique du passé en termes d’« ennui », de « lassitude », de « monotonie », de « répétitivité », de « sclérose » et de « plagiat » (Lagrange 2010). Ces propos seraient-ils partiaux ou excessifs, ils n’en expriment pas moins le fait que les valeurs esthétiques traditionnelles ne vont plus de soi. Le statisme qui caractérisait la forme de tradition orale, ce en vertu de quoi elle se maintenait ouverte à son entour communautaire, au plus proche de lui, via l’improvisation interactive, procure maintenant l’ennui.
26C’est en tout cas ce à quoi la version de Arâka ‘asiyya al-dam‘i enregistrée par Oum Kalthoum semble vouloir remédier. Ce qui aurait paru lassant dans la forme qasîda est évacué au profit d’une différenciation formelle et d’un dynamisme prononcé. Il n’y est plus question de laisser couler le temps en s’attardant sur tel ou tel élément, matériau textuel ou mélodique. La forme est ici « ramassée » ; nulle idée formelle n’y est présentée qui ne se voie aussitôt supplantée par une autre toute différente.
27Ce dynamisme est manifeste avant tout sur le plan modal. La version d’Oum Kalthoum diversifie, en effet, le matériau modal qu’elle emploie (figure 3), comme si elle répondait à la critique exprimée par un intellectuel égyptien, Ahmad Taymur, qui, dans un article datant de 1917, exhortait les musiciens égyptiens à « l’utilisation de plusieurs modes […] afin d’éviter la monotonie » (cité dans Lagrange 2010, 46).
28La multiplication des zones modales suscite en même temps un dynamisme mélodique chaque fois renouvelé, car l’adoption d’une nouvelle couleur modale est toujours l’occasion d’un nouveau départ. Cela se manifeste clairement à la troisième et à la cinquième section, là où la forme adopte respectivement les maqâmât jahârkâh et bayyâtî-shûrî : la ligne s’ouvre alors progressivement en crescendo ascendant9 (figure 4).
29Le dynamisme modal entraîne logiquement celui du registre. La forme ne cesse, en effet, de déplacer son champ opératoire suivant les déplacements des pôles modaux, ce qui la fait osciller en permanence entre montées et descentes (figure 5).
Figure 4 : Progression mélodique ascendante dans Arâka ‘asiyya al-dam‘i d’Oum Kalthoum (transcription)

Figure 5 : Différence de la dynamique du registre entre deux versions de qasîdat Arâka ‘asiyya al-dam‘i

30La propension à la différenciation et à la prolifération des configurations mélodiques rend superfétatoires les moments de suspens. Il n’est plus question de pauses prolongées telles que celles que Hilmi pouvait encore se permettre en 1908 (certaines durent jusqu’à 15 secondes). Tel est le cas aussi de dûlâb al-‘awâdhil, ce refrain statique, qui se fait résorber progressivement dans le dynamisme formel. Enfin, les quelques reprises de chant dans cette version d’Oum Kalthoum, assez limitées du reste, paraissent bien maîtrisées : les redites se font toutes en une seule fois, et quasi identiquement10. Ainsi, l’élément qui donnait lieu à un long jeu de variantes dans la version de Hilmi, à savoir le vocable « na‘am », est à peine varié ici avec deux sobres occurrences (1 minute 30). Autant dire que la rigueur de la reprise – indice de rationalité – ne contraste que trop avec la fantaisie du jeu improvisé.
31Tout dans la version d’Oum Kalthoum concourt à l’idée que la forme est ici amplement déterminée. Elle est aussi différenciée qu’équilibrée et rigoureusement articulée. La totalité formelle n’est plus diffuse, rivée sur l’instant présent, mais commande au détail et le contraint à s’ajuster au tout. Le dynamisme s’y présente comme le corollaire d’une différenciation accrue : en attirant vers elle des éléments de plus en plus différenciés, la forme se voit tenue de les articuler. Ainsi, la forme se tourne vers elle-même. C’est aussi dans ce sens que l’on peut parler d’objectivation : non simplement physique (disque), extérieure, mais esthétique cette fois-ci, immanente, qui se réalise en vertu d’un surcroît de rationalité interne. Ainsi la qasîda, maintenant repliée sur elle-même, témoigne de l’éloignement de la communauté avec laquelle elle était traditionnellement en prise directe. On retrouve ici un des symptômes signalant la modernité. Dans les Mots et les Choses, Michel Foucault voit dans ce repli des représentations formelles dans leurs propres complexions un indice du passage à la modernité : « Les représentations ne s’enracinent pas dans un monde auquel elles emprunteraient leur sens ; elles s’ouvrent d’elles-mêmes sur un espace qui leur est propre, et dont la nervure interne donne lieu au sens. » (Foucault 1990, 92)
32La palpitation de la communauté qui se manifestait traditionnellement sous forme d’indétermination formelle, d’ouverture, se trouve dès lors sacrifiée au profit d’un resserrement formel plus maîtrisé. Voilà qui est signe de déclin de l’aura – en l’occurrence la trace immédiate de la communauté (le reflet de l’humain) dans la forme. À cet égard, il n’est pas anodin qu’on ait habituellement mis le tarab (ou le hâl) du côté de cette indétermination formelle qu’incarne l’improvisation (voir During 1987, 40). Car la forme improvisée s’ouvre à cette complicité qui se noue entre le musicien improvisateur et les auditeurs et qui la remplit en conséquence. La rationalité accrue dans la musique expulse de facto ce lien immédiat avec l’extérieur.
L’irruption de l’hétérogène dans la forme musicale
33La différenciation formelle franchit une étape esthétique cruciale quand l’homogénéité de la forme et de ses composantes achève de se rompre. La différenciation au sein de la forme prend alors la figure de l’hétérogène. Il s’agit en l’occurrence de la juxtaposition de séquences du langage modal traditionnel et d’autres dérivées du langage tonal occidental.
34Ce bond qualitatif dans la différenciation formelle sera happé par la structure d’une forme musicale émergente, le mûnûlûj (de monologue), qui est une adaptation de la forme occidentale de l’aria au chant modal arabe (Sahab 1997, 22). La caractéristique principale du mûnûlûj est d’être illustratif ; ses séquences musicales sont comme autant de traductions des états affectifs du texte chanté (Lagrange 1994, 174). Étant ainsi mélodiquement flexible, le mûnûlûj se prêtait naturellement à recueillir la différenciation croissante de la forme musicale, notamment dans la qasîda mesurée de cette époque. Le mûnûlûj qu’on analysera ici est intitulé ‘Alâ ghusûni al-bân, composé et enregistré par Mohammed Abdel Wahab vers la fin des années 192011, pièce qui illustre de façon exemplaire le choc de l’hétérogène dans la forme musicale. En fait, celle-ci ne fait alors qu’intégrer l’hétérogénéité croissante dans la culture, conséquence de changements profonds dans la société.
35L’explosion démographique du Caire au tournant du xxe siècle suffirait à donner une idée du bouleversement social que connaissait alors la société égyptienne. De 398 683 habitants en 1882, la population de la ville franchit la barre d’un million en 1927, après avoir presque doublé en deux décennies (678 433 hab. en 1907) (Jomier 1960, 463). Le Caire fut, en effet, un chantier de modernisation dès le début du xixe siècle, sous le règne de Muhammad Ali, soit bien avant l’intervention coloniale directe (1882-1922). L’Égypte se liait d’ores et déjà au capitalisme mondial alors en pleine expansion. Dans ce contexte, comme le note Vigreux, l’implantation de la musique européenne se faisait progressivement : « Dès le milieu du xixe siècle, quatre instituts de musique européenne existent au Caire, dirigés par des Italiens » (Vigreux 1991, 71).
36Si la présence de l’élément musical allochtone dans le paysage culturel égyptien était encore dérisoire par rapport à la vie musicale autochtone, elle n’en préfigurait pas moins une recomposition culturelle sans précédent, mue par un processus de déterritorialisation inexorable et permanent. Dans l’Anti-Œdipe, Gilles Deleuze et Félix Guattari introduisent le concept de déterritorialisation (en lien avec ceux de territoire et de reterritorialisation) pour rendre compte justement d’une forme d’agencement qui est toujours sur le point de dépasser ses propres limites – en passe de « décoder » les « flux » grâce auxquels tel agencement s’établit comme « territoire », pour emprunter leur vocabulaire. Le capitalisme y est présenté comme un modèle fondamental. Pour eux, cependant, aucune forme d’organisation sociale n’ignore les dynamiques de la déterritorialisation. Mais les formes de déterritorialisation dans les sociétés précapitalistes restaient contenues au sein d’une limite relativement maîtrisée (Deleuze & Guattari 1972, 180, 234). C’est seulement avec le capitalisme que la déterritorialisation se libère résolument, elle y devient essentielle, de telle sorte qu’elle rend critique la notion même de limite : « Le décodage et la déterritorialisation des flux définit [sic] le processus même du capitalisme, c’est-à-dire son essence, sa tendance et sa limite externe » (Deleuze & Guattari 1972, 382). Il s’ensuit qu’« en même temps que la déterritorialisation capitaliste se fait du centre à la périphérie, le décodage des flux à la périphérie se fait par une “désarticulation” qui assure la ruine des secteurs traditionnels » (Deleuze & Guattari 1972, 275).
37Nous sommes ainsi fondés à considérer que les grandes recompositions sociales et culturelles planétaires de l’époque moderne sont inhérentes au capitalisme, aussi sont-elles à horizon universel. À ce titre, le disque n’est rien de moins qu’un vecteur d’une déterritorialisation musicale aussi bien radicale que globale. Le paysage musical oral qui évoluait de manière territoriale, pour ainsi dire, de proche en proche, se trouve tout d’un coup assailli par les musiques les plus lointaines, diverses et hétérogènes.
38La forme musicale fera sienne cette intrusion de l’hétérogène dans la culture. Le mûnûlûj ‘Alâ ghusûni al-bân en rend compte de façon on ne peut plus claire : il se présente en deux parties substantiellement hétérogènes. La première, adoptant le langage du maqâm, demeure relativement homogène. La transition modale qu’elle opère, du maqâm nahâwand au râst (2’15’’), est tout à fait usuelle dans le langage traditionnel. Il en est tout autrement au tournant de la seconde partie. La musique se métamorphose alors de manière surprenante. D’abord, le rythme s’interrompt brusquement, puis il reprend aussitôt de manière bien plus allègre. La transition modale se fait aussi brutalement : le passage du râst au ‘ajam sur la même fondamentale est, sinon incongru dans ce langage, du moins très rare. De plus, le rythme, bien discret jusque-là, devient celui d’une marche guillerette. La pulsation de cette même marche est assurée par le qanûn et le ‘ûd qui, alors, plaquent ouvertement un accord parfait majeur. Le ‘ajam se convertit ainsi au mode majeur (figure 6).
Figure 6 : Début de la deuxième partie du mûnûlûj ‘Alâ ghusûni al-bân de Mohammed Abdel Wahab (transcription)

39Ce renversement de la musique est mis en scène par un changement spectaculaire dans la voix du chanteur qui affecte étrangement un timbre nasillard. On reconnaît ici l’adoption d’un style théâtral sans doute influencé par les opérettes fréquemment jouées en Égypte à cette époque-là (Lagrange 1994, 220). La suite de cette seconde partie est chantée de manière tragique, comme une sorte de récitatif lancinant marqué par le retour au mode « mineur » (3 minutes 50), avant qu’elle ne revienne, par un glissando ascendant non moins spectaculaire, à la marche triomphale en mode majeur.
40La forme musicale procède ainsi par choc. Précisément à 2 minutes 47, ce moment de passage de la séquence « tarabique » en râst à la marche tonale presque machinale en mode majeur, n’est rien de moins qu’un choc, une brisure à même la forme. La musique enregistre, de la sorte, la nouvelle donne d’un réel qui est marqué désormais par l’expérience de l’hétérogène culturel et du choc qu’il produit. Le parcours de Mohammed Abdel Wahab en est l’incarnation même. En effet, musicien prodige issu d’un milieu modeste du Caire, il était encore adolescent lorsqu’il fut adopté par le poète Ahmad Shawqi qui s’occupa de son instruction et l’initia à la culture occidentale. Le caractère âpre du choc incorporé dans la forme musicale serait l’expression d’un sujet qui ne s’éprouve plus dans un rapport symbiotique avec un monde changeant et de plus en plus étrange. C’est là indéniablement une condition de la modernité que, par ailleurs, Jean-Paul Olive, dans Musique et montage, décrit dans le contexte occidental du xixe siècle en ces termes : « L’évolution sociale durant le xixe siècle ne permet plus guère de conserver une vision du monde qui se fondait essentiellement sur un rapport symbiotique à la nature. L’expérience humaine, à travers les séries de chocs qu’imposent entre autres le travail industriel et la vie urbaine, s’éloigne de plus en plus d’un tel rapport. » (Olive 1999, 88)
41L’explosion démographique du Caire au début du xxe siècle donne à imaginer toute la série de chocs qu’un tel phénomène anthropologique aurait provoqués (la présence étrangère, l’afflux massif de paysans déracinés de leurs terres, l’industrialisation, etc.). On en vient ainsi à ce que Walter Benjamin, dans son essai sur Baudelaire, considère comme le prix à payer « pour accéder à la sensation de la modernité : la destruction de l’aura dans l’expérience vécue du choc » (Benjamin 2000g, 390). Dans cet essai, en effet, Benjamin établit un lien direct entre le phénomène de la métropole, vécu sur le mode du choc, et le déclin de l’aura comme signe du déclin de la tradition ; c’est ainsi, par ailleurs, qu’il saisit la modernité de la poésie de Baudelaire, laquelle a su absorber, en la sublimant, l’expérience du choc de la grande ville moderne – Paris.
42Pour replacer ce rapport entre le choc et le déclin de l’aura dans le contexte musical, on empruntera une définition donnée par Adorno selon laquelle l’aura nomme l’atmosphère globale qui se dégage de l’œuvre d’art, comme étant l’expression de sa propre cohésion : « L’aura est l’adhérence ininterrompue des parties au tout constituant l’œuvre d’art unie » (Adorno 1990, 134). En d’autres termes, l’aura apparaît quand l’élément particulier se montre si bien médiatisé dans la totalité de la forme qu’il se change lui-même, il en devient « enchanté ». Si l’on veut appliquer cette conception à la musique du maqâm, on pensera à la définition de celui-ci qui le conçoit, non point réduit à quelque suite d’intervalles, mais à travers cette qualité métaphysique qu’on a cours de nommer ethos du mode (During 1995, 273). Le fait que chaque maqâm soit subsumé sous tel ou tel caractère affectif nommé, voilà qui renseigne sur une atmosphère englobante propre. L’intervalle ne se perçoit guère alors en lui-même mais fait irradier, sous cette atmosphère, l’ensemble de l’échelle dans laquelle il est confusément enchâssé. Ainsi, la ligne mélodique du maqâm est auratique dans la mesure où elle est sous-tendue par la cohésion préétablie de la structure des maqâmât ; dans la mesure où elle s’enveloppe, autrement dit, de l’atmosphère spécifique de l’échelle employée. A contrario, la forme va se désenchantant à mesure que la cohésion maqamique se brise. Ainsi, l’impression du choc que suscite le moment commenté dans la pièce de Abdel Wahab, qui passe du râst à la marche tonale, se donne comme un signe de désenchantement.
La marchandisation et la réification musicale
43La diffusion commerciale massive de la musique de tradition orale, si elle aide, certes, à la démocratisation et au partage du patrimoine musical, ne laisse cependant pas de l’atteindre profondément. On a commenté ci-dessus les effets de la rationalité esthétique et de l’intrusion de l’hétérogène. Le disque, en sa qualité de marchandise, porte ces transformations à grande échelle. Et ce n’est pas tout : il s’avère que la dimension massive de la reproduction, en elle-même, devient une condition qui agit en retour sur la forme. Ce processus va dans le sens de la simplification et de la standardisation, aboutissant à ce que l’on peut appeler « musique légère ». Ainsi, dans le contexte de l’Égypte, Lagrange en arrive au constat suivant : « La phrase musicale chantée (particulièrement à partir des années 1950) perd sa complexité, se met à la portée de l’auditoire, devient reproduisible par tout amateur » (Lagrange 1994, 262). Walter Benjamin avait pressenti, du reste, l’« immense portée » de ce processus que représente « l’alignement de la réalité sur les masses et les masses sur la réalité » (Benjamin 2000d, 279).
44Outre la structure formelle, la marchandisation massive atteint des éléments de l’expérience musicale elle-même. Cela concerne en premier lieu l’écoute, comme le rappelle Jean During :
Le fait qu’il soit si difficile de se soustraire aux sons industriels diffusés et propagés partout entraîne une fatigue de l’oreille, un déficit de la capacité d’attention auditive, de la concentration, et finalement un formatage grossier inapte à intégrer les subtilités des productions musicales classiques. (During 2011, 64)
45Cela revient à dire que la marchandisation a un effet rétroactif sur le patrimoine musical, qui s’en trouve alors lui-même affecté. Non pas nécessairement qu’il se modifie dans sa facture, mais que sa restitution, par l’interprétation ou l’écoute, se voit elle-même détraquée. Voici comment Adorno décrit ce processus rétroactif :
Non seulement les oreilles des gens sont inondées de musique légère, au point que l’autre musique les atteint juste comme contraste figé de la première, comme musique « classique » ; non seulement les airs à la mode émoussent à tel point la faculté perceptive, qu’il n’est plus possible de se concentrer pour une audition sérieuse […], mais encore la sacro-sainte musique traditionnelle elle-même s’est assimilée, par son interprétation et pour l’exigence des auditeurs, à la production commerciale de masse, ce qui ne laisse pas intacte sa substance. (Adorno 1990, 20)
46C’est donc la « substance » même de la musique qui peut être altérée, son matériau aussi bien que sa teneur esthétique. Il s’agit alors de réification. Développé par György Lukács d’après l’analyse marxiste de la marchandise, le concept de réification désigne le processus au terme duquel « une relation entre personnes prend le caractère d’une chose » (Lukács 1984, 110). Il désigne, comme l’écrit Jean-Paul Olive dans Un son désenchanté, « la transformation de processus dynamiques vivants en choses inertes, leur pétrification » (Olive 2008, 173).
47Le matériau musical traditionnel peut être ainsi l’objet de réification. Rappelons que le matériau musical est ce dont dispose le compositeur avant de mettre en forme la musique. Dans le contexte des musiques arabes, on pensera par exemple aux maqâmât, qui sont autant de matières sonores déjà formées, matières qu’aucun musicien ne perçoit comme « neutres » : ce sont des matières d’affects. Selon Adorno, ce dépôt d’affects dans la matière sonore est l’œuvre de l’histoire, le sédiment immémorial d’innombrables expressions individuelles qui se sont relayées et ont transmis telle configuration sonore : « le matériau n’est pas un matériau naturel, même s’il apparaît ainsi aux artistes. Il est au contraire totalement historique » (Adorno 2011, 209). Sédiment expressif si immémorial qu’il se coupe de sa genèse historique et apparaît ainsi comme appartenant en propre au matériau, comme faisant partie de sa nature (Adorno 1990, 43). L’histoire se change ainsi en nature, aussi le matériau apparaît-il comme seconde nature. Et c’est là que réside la puissance expressive du matériau musical, à savoir dans le caractère opaque de sa qualité expressive qui ne renvoie à aucun référent arrêté ou identifiable.
48De la même manière que le matériau naît dans le cours de l’histoire sociale, il vit en fonction d’elle. Aussi sa qualité expressive peut-elle augmenter ou diminuer au cours de l’histoire, au gré des usages dont il fait l’objet (Adorno 1990, 43). C’est ainsi le cas du matériau des maqâmât, dont le potentiel peut se dégrader. Il se réifie le cas échéant. Ce phénomène se signale par le fait que la qualité expressive d’un matériau tend à se réduire à quelques référents figés et quasi explicites, qualité expressive qui faiblit par conséquent.
49Parmi les exemples d’un matériau musical sud méditerranéen, on ne trouvera guère d’aussi illustratif d’un tel flétrissement esthétique que celui du noyau modal du maqâm hijâz, caractérisé par l’intervalle de seconde augmentée (figure 7).
Figure 7 : Le genre modal hijâz

50La forte connotation désormais rattachée à ce genre mélodique est clairement relevée par Jean-Pierre Bartoli :
Aujourd’hui, cet intervalle [de seconde augmentée] mis en évidence dans la partie mélodique est devenu comme une sorte de « cliché » facile. Les musiciens de musique légère ou les compositeurs de musique de film, en particulier depuis la grande époque hollywoodienne, le savent bien : il suffit d’introduire avec ostentation dans une phrase mélodique parfaitement occidentale une ou plusieurs secondes augmentées pour aussitôt « faire oriental » (Bartoli 1997, 158).
51C’est dans le contexte de l’orientalisme occidental du xixe siècle que cet élément sera fixé – ponctué, selon Bartoli – comme estampille mélodique de l’Orient. De Félicien David jusqu’à Nicolaï Rimski-Korsakov, en passant par Ernest Rayer, Francisco Salvador-Daniel et Camille Saint-Saëns, Bartoli passe en revue les principaux procédés techniques de la création musicale de l’Orient – pour paraphraser le sous-titre de l’Orientalisme : L’Orient créé par l’Occident (Said 1978). Le genre hijâz en sera consacré comme figure avec Salvador-Daniel, puis Saint-Saëns, notamment dans la « Bacchanale » de l’opéra Samson et Dalila (1877).
52Plus tard, le cinéma et la musique à l’ère de la grande diffusion de masse se saisiront de ce désormais fétiche musical de l’Orient et achèveront de le figer comme tel. Ainsi, pour peu qu’il surgisse inaltéré, surtout avec un instrumentarium occidental, le genre hijâz entraîne immédiatement avec lui toute une imagerie orientalisante – désert, harem, Mille et Une Nuits, charmeurs de serpents, etc. C’est que l’histoire du hijâz comprend aussi l’histoire de l’orientalisme musical occidental qui l’a fixé comme cliché sonore de l’Orient, ainsi que l’histoire de l’industrie cinématographique qui l’a exploité par la suite dans ce sens et continue à le diffuser massivement ainsi. D’un contenant de fonds affectif opaque, insaisissable et nécessairement puissant, le matériau finit par se réduire ainsi à la pauvre fonction d’estampille, d’excitateur d’images, toujours les mêmes. Comme l’écrit par ailleurs le musicologue Jean Paul Olive, lecteur attentif d’Adorno : « la puissance non imageante du processus musical se résorbe dans la soumission à l’image. La musique renonce ainsi, en même temps qu’à son déploiement dans le temps, à sa vocation pour la liberté » (Olive 2008, 184).
53Ce qui a été souligné concernant l’industrie cinématographique relève, plus généralement, du phénomène de la marchandisation de la culture. Le procédé publicitaire qui ponctionne tel air musical traditionnel pour l’employer, à titre d’arôme attractif, au service de l’écoulement immédiat du produit commercial, serait l’exemple le plus flagrant du lien étroit entre la réification esthétique et la marchandise. Plus généralement, dans la mesure où la marchandise a pour valeur essentielle l’immédiateté (la solvabilité immédiate du produit), elle tend à défaire toute véritable expérience de l’objet (musical) : « cette absence de relation à l’objet, écrit Adorno dans le Caractère fétiche de la musique, a son fondement dans l’abstraction de la valeur d’échange » (Adorno 2001, 31). Dès lors, c’est le succès de masse de la musique (sa valeur d’échange) qui prime sur sa qualité esthétique. D’où la standardisation musicale à outrance et les vagues successives des modèles musicaux à succès qui s’évanouissent aussitôt les uns après les autres. Le matériau traditionnel n’en sort pas indemne : il se vide de sa puissance expressive à force d’être coupé de toute véritable expérience esthétique. Voilà qui affecte la substance même du matériau musical. Ce caractère de réification s’éprouve à l’écoute par le sentiment d’un déjà-vu, de quelque chose d’usé, voire d’une fausseté. Du reste, ce qui a été soulevé à propos du hijâz s’applique aussi à de nombreux autres matériaux musicaux arabes dès lors qu’ils se trouvent happés par la marchandisation massive. C’est le cas par exemple du genre modal kurd employé depuis une vingtaine d’années quasi systématiquement par la chanson de variété dans le monde arabe, ainsi que certains rythmes populaires dansants.
54Ce qui fut traditionnellement l’image enchanteresse et énigmatique d’un lointain se convertit maintenant en fantasmagorie figée de la marchandise. « Ce qui était aura est devenu marchandise », écrit ainsi Rolf Tiedemann dans Études sur la philosophie de Walter Benjamin (Tiedemann 1987, 112). Il n’est rien de plus conséquent, en effet, que la marchandise s’empare de ce pouvoir enchanteur que l’expérience humaine a déposé dans la musique de tradition, pour l’effet immédiat qu’il a sur les hommes.
Notes de bas de page
1 En plus des travaux de Frédéric Lagrange sur l’histoire de l’enregistrement sonore en Égypte, nous invitons à consulter aussi la thèse d’Ali Jihad Racy (Racy 1977).
2 Dans une approche plus générale, Pierre-Henri Frangne et Hervé Lacombe rappellent cinq formes de rupture que provoque l’enregistrement musical, avec : l’ici, le maintenant, la condition humaine de la musique, la matérialité instrumentale et la singularité de l’exécution (Frangne & Lacombe 2014, 18‑19).
3 Explorer une vue d’ensemble des théories musicales arabes dans le chapitre « La théorie musicale » de Shiloah (2002).
4 En ce sens, on entendra par « disque » ici, de manière générique, tout enregistrement musical voué à la commercialisation.
5 Disque gramophone 012404/05, matrice 42p/43p, enregistré au Caire par Fred Gaisberg et George Dilnut, janvier-février 1908, https://www.youtube.com/watch?v=jif0V4d7YdY, consulté en mai 2019.
6 Disque Odéon FA224617 1/2, matrice EK1291/92, 1926(?), https://www.youtube.com/watch?v=ByOZYqNTNRI, consulté en mai 2019.
7 C’est très vraisemblablement Abu al-‘Ila Muhammad ; cette attribution demeure cependant non tranchée.
8 Ce nouveau statut de l’enregistrement correspond, mutatis mutandis, à ce que Pierre-Emmanuel Lephay appelle « enregistrement-objet », en opposition à « enregistrement-témoignage » (Lephay 2017, 43).
9 Par commodité, on transcrira le maqâm bayyâtî sur la fondamentale ré.
10 Voir l’exemple du premier hémistiche du quatrième vers, en maqâm sabâ (3 minutes 14-3 minutes 54).
11 Disque Baidaphon B91017/20, paru au supplément de décembre 1930, https://www.youtube.com/watch?v=8GUVY3-qQqg, consulté en mai 2019.

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