Introduction
p. 10-21
Texte intégral
1Dans le paysage musical du monde arabe, des compositeurs se distinguent par le fait d’inscrire leur démarche de création dans l’univers esthétique de la « musique contemporaine ». Cette catégorie générique désigne les musiques qui s’inspirent des différentes pensées musicales avant-gardistes qui ont vu le jour en Europe et en Amérique au xxe siècle et s’étendent au xxie siècle1. Faute d’une définition précise, on peut toutefois rappeler au moins deux critères qui caractérisent cet univers esthétique : la tendance à affranchir le langage musical de toute norme préétablie et, corrélativement, l’importance donnée à l’écriture dans le processus de création (notation ou élaboration électroacoustique). De fait, les compositeurs arabes qui se placent dans un tel horizon esthétique se tiennent à distance des musiques traditionnelles de leurs cultures d’origine et de leurs conventions. Cependant, distance ici n’équivaut pas à rejet. Force est de constater, en effet, que de nombreux éléments dérivés des musiques traditionnelles du monde arabe, non seulement resurgissent dans les œuvres de ces compositeurs mais peuvent y être éminents et structurants. L’élément musical traditionnel se trouve alors recueilli et tout à la fois travaillé d’une manière qu’on qualifiera de critique, à savoir une manière qui détache l’élément traditionnel de son identité première, le transforme et l’engage dans de nouvelles configurations formelles. Dans cette étude, on s’arrêtera sur les cas d’Ahmed Essyad, Zad Moultaka et Saed Haddad.
2Ahmed Essyad est né au Maroc en 1938. Il commence sa formation musicale au conservatoire de Rabat dans les années 1950, où il découvre les musiques des avant-gardes européennes, notamment celles d’Arnold Schoenberg et de Pierre Boulez (Essyad & Fariji 2019). C’est dans le cadre du conservatoire de Rabat aussi qu’il obtient une bourse pour effectuer des enquêtes ethnomusicologiques sur les musiques berbères de l’Atlas marocain. Essyad part ensuite en France en 1962 pour se former à la composition musicale auprès de Max Deutsch, élève de Schoenberg. La musique d’Essyad sera ainsi marquée par l’héritage musical de la seconde école de Vienne et sa rigueur, mais aussi par les qualités esthétiques des musiques de tradition orale qu’il a connues et étudiées, arabes et berbères. Deux éléments principaux de celles-ci ressortent dans sa musique : la voix et la temporalité. Pour cette dernière, il évoque le taqsîm, forme instrumentale improvisée dont il souligne la temporalité fluide, « à la fois ouverte et unifiée, imprévisible et ordonnée » (Essyad & Fariji 2019).
3Zad Moultaka est né au Liban en 1967. Il commence très tôt une formation de pianiste au conservatoire de Beyrouth, qu’il perfectionne et parachève en France au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris. Il entame une carrière réussie de concertiste, mais décide d’y mettre fin brutalement pour se consacrer à la composition. C’est alors qu’il renoue avec la musique arabe qu’il déclare avoir refoulée auparavant (Moultaka & Maindron 2011, 80). Il se fera d’abord connaître en Europe et au Moyen-Orient avec Zàrani (2002), suite de muwashshahât2 revisités et réécrits pour piano, contralto, oud et percussion. Après ce succès, le jeune compositeur décide cependant d’abandonner le recours à la citation et de s’ouvrir à l’univers esthétique vaste de la musique contemporaine ; il cite comme premières influences György Ligeti, Gérard Grisey, György Kurtág et Luciano Berio (Moultaka & Peillon 2013, 45). La musique de Moultaka se distingue, entre autres, par un goût prononcé pour la spatialisation musicale ainsi que par la convocation de figures mythiques et religieuses, notamment proche-orientales.
4Saed Haddad est né en Jordanie en 1972. Il suit une formation musicale à l’Académie de musique de Jordanie, puis à l’université hébraïque de Jérusalem où il étudie la composition. Cette formation se poursuivra à Londres où il rédige une thèse de composition musicale, en 2005, sous la direction du compositeur britannique George Benjamin (Haddad 2005). Sa thèse porte sur les possibilités de combiner le langage musical traditionnel du maqâm avec les techniques d’écriture de la musique contemporaine, une sorte de « synthèse » qui s’attache toutefois à éviter le piège de l’exotisme facile (Haddad & Szpirglas 2013, 14). Sous le signe de l’altérité, bon nombre de ses pièces donnent forme à une sorte de tension, voire de conflit, non sans brutalité parfois. Haddad déclare que c’est, pour lui, une tentative « d’amplifier les formes éphémères et non reconnaissables de la violence » (Haddad 2012)3. Du reste, sa musique accorde une importance particulière à la subtilité des timbres et les différentes combinaisons instrumentales employées à cet effet.
5Il s’agit donc de trois compositeurs arabes avec des parcours tout à fait différents. On ne peut parler à leur sujet d’« école » spécifique (arabe) de la musique contemporaine, comme c’est le cas dans d’autres cultures non occidentales – en Ouzbékistan, par exemple, où toute une structure institutionnelle est déjà en place, héritée de la politique culturelle de l’Union soviétique, œuvrant à la formation de jeunes compositeurs ouzbeks ou venant des pays limitrophes (Lisack 2019)4. Au contraire, les trois compositeurs arabes ont évolué au début de leur parcours, dans leurs pays d’origine, dans des environnements qui n’encouragent pas à adopter un tel rapport critique à l’égard de l’héritage musical traditionnel. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ils n’ont pu réaliser leurs projets compositionnels qu’à l’étranger, en Europe. C’est en Europe aussi qu’ils sont le plus souvent joués, alors que c’est très rarement le cas dans les pays du monde arabe – Essyad quelques fois au Maroc, Moultaka au Liban, et Haddad une seule fois en Égypte.
6Tout laisserait donc à penser qu’il s’agit d’expériences musicales qui n’ont pas grand-chose à voir avec les dynamiques culturelles en cours dans les pays arabes. Notre étude soutient le contraire : aussi peu connus que soient ces compositeurs dans le monde arabe, leur émergence n’a rien de contingent eu égard à la culture d’origine. Nous soutenons que cette attitude de création musicale s’articule avec des dynamiques profondes dans les cultures arabes, et que les œuvres de ces compositeurs sont en mesure d’y trouver résonance, d’autant plus qu’elles sont liées à la mémoire musicale de ces cultures sur plusieurs aspects.
7Ce n’est cependant pas l’idée qui est généralement faite sur ce genre de compositeurs. Leurs expériences sont souvent présentées comme isolées, participant de l’histoire musicale occidentale plus qu’elles ne concernent les cultures d’origine. C’est en effet ainsi que l’appropriation des musiques savantes occidentales par des compositeurs non occidentaux est pensée dans certaines études, notamment en anthropologie de la musique. On n’y voit guère plus qu’une nouvelle forme d’orientalisme musical porté par des compositeurs envers leurs propres cultures « orientales ». C’est le cas de l’approche postcoloniale proposée par Georgina Born et David Hesmondhalgh dans l’introduction de l’ouvrage collectif Western Music and its Others. Difference, Representation, and Appropriation in Music, ouvrage qui demeure une référence en la matière. Les auteurs accordent à l’approche postcoloniale d’avoir ouvert les études musicales aux « relations de pouvoir politique, économique et culturel » dans lesquelles la musique se trouve impliquée, invitant ainsi à aller outre l’analyse purement formelle de la musique (Born & Hesmondhalgh 2000, 5). Seulement, selon cette approche, le rapport à la société et au pouvoir dans la musique est ramené exclusivement à la question de la représentation, la représentation de l’autre dans les musiques occidentales : « la structure de représentation de l’autre construit-elle une relation inégale entre le sujet esthétique (le compositeur, puis le public qui s’identifie au compositeur) et l’objet (la musique ou la culture représentée) ? Autrement dit, dans quelle mesure cette relation de représentation musicale doit inévitablement impliquer la tentative esthétique et discursive de subsumer et de contrôler l’autre5 » (Born & Hesmondhalgh 2000, 16). Or la réponse qui se dégage dans cet ouvrage collectif à cette question est que toute forme de citation de l’autre à partir d’une pensée compositionnelle occidentale conduit nécessairement à reproduire, sous quelque degré, le rapport de domination coloniale, même quand il s’agit des musiques dites « expérimentales », c’est-à-dire les moins caricaturales quant à l’emploi de l’idiome musicale extraeuropéen. Ainsi John Corbett, dans le même ouvrage, faisant cependant une distinction entre « l’orientalisme décoratif » et « l’orientalisme conceptuel » qu’il identifie dans la musique et la pensée du compositeur américain John Cage, voit la persistance de l’orientalisme – « néo-orientalisme » – chez les compositeurs des pays de l’Asie de l’Est influencés par Cage. Il écrit à propos du compositeur chinois Tan Dun : « un compositeur asiatique en Occident utilise des techniques conçues par un compositeur occidental [Cage] inspiré par la philosophie asiatique – l’œuvre est jouée pour un public asiatique qui l’entend comme une bizarrerie occidentale. L’orientalisme se reflète dans les deux sens comme une mise en abîme musicale et culturelle6 » (Corbett 2000, 180). Corbett y voit la ratification des velléités impérialistes et coloniales, quoiqu’il reconnaisse que certains compositeurs asiatiques « néo-orientalistes » parviennent à les « subvertir7 ». Pour éviter le piège de l’orientalisme musical, quasi inéluctable selon cette approche, Born et Hesmondhalgh vont jusqu’à suggérer l’idée de rétablir des frontières entre les différentes cultures musicales8. Du reste, même des auteurs plus nuancés, qui ne revendiquent pas forcément l’approche postcoloniale, ne dérogent pas au prisme de l’orientalisme s’agissant de compositeurs non occidentaux. C’est le cas de Frederick Lau dans son étude sur les compositeurs chinois « de la nouvelle vague », pour lesquels l’orientalisme serait « une stratégie sous l’égide du multiculturalisme » (Lau 2004, 38) ; c’est aussi le cas de Lucille Lisack dans son étude sur la musique contemporaine en Ouzbékistan lorsqu’elle la rattache à l’orientalisme russe et soviétique, ainsi qu’à l’orientalisme des compositeurs américains et européens (Lisack 2019, 254).
8L’approche postcoloniale appliquée à la création musicale pose un certain nombre de problèmes. Il est vrai que la critique de l’orientalisme, depuis Edward Said (Said 1978), demeure pertinente en ceci qu’elle démasque la part de la culture en Occident dans le mécanisme de la domination (néo)coloniale. Les clichés musicaux de l’Orient, reproduits à l’échelle de masse par l’industrie culturelle en Occident, a participé, en effet, à stéréotyper l’autre sous une image réifiée et souvent caricaturale. Cet orientalisme hante également la création musicale contemporaine et peut en effet l’influencer. Mais les premiers qui s’en plaignent sont les compositeurs non occidentaux eux-mêmes. Saed Haddad en a fait son cheval de bataille, au point de choisir comme intitulé de la rencontre inaugurant sa résidence avec l’ensemble français 2E2M : « Désorienter l’orientalisme9 ». Il a également participé à de nombreux débats et produit des écrits pour critiquer les poncifs avec lesquels des institutions musicales en Europe traitent les compositeurs non occidentaux, les assignant à une identité musicale stéréotypée, les programmant à part, et incitant par là même à l’orientalisme (Haddad 2014)10. Bien avant Haddad, Ahmed Essyad accusait une certaine pensée en Occident qui s’obstine à ne percevoir dans les musiques extraeuropéennes qu’une tradition immuable, refusant aux compositeurs non occidentaux d’avoir à les questionner et à les subvertir : « s’agissant d’autres cultures, la conscience, en Occident, associe la tradition à la fidélité formelle, comme si ces cultures n’étaient pas le fruit d’hommes à l’imaginaire rebelle et subversif » (Essyad 1982).
9Il devient ainsi délicat de soupçonner l’orientalisme chez des compositeurs qui eux-mêmes s’en offusquent, qui y sont particulièrement sensibles. Mais cela ne suffit pas, selon l’approche postcoloniale. On l’a vu, toute expérience musicale est potentiellement ramenée à l’orientalisme pour peu qu’il y ait emploi d’éléments musicaux extraeuropéens à partir d’une pensée compositionnelle occidentale. Les compositeurs arabes de la musique contemporaine verseraient dans l’orientalisme malgré eux, quand bien même ils peuvent en être critiques. L’approche postcoloniale écourte ainsi l’analyse de telles réalités musicales et la clôt ; les expériences musicales critiques comme celles d’Ahmed Essyad, Zad Moultaka et Saed Haddad se voient d’emblée disqualifiées. Et c’est là que réside le problème de cette approche.
10L’approche postcoloniale en musique est problématique à double titre, éthique et esthétique. Elle est éthiquement problématique en ceci qu’elle subordonne les compositeurs non occidentaux à leurs homologues occidentaux qui emploient pareillement des éléments musicaux d’autres cultures. Ils sont ainsi réduits à des imitateurs passifs. Aussi sont-ils subsumés sous la seule culture occidentale, leurs musiques évaluées au regard des dynamiques de pouvoir uniquement en Occident – l’orientalisme, en l’occurrence. Ils se trouvent ainsi coupés des dynamiques sociales et culturelles des pays d’origine. Ils n’y sont plus considérés comme sujets mais de simples « répliques » dociles d’un modèle occidental tout fait. C’est comme si ces compositeurs ne pouvaient pas avoir un regard critique envers leur culture, éprouver le besoin de l’interroger, la critiquer et faire mûrir des choix personnels autres que ceux qui ramènent aux conventions musicales établies ou à l’imitation servile de l’Occident. Ils se trouvent ainsi réifiés, autant que la représentation de la culture d’origine. Non seulement cette position est éthiquement insoutenable mais elle occulte de surcroît les conditions propres à la société et la culture d’origine qui rendent possibles de telles démarches compositionnelles critiques.
11Notre étude inverse le point de vue et replace cette démarche de création musicale dans le contexte social et culturel des sociétés d’origine. Il s’avère, en effet, que l’émergence de tels compositeurs arabes puise primordialement ses racines dans les conditions socioculturelles du monde arabe. Objet musical et sujet musicien y ont connu durant le xxe siècle des bouleversements tels qu’une distance critique entre les deux est devenue potentielle, invitant à des démarches comme celles d’Ahmed Essyad, Zad Moultaka et Saed Haddad. C’est ce que la première partie s’emploie à montrer. Ainsi, le chapitre 1 retrace les conditions sociotechniques – en Égypte plus particulièrement – qui ont conduit au déclin des traditions musicales orales dans le monde arabe. L’enregistrement sonore, en sa double qualité de support d’objectivation et de marchandise, fait figure de fer de lance dans ces bouleversements socioesthétiques, dont on identifiera trois symptômes : l’accroissement de la rationalité dans la forme musicale, le surgissement de l’hybridation et la réification du matériau musical – trois aspects mus sous l’impulsion d’un capitalisme tentaculaire. Le chapitre 2 s’arrête sur les discours de la création musicale dans le monde arabe, lesquels, par leur pluralité, témoignent de la dynamique que connaît la subjectivité musicale dans ces cultures. On en distinguera trois postures : traditionaliste, nationaliste et interculturaliste critique. La posture traditionaliste appelle à restituer la tradition musicale ; la posture nationaliste assume une certaine idée de progrès mais néanmoins dans le cadre d’une identité musicale « nationale » ; tandis que la posture interculturaliste critique, qui concerne les trois compositeurs de notre étude, s’affranchit de tout langage musical préétabli et, a fortiori, de toute contrainte identitaire. Pour mieux comprendre cette dernière posture dans la création musicale, le chapitre 3 propose trois éléments théoriques : la notion de « co-temporalité » développée par l’anthropologue Johannes Fabian, dans sa critique de la dislocation du temps interculturel ; la notion de « noyau temporel [de l’œuvre d’art] » dans la pensée du philosophe Theodor Adorno, qui montre que l’œuvre ne saurait se limiter au contexte historique et même culturel dans lequel elle a vu le jour ; et enfin la notion de « multilinguisme » proposée par l’écrivain Édouard Glissant dans sa réflexion sur l’acte de création à l’époque où la diversité est devenue partie intégrante du paysage culturel contemporain.
12Mais l’approche postcoloniale est aussi problématique du point de vue esthétique en ce sens qu’elle réduit l’évaluation de l’œuvre musicale à des éléments isolés, en l’occurrence les emprunts musicaux qui « représentent l’autre », et la manière dont ils sont travaillés. Or ni le contenu d’une œuvre musicale ne peut se réduire à quelques éléments isolés ni l’emprunt ne peut nécessairement procéder de la représentation. En effet, le contenu d’une œuvre porte sur sa totalité, c’est-à-dire la manière dont elle médiatise tous les éléments qu’elle emploie, les fait advenir, se transformer et interagir ; le contenu est médiat et non immédiat. C’est un processus global qui embrasse la totalité de l’œuvre et nous la fait percevoir « dire » quelque chose face au monde. S’en tenir uniquement à tel ou tel élément isolé, c’est passer par conséquent à côté de l’essentiel, ce qui rend toute évaluation, sinon inexacte, du moins tronquée. Mais encore faut-il que l’élément musical non occidental se prête à la « représentation » culturelle. Il convient de rappeler que la musique est par définition non représentative ; son caractère d’apparence procède non pas par l’image mais par l’affect, lequel est plus fluide que l’image quoiqu’il puisse la susciter. Il est vrai, toutefois, que des éléments musicaux peuvent se pétrifier en image. C’est le cas, par exemple, du genre mélodique hijâz, caractérisé par la seconde augmentée, qui est devenu un « représentant » typique d’un Orient fantasmé. Mais qu’un élément musical se fige en une image stéréotypée, c’est là un problème qui dépasse le compositeur qui l’emploie : il s’agit du phénomène de la réification esthétique sur lequel on s’arrêtera dans le chapitre 1, et dont la principale cause est la marchandisation massive de la musique.
13Or, il s’avère que la réification du matériau traditionnel est l’une des conditions anthropologiques de l’émergence de compositeurs comme Essyad, Moultaka et Haddad. En effet, ces compositeurs n’emploient le matériau traditionnel dans son état premier que très rarement, et dans la plupart des cas ils le transfigurent et le transforment. Cette attitude critique fait office de facto d’une contestation de la réification. Transformé alors selon chaque contexte musical, le matériau traditionnel fait valoir de nouvelles qualités esthétiques. C’est ce dont est l’objet la deuxième partie du livre, pour laquelle on consacrera une introduction à part. Dans le chapitre 4, on suivra les différentes techniques suivant lesquelles le matériau du maqâm est intégré, techniques allant de l’insertion immaculée jusqu’à la neutralisation de l’effet modal. On montrera, ce faisant, que la plupart des techniques sont dictées par une sorte de nécessité immanente, une nécessité qui pousse à la transfiguration du matériau et, par là même, rend inopérante la question de la représentation. D’ailleurs celle-ci perd tout son sens dès qu’il s’agit d’emprunt d’éléments qui ressortissent au processus, à la dynamique et à l’interaction musicale, et non plus à une identification immédiate. C’est le cas de certaines formes de temporalité et de spatialisation que ces compositeurs repèrent dans leur culture d’origine. Le chapitre 5 examine ainsi la manière dont la structure de la cantillation religieuse inspire Essyad, Moultaka et Haddad par la temporalité de la stase qui la caractérise. Le chapitre 6 analyse les différentes figures que prend la structure spatiale de l’hétérophonie dans la musique de Zad Moultaka.
14La référence théorique fondamentale de notre étude est la théorie critique, particulièrement les écrits de Theodor Adorno et de Walter Benjamin. Elle est une référence propre à aider à penser un phénomène comme celui ici étudié, et ce sur plusieurs plans : 1 – le rapport entre musique et société, 2 – l’articulation entre modernité et passé et 3 – l’importance méthodologique de l’analyse musicale dans l’étude des phénomènes musicaux. Pour le rapport entre musique et société, la pensée de la théorie critique postule que non seulement l’art dépend de la société dans laquelle il est pratiqué mais aussi les matériaux et les œuvres changent au gré de l’histoire. L’histoire de l’art – les choix individuels des artistes – est conçue, par suite, comme étant intimement articulée avec les transformations que connaît la société. Cette conception nous invite ainsi à examiner les conditions sociales qui ont rendu possible dans le monde arabe l’émergence d’une posture de création musicale comme celles d’Essyad, Moultaka et Haddad. Aussi nous invite-t-elle à nous interroger sur les transformations qu’ont dû connaître, au sein de ces cultures, l’objet-matériau aussi bien que le sujet-compositeur. Voilà qui appelle l’approche anthropologique. En outre, la modernité, dont l’une des caractéristiques est l’accroissement de la liberté individuelle sous la contrainte sociale, est elle aussi pensée au regard de l’histoire et des dynamiques sociales ; elle ne saurait donc se résumer à un simple choix idéologique. Mais la modernité dans la théorie critique est loin d’être réduite à un progrès linéaire, à sens unique. La philosophie de l’histoire de Walter Benjamin insiste sur le fait que l’histoire n’enterre jamais définitivement les vies passées et que le processus de la modernité est toujours rattrapé par ce qui vit encore dans le passé, ce qu’y a été refoulé et qui peut s’avérer d’une grande actualité. Ainsi, l’emploi du matériau musical traditionnel peut-il être envisagé comme le désir de recouvrer ce qui vit dans le legs musical et non pas forcément comme affiche identitaire. Enfin, la théorie critique, Theodor Adorno particulièrement, soutient que la vérité des phénomènes musicaux, quoique leur fondement soit social, se déchiffrent en dernier ressort dans la musique elle-même, dans sa complexion interne, que seule l’analyse musicale peut éclairer dans le langage verbal. Cela nous conduit, du reste, à articuler les approches anthropologique et musicologique.
Notes de bas de page
1 On renverra par exemple à cette définition qui entend la notion de « musique contemporaine » en termes de radicalité, de critique et d’autoréflexion : « musique contemporaine […] renvoie […] à l’héritage de musiques très différentes, mais radicales, remontant au moins au début du xxe siècle, un héritage qui persiste, en dépit de tout, et continue à poser des problèmes de matériau musical, de forme et de structure dans des voies qui peuvent le mieux être décrites comme critiques et auto-réflexives » (Deliège & Paddison 2001, 7).
2 Muwashshah : forme vocale arabe traditionnelle. Pour les termes musicaux techniques, notamment arabes, voir le glossaire en annexe.
3 Pour toutes les citations en langues étrangères, et sauf autre mention, c’est nous qui traduisons.
4 On pensera également au cas de la Chine où, dès les années 1980, des structures ont été mises en place pour la formation de compositeurs chinois, dont certains sont devenus mondialement connus (Bernard 2011).
5 « This raises an issue that informs many essays in this collection : whether the structure of representation of the other constructs an unequal relation between aesthetic subject (the composer, and later the audience identifying with the composer) and object (the music or culture being represented) ; that is, the question of the extent to which this relation of musical representation must inevitably involve the attempt aesthetically and discursively to subsume and control the other. »
6 « An Asian composer in the West uses techniques devised by a Western composer inspired by Asian philosophy –the work is played for an Asian audience which hears it as an artifact of the bizarre West. Orientalism is reflected back-and-forth like a musicultural mise-en-abyme. »
7 « Fragments of imperialist (exporting Western musical values through conservatory education) and colonialist (importing non-Western musical materials for use in Western art-music settings) ideologies are both found here, but the music of the Asian neo-Orientalists, at its best and most provocative, manages to subtly subvert them both » (Corbett 2000, 180).
8 « […] we might […] consider whether there is value in the attempt to shore up the boundaries and differences between distinct musical systems and aesthetic traditions, not in the cause of some questionable ideological embrace of, or nostalgia for, musical autonomy, authenticity, or essentialism, but as a productive tactic of “strategic essentialism” in music to stimulate cultural diversity and mark distinct social identities. Where the current trend is toward the celebration of hybridities without end, and in the face of the global circulation of the entire archive of music history promised by the internet, a “postpostmodern” interest in musical boundaries, embeddedness, and location may have increasing creative salience. » (Born & Hesmondhalgh 2000, 42)
9 http://www.cdmc.asso.fr/en/node/14528 [archive]
10 Lisack souligne également cette velléité orientalisante chez des ensembles musicaux européens qui collaborent avec les compositeurs ouzbeks (Lisack 2019, 248).

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