Préface
p. 4-8
Texte intégral
1Le livre d’Anis Fariji que vous avez entre les mains n’est pas seulement un livre de musicologie de plus sur des compositeurs que l’on connaît trop mal. Ce serait de toute façon déjà un mérite à saluer. La musicologie prend actuellement un énorme retard rédactionnel vis-à-vis des compositeurs des générations qui ont suivi celle de Darmstadt, et qui font l’objet de trop peu de recherches et de monographies, et cela vaut autant pour l’historiographie, avec des archives qui sont en train de se perdre, que pour l’analyse musicale, avec un nombre tout à fait infime de travaux sur les œuvres du vingt-et-unième siècle. Pouvoir bénéficier d’un travail approfondi sur des compositeurs vivants, comme Ahmed Essyad, Zad Moultaka et Saed Haddad, c’est d’emblée un immense parti pris contre l’ostracisme général fait à une musique dont l’aspect « savant » ne sert de repoussoir qu’à ceux qui ont pris parti contre l’intelligence. Le livre d’Anis Fariji, outre ses immenses qualités analytiques, qui puisent dans une connaissance approfondie des ressources musicales de toutes les cultures impliquées et une connivence très pénétrante avec les œuvres, montre également comment l’esthétique contemporaine, en plus de la qualité philosophique de ses énoncés, est capable de déplacer sa sensibilité et de mettre en valeur des répertoires qui ne sont rares que parce qu’on les ignore.
2L’éclatement des styles musicaux qui a marqué, dès les années 1960, l’explosion de la « bulle spéculative » sérielle a peut-être rendu les approches esthétiques plus complexes et le discernement musicologique plus prudent. Le monument formaliste qui devait assurer la « suprématie musicale » de l’Allemagne (dixit Schoenberg) et de tout le Vieux Continent derrière elle s’était pour ainsi dire effondré sur lui-même. Le premier coup est venu de ce nouveau continent, « découvert » cinq siècles plus tôt, et venu régler à grand renfort de moyens militaires les vieilles querelles européennes. On ne se méfie pas assez des amis, surtout quand on contracte des dettes à leur égard... L’antagonisme entre Boulez et Cage ne tenait pas seulement à un malentendu sur le rôle de l’aléatoire, comme voudrait le faire croire leur correspondance. Après tout, Xenakis pouvait mettre tout le monde d’accord en introduisant, avec la stochastique, le formalisme au sein même du problème de l’aléa. Non, il s’agissait de quelque chose de plus profond, dont l’origine était liée à l’exposition de la culture américaine à une autre influence : celle de l’Orient. Car à travers cette immense étendue marine, qui, entre Pearl Harbourg et Hiroshima, s’était très improprement appelée « Pacifique », la civilisation « occidentale », à travers des compositeurs comme John Cage, et aussi Harry Partch, était en contact avec une autre philosophie de la vie, et donc de l’art. L’influence du bouddhisme zen, passé par la culture japonaise, arrivait au sein même de l’édifice le plus complexe de la culture, le monde de la composition, caractérisé, depuis plusieurs siècles, par la maîtrise de l’écriture musicale, qui avait permis l’édification de monuments contrapunctiques et harmoniques, le développement, avec l’orchestration, de l’écriture du timbre, et constituait encore jusqu’au début du vingtième siècle un avantage technologique déterminant de l’Occident vis-à-vis du reste du monde. L’invention de l’enregistrement et la dissémination des outils de reproduction et d’écriture sonores allaient rebattre bien des cartes…
3Par d’autres chemins, le bouddhisme avait déjà ébranlé l’assurance du rationalisme philosophique historique, dès le dix-neuvième siècle, avec Schopenhauer, initié à la pensée bouddhique par l’orientaliste Friedrich Majer peu de temps avant de rédiger son œuvre majeure : Le Monde comme volonté et comme représentation. La place de l’Orient, étudié ou fantasmé, dans l’œuvre des grands compositeurs de l’orée du vingtième siècle est bien plus importante qu’il n’y paraît, et elle n’est pas seulement le fruit des représentations données dans des expositions « universelles » à fortes connotations coloniales. Il y avait aussi un intérêt pour un Orient plus proche, celui de l’autre côté de la Méditerranée, ce qu’attestent la présence au congrès du Caire de 1932 de Béla Bartók et de Paul Hindemith. Bartók avait déjà largement documenté à quel point l’Empire ottoman s’était approché de Vienne et de la Hongrie. À quelques encablures du nord de l’Italie, les intervalles musicaux ne se pliaient guère à un quelconque tempérament chromatique. Pour l’anecdote, une trompette à quart de ton, fabriquée à Odessa par un facteur nommé Josef Sediva, figurait à l’Exposition universelle de Paris de 1889. Primée, elle fut donnée par son fabricant au conservatoire de Paris et figure encore aujourd’hui dans les collections du musée de la musique1. On ne sait pas l’usage qui en a été fait, mais il fut sans doute assez restreint. C’est une trace parmi d’autres que l’échelle à douze sons était considérée comme une limitation importante dans des cultures très proches.
4Il y a, pour la musique, une étrange ressemblance entre la nécessité esthétique d’une homogénéité stylistique, et la revendication de caractéristiques identitaires. En ce sens le fossé entre la polyphonie tonale occidentale et les échelles modales du monde arabe est peut-être bien plus profond que les abysses de la Méditerranée. Pourtant, l’intérêt pour cet « ailleurs » si proche ne va pas que dans le sens de l’orientalisme. Il y a aussi un « occidentalisme ». D’abord parce que le savoir et la pratique musicale occidentaux ont essaimé tout autour de la Méditerranée. On trouve des pianos aussi bien au Maghreb qu’au Machrek. Et aussi des fanfares ou des orchestres. Aucun des instruments concernés n’est tout à fait adapté à la tradition modale mais, à travers l’institution des conservatoires puis des « instituts supérieurs de musique », s’instaure une forme de cohabitation. Avec parfois d’étranges hybridations. J’ai le souvenir d’un compositeur syrien écrivant des fugues sur des thèmes à quart de ton. Une telle hybridité n’est pas sans provoquer un double sentiment d’étrangeté…
5Mais la musique d’avant-garde, en revendiquant un rejet des traditions, n’est évidemment pas liée à un quelconque conservatisme identitaire. La possibilité de démontrer une originalité personnelle, de construire son propre univers, ne fait pas que faire sauter les frontières archaïques des possibilités musicales : elle peut aussi abolir les frontières des sensibilités nationales. Ce qu’on a appelé « musique contemporaine » a peut-être été avant tout une incitation à être prêt à tout écouter, bien avant que ce qu’on a appelé la postmodernité ne vienne laminer les excentricités et les saillances. Le problème de fond est l’articulation de l’idée de modernité avec celle d’universalité. Car l’émergence d’un « style international » dans la musique savante issue de Darmstadt et le phénomène de la globalisation qui a massifié la production musicale en édulcorant les acquis de la musique populaire donnent aussi la mesure de la difficulté à maintenir une originalité des œuvres dans un régime de standardisation de l’écoute.
6Aussi, les trois compositeurs que nous invite à découvrir (ou à mieux connaître) Anis Fariji nous mettent en face de trois réponses singulières à des situations géopolitiques et historiques qui, tout en partageant cette réalité d’une double culture, ne sont pas exactement les mêmes. La musique n’est pas une abstraction sans racines : elle fait face aux réalités de la guerre, des conflits, de l’exil et des métissages. Mais elle témoigne aussi d’un désir plus lumineux de faire face au destin pour s’élever vers un ciel que nous partageons tous.
Notes de bas de page
Auteur
Professeur de musicologie à Sorbonne Université

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