Le rêve arabe en sons et en images
L’opérette de l’arabité populaire
p. 106-121
Texte intégral
C’est vraiment la caractéristique arabe par essence, à savoir qu’ils font par la parole ce qu’ils devraient faire par des actes. (…) Tout l’arsenal militaire de la planète ne saurait produire des victoires comme le font les paroles des Arabes.
Abdullah al-Qasimi1
1Les ressources du son et de l’image, celles où les clivages sociaux liés à la maîtrise de la parole savante sont le moins opérants, ne seraient-elles pas le domaine où s’exprime, de façon privilégiée, la nostalgie du rêve arabe ? En définitive, la chanson et le cinéma ont davantage contribué à forger l’imaginaire régional que la littérature. Plus exactement, c’est leur combinaison, par la comédie musicale, qui a offert la réunion la plus marquante de la « grande nation », au point, du reste, que les acteurs politiques n’ont pas manqué de s’y associer, à commencer durant la période nassérienne. Toutefois, les profondes mutations des sociétés arabes, liées notamment à l’exode rural, au progrès de l’éducation et à la présence en force des classes d’âge les plus jeunes, ont accompagné, à partir des années 1970, l’essor des industries culturelles qui se sont dégagées de l’hégémonie exercée par le pôle égyptien tout au long d’une grande partie du xxe siècle. Bien davantage intégrées au marché global, ces industries se développent désormais selon la logique de ce dernier, avec un vivier de clientèle aussi large que possible et donc, par définition, plus proche de l’extension linguistique maximale de la « grande nation » que des multiples micromarchés spécifiques à chaque État ou sous-ensemble régional. C’est dans cette perspective qu’il convient d’observer les transformations successives qu’a pu connaître, grâce au couplage de la chanson et de l’image, cette étonnante figuration de l’idée arabe qu’est l’« opérette nationaliste », inventée en Égypte au milieu du siècle dernier et réinventée au temps des chaînes satellitaires.
L’« astre d’Orient » et la voix des Arabes
2Trois ans après le traumatisme de la défaite de 1967, le président Gamal Abdel Nasser décédait d’une brutale crise cardiaque. Lors de ses funérailles, la bonne ordonnance du cortège officiel, avec la participation de l’ensemble des chefs d’État des pays frères (à l’exception notable du roi Faysal d’Arabie saoudite), céda rapidement sous la pression d’une marée de plusieurs millions d’Égyptiens venus porter en terre le symbole de l’arabisme. Cinq ans après, la même scène se répéta avec une foule presque aussi considérable pleurant la disparition de la voix arabe par excellence, la chanteuse Oum Kalthoum. Un demi-siècle plus tard, ces deux figures jumelles d’une ‘urûba qui associait le leadership incontestable de la région à une indiscutable hégémonie culturelle, sont définitivement entrées dans l’histoire. Mais tandis que la figure de Nasser continue à charrier toutes les questions d’un héritage politique controversé, la mémoire collective de la région garde le souvenir intact de celle qu’on appelait l’« astre d’Orient » (kawkab al-sharq).
3Quel que soit son incomparable talent, Oum Kalthoum n’aurait pu s’installer au sommet du panthéon de la chanson arabe si elle n’avait été égyptienne, tant Le Caire est resté, un siècle durant, l’incontournable pivot de la culture régionale. En effet, si l’idée nationale a bien vu le jour dans les pays du Levant vers le dernier tiers du xixe siècle, c’est en Égypte que se concrétisa l’essentiel du renouveau culturel, en particulier grâce à la contribution d’une importante émigration levantine, qui joua un rôle central dans le développement d’une presse moderne. À l’imprimé des débuts de la « renaissance » arabe vint s’ajouter très rapidement une autre technologie majeure de l’époque, celle de l’enregistrement musical. L’écoute différée de la musique, au départ davantage pratiquée en public qu’en privé en raison du relatif coût des équipements, se développa ainsi dans les dernières années du xixe siècle, au moment où le pays découvrait le cinéma (en 1896, à Alexandrie). Vingt ans plus tard, lorsqu’un des pionniers du théâtre professionnel, l’acteur Mohammed Karim, créa la première société de production cinématographique égyptienne en 1917, il existait déjà plus de 80 salles de projection dans le pays. La véritable révolution, toutefois, eut lieu par la suite, lorsque le cinéma parlant permit l’association du son et de l’image. Très rapidement, un industriel nationaliste, Talaat Harb, qui, après avoir fondé la banque Misr, premier établissement financier national, avait créé, dès 1925, la Société égyptienne pour la représentation et le cinéma, comprit les enjeux d’une telle invention2. À côté des courts métrages publicitaires et autres bulletins d’information, la production par les studios du Caire de films chantants, accompagnés d’inévitables et très appréciés intermèdes de danse orientale, furent ainsi, entre le début des années 1930 et la fin des années 1960, le principal vecteur de la production à grande échelle de sons et d’images dont le partage s’avéra essentiel pour la construction de références communes à la région. Même la grande Oum Kalthoum, élevée dans un milieu traditionnel, formée par la pratique religieuse et de ce fait moins préparée que d’autres à cet exercice (au regard par exemple de la Syrienne Asmahan), n’eut d’autre choix que de se livrer elle aussi à cette expérience, ce qu’elle fit dès 1935, soit trois années seulement après les débuts dans le pays du film parlant. Pratiquement sans rivales dans tout l’espace arabophone, les industries égyptiennes de l’image et du son permirent, durant les décennies suivantes, l’éclosion d’une génération particulièrement talentueuse. Le Caire et Alexandrie furent les principales scènes sur lesquelles les artistes et vedettes de l’époque, compositeurs, paroliers, interprètes, danseuses, etc., trouvaient une consécration qui leur ouvrait les portes du grand public, y compris dans des zones encore totalement sous l’influence française, comme au Maghreb.
4Si ces stars de l’image et de la voix arabes étaient très souvent égyptiennes, l’industrie musicale et cinématographique de l’époque était déjà largement panarabe, du fait de la porosité des frontières linguistiques et culturelles et de migrations, tantôt relativement anciennes (la famille de Mahmoud Bayrem Ettounsi, parolier de quelque cinq cents chansons, avait ainsi émigré de Tunisie quelques décennies avant sa naissance), tantôt plus récentes (comme dans le cas de la famille du célèbre Farid El Atrache, frère d’Asmahan, déjà citée, venue de Syrie dans les années 1920). Le caractère régional de ce marché fut renforcé par la force d’attraction du pôle égyptien, devenu un passage obligé pour les divers talents en provenance de tous les horizons. La Libanaise Sabah (née Jeanette Feghali) fut ainsi une des premières à gagner Le Caire, au milieu des années 1940, pour se lancer, avec plus ou moins de réussite, dans une carrière internationale hors de la région après avoir conquis la célébrité sur les scènes et les écrans égyptiens. Significativement, cette dimension transnationale du marché sera très vite prise en compte. Bien avant les plateaux des chaînes satellitaires actuelles et leurs concours qui regroupent des participants venus de toute la région3, de grands interprètes avaient imaginé, dès la fin des années 1960, d’intégrer à leur répertoire naturel (en arabe classique mais plus souvent en égyptien) telle ou telle variante locale, éventuellement associée à un marché prometteur. Abdel Halim Hafez fut une des premières stars de la chanson égyptienne à interpréter, à la fin des années 1960, quelques morceaux inspirés du folklore koweïtien. Au fil du temps, cette pratique ne fera que s’accentuer : en lieu et place d’une langue unique (qu’il s’agisse de la koinè issue de l’arabe classique modernisé ou du dialecte égyptien institué comme norme régionale), l’accroissement spectaculaire des communications et des échanges aura favorisé en définitive un système dans lequel émetteurs et récepteurs sont capables de s’adapter à un environnement pluriel, avec des auditeurs passant désormais sans problème d’un code linguistique à un autre, tandis que les interprètes systématisent une sorte d’ubiquité professionnelle en associant dans leur répertoire différents accents locaux4.
5Acteur politique charismatique d’une rare éloquence, Nasser n’était pas homme à ignorer combien la prééminence égyptienne sur les sons et les images partagés dans l’espace arabe pouvait être utile à son projet politique. Dans le cadre de la nationalisation de pans entiers de l’économie du pays engagée au début des années 1960, les médias et les industries culturelles passèrent sous le contrôle de l’État. Avec de nombreux pays tout juste indépendants, quand ils n’étaient pas encore sous domination étrangère, la concurrence demeurait très faible au sein du système culturel et médiatique arabophone. Les messages émis depuis Le Caire étaient donc facilement reçus, et généralement accueillis avec enthousiasme. Ils s’adressaient non seulement aux habitants de la République arabe unie, cette brève alliance, de février 1958 à septembre 1961, entre l’Égypte et la Syrie, mais encore à tous les membres d’une « nation arabe » unie en imagination autour de figures symboliques, qui faisaient naître des rêves de victoires politiques, et des rêves tout court, souvent avec les mêmes interprètes. À l’image de la plupart des artistes et des intellectuels du pays, les stars de la scène arabe acceptèrent de concourir au projet arabiste, sans doute parce qu’ils jugeaient que ce choix pouvait être utile à leur carrière, mais aussi pour répondre à de sincères convictions, en accord avec une conception de l’engagement artistique très présente dans l’idéologie de l’époque. À nouveau, la figure d’Oum Kalthoum est exemplaire de cette démarche, en dépit d’une collaboration difficile avec le nouveau régime dans les premiers temps, en raison d’une carrière déjà largement entamée à l’époque du roi Farouk et même de son prédécesseur (on raconte à ce sujet qu’il fallut l’intervention directe de Nasser pour que la chanteuse retrouve toute sa place sur les ondes de la radio nationale après la révolution de 1952). Durant les grandes heures du nassérisme, mais peut-être plus encore après le traumatisme national de la défaite de 1967, la « quatrième pyramide » de l’Égypte mit ainsi au service de l’arabisme nassérien l’authentique vénération suscitée par son art partout dans la région. En parallèle à son œuvre musicale tournant autour des inévitables thématiques du genre, à commencer par la romance sentimentale, elle n’hésita pas à mettre sa voix au service de l’idéologie du régime avec de nombreuses chansons telles que le célèbre Thuwwâr, thuwwâr (« Révolutionnaires, révolutionnaires »), composé en 1961 par Riad Al Sunbati sur des paroles en dialecte égyptien de Salah Jahin. À l’instar du peuple égyptien, et même arabe, elle ne retira jamais son soutien au leader incontesté de l’arabisme : après la défaite de 1967, elle voulut ainsi participer à l’effort de guerre en donnant nombre de concerts dont certains se déroulèrent, par exception, à l’étranger, comme celui qu’elle donna à l’Olympia de Paris en novembre 1967.
Une opérette : « la Grande Patrie arabe »
6« Chanteuse du peuple » (mutriba al-sha‘b) selon un autre de ses surnoms, Oum Kalthoum jouissait d’une popularité sans égale tout en cultivant un style marqué par une distinction et une réserve toutes personnelles. La diva menait sa vie privée en toute discrétion, à la différence des autres vedettes qui ne craignaient pas de copier la « vulgarité » des modèles hollywoodiens et de leurs scandales à répétition. La spécificité de son image publique, pour ne rien dire de sa proverbiale rivalité avec le chanteur et compositeur Mohammed Abdel Wahab et plus encore le fait qu’elle ne se reconnaissait aucune concurrente qui aurait pu seulement mériter de se mesurer avec son propre talent expliquent sans doute qu’on ne trouve jamais son nom au générique d’une des nombreuses « opérettes » créées à cette époque5.
7Plongeant ses racines dans le répertoire du théâtre chantant de la fin du xixe siècle, l’opérette, dans sa définition égypto-arabe, est avant tout un prolongement de la chanson nationaliste incarnée, dans le cas égyptien, par Sayed Darwich, considéré comme « l’inventeur » de la musique arabe moderne, auquel il apporta une instrumentalisation adaptée du répertoire européen. Dramaturge, compositeur et interprète, il créa notamment Bilâdî, bilâdî (« Mon pays, mon pays »), chanson patriotique composée à partir d’un discours de Mustafa Kamil, une des grandes figures des luttes nationales au début du siècle. Devenu l’hymne national égyptien, Bilâdî, bilâdî n’en a pas moins conservé toute sa charge symbolique et continue à être entonné lors des manifestations politiques, sur la place Tahrir par exemple durant les soulèvements qui ont conduit à la destitution du président Moubarak.
8Même si elle a connu des développements dans un registre purement distractif avec par exemple, au Liban, les œuvres des frères Rahbani interprétées par Fairouz, l’opérette (al-ûbrît en arabe) constitua, au moins dans cette période particulière des années 1960, un style militant unique en son genre. Associée à un enregistrement visuel d’une dizaine de minutes (éventuellement réalisé au cours d’une représentation publique), elle accompagna l’effervescence nationaliste. Son principe, invariable, consistait à réunir un ensemble de vedettes, si possible en provenance de contrées diverses, pour l’enregistrement d’une chanson « engagée », sur des thématiques telles que la lutte contre les puissances étrangères ou encore la mobilisation populaire pour le progrès de la nation. Visuellement, elle proposait un montage de type cinématographique faisant alterner les gros plans sur les vedettes avec des cadrages plus larges, lesquels très rapidement – avec al-Jîl al-sâ‘id (« génération montante ») par exemple, dès 1961 – comportèrent des images d’actualité. Ne serait-ce que par sa musique, qui incluait assez souvent des chœurs sur une mélodie inspirée des marches militaires, l’opérette ne faisait pas mystère du registre sur lequel elle se situait, celui de la mobilisation populaire.
9Produite en 1960 à l’occasion de la pose de la première pierre du haut barrage d’Assouan (dont le projet fut source, entre autres facteurs, de la rupture entre les États-Unis et l’Égypte, laquelle se tourna dès lors vers l’Union soviétique), al-Watan al-akbar (« La très grande patrie »), fut une des premières productions de ce type. Alors que la plupart d’entre elles ne survivent plus que dans la mémoire des ultimes nostalgiques des grandes heures de l’arabisme, al-Watan al-akbar continue à nourrir l’imaginaire politique de la région, y compris dans ses combats les plus récents. Avec des paroles d’Ahmad Shafiq Kamil, auteur de nombre des « classiques » de la chanson moderne tel le célèbre Anta ‘umri d’Oum Kalthoum, et une musique d’Abdel Wahab, autre « monstre sacré » de la scène musicale de l’époque, la réalisation d’al-Watan al-akbar réunit une pléiade de vedettes du cinéma chantant : Abdel Halim Hafez, Najet Essaghira, Shadia et Fadia Kamel pour l’Égypte, pays qui se taillait naturellement la part du lion au générique, ainsi que Najah Salam et Sabah pour le Liban. Prévue à l’origine, Fayza Ahmed, à la fois syrienne et libanaise par ses parents, ne participa pas à l’enregistrement, mais une seconde version, tournée quelques mois plus tard, permit l’adjonction de la chanteuse algérienne Warda, avec des paroles évoquant la guerre de libération qui faisait alors rage dans son pays.
10Présente dans bien d’autres œuvres de ce type, l’ombre de Nasser ne figure dans « La très grande patrie » que sous forme d’allusions, par exemple à travers un jeu de mots qui évoque « la beauté de la révolution » en utilisant le prénom du leader égyptien (Gamal, « beauté »). En effet, comme le titre l’indique, il s’agit avant tout d’un hymne à la patrie arabe, « du Golfe à l’Océan, de Marrakech à Bahreïn », avec la mention des dernières « victoires » (un terme que reprendront par la suite, pour s’en moquer, détracteurs et satiristes), de la lutte contre le colonialisme et, bien entendu, de la question palestinienne, mais aussi de la crise de Suez en 1956 et de celle de Beyrouth en 1958 (qui avait vu un débarquement des forces nord-américaines pour empêcher un renversement du président Chamoun et la mise en place d’un pouvoir favorable aux nationalistes arabes), ou bien encore de l’actualité internationale avec « le feu qui détruit l’Algérie ». Représenté sur scène dans toutes ses composantes sociales par le truchement de figurants et figurantes dansant au rythme de la chanson, le peuple de la nation « qui grandit jour après jour » chante sa fierté d’être arabe et se mobilise pour ces « lendemains qui chantent » que promet la construction du barrage grâce auquel il devient possible de tout cultiver. Sous la houlette de Mohammed Abdel Wahab dont la baguette énergique – ainsi que la silhouette en contre-jour dans la première séquence – pourrait être interprétée comme une évocation subliminale du chef guidant la nation, les vedettes sont réunies pour un final dans lequel le défilé martial du début se transforme en une procession de torches illuminant l’avenir, tandis que flotte la dizaine de drapeaux des différents États arabes déjà indépendants à cette époque.
La destinée d’un genre perdu pour l’histoire
11Une fois refermé le chapitre des grandes heures de l’arabisme, on aurait pu penser que l’opérette était vouée à disparaître. De fait, durant les dernières années du siècle passé, ce genre, sous sa forme épico-nationaliste en tout cas, disparut des écrans, à l’exception d’une expérience sans lendemain, sous le titre Ikhtarnâ-hu, baya‘nâ-hu (« Nous l’avons choisi, nous lui avons fait allégeance »), à la gloire du président Moubarak et réservée de ce fait à la seule édification des téléspectateurs égyptiens6. Au sein d’un marché culturel de plus en plus mondialisé, l’opérette allait pourtant retrouver une nouvelle jeunesse, peut-être sous l’influence tardive de ces grands succès planétaires que furent les chansons humanitaires nord-américaines du milieu des 1980 (avec Bob Geldof et le Band Aid et surtout le collectif USA for Africa de We Are the World).
12Portée par les événements de la seconde Intifada palestinienne à partir de septembre 2000, une vidéo, intitulée fort à propos al-Hulm al-‘arabî (« Le rêve arabe ») allait en effet passer en boucle sur un très grand nombre de chaînes de la région. Associant plus d’une vingtaine d’interprètes de premier plan venus de pratiquement tous les pays de la région, « Le rêve arabe » reprenait la recette des opérettes « historiques » en combinant numéros musicaux et extraits d’actualités pour célébrer le projet unitaire. Sur un rythme bien plus rapide que dans les versions des années 1960, conformément à l’évolution des goûts et des possibilités techniques, les images « réelles », qui retracent à grands traits l’histoire récente de la région, alternent avec celles des interprètes filmés en train de se produire sur scène ou encore de travailler en studio, sur le modèle des chansons réalisées par les stars occidentales pour les grandes campagnes de charité de l’époque. Pour l’essentiel, le message se propose de « réveiller le rêve arabe » et de retrouver l’unité perdue car, comme le disent les premières lignes du texte, les « générations et générations [à venir] vivront sur nos rêves, et ce que nous disons aujourd’hui compte dans le bilan de nos vies ». Dans ce clip adressé par conséquent aux générations futures, les visages d’enfants, souvent en larmes, sont au cœur d’une scansion qui repose sur l’opposition systématique entre la violence exercée par l’occupant étranger (israélien) et la souffrance des victimes civiles désarmées. Pas de foules rassemblées, pas d’images de forces armées (si ce n’est dans le bref rappel historique du début), peu de portraits de leaders même si celui de Nasser est (évidemment) présent dans les premières séquences. Dans « Le rêve arabe », la dimension collective du récit est produite par l’addition des participations individuelles, celle des vedettes (seulement partiellement réunies, sans doute pour des raisons pratiques) mimant celle de chaque individu invité à se lever à son tour pour que renaisse le rêve arabe. Encadrant la narration, les initiateurs du projet, les frères Aryan, deux Égyptiens d’origine palestinienne, sont présents au tout début du clip par l’image et par le son, et à la fin, à travers quelques lignes en forme de morale : « La graine a commencé par une vision / et la vision était un rêve / un rêve qui s’est achevé par une réalité palpable. » En d’autres termes, la réalisation de la vidéo se suffit à elle-même en se substituant à tout autre objectif ; sa représentation médiatique fait du rêve – arabe – une réalité !
13Bien entendu, lorsque « Le rêve arabe » est tourné en 1998, ce n’est plus la puissance publique qui commandite une telle œuvre mais un prince saoudien, Al-Walid ben Talal Al Saoud, à la tête d’une des plus grosses fortunes mondiales, avec notamment la société Rotana, très important label musical pour les artistes de la région. C’est lui qui aurait financé, pour plus d’un million de dollars, ce remake de l’« opérette nationaliste », diffusé dans tous les foyers de la région, sur une échelle plus impressionnante encore qu’au temps du cinéma égyptien grâce au maillage serré des nouvelles chaînes satellitaires construites à partir des fortunes privées du Golfe.
14Les frères Aryan répéteront l’opération, dix ans plus tard, à l’occasion d’un autre clip, nettement plus long, intitulé cette fois al-Damîr al-‘arabî (« La conscience arabe »). En dépit d’un casting plus impressionnant encore puisqu’il associe plus d’une centaine de vedettes, les chaînes télévisuelles ne le diffuseront pas avec la même unanimité. Sa reprise par les réseaux sociaux, désormais en pleine expansion, pallie toutefois ce demi-échec. Conformément aux lois du genre, « La conscience arabe » met en scène des stars de la chanson populaire dont les contributions sont accompagnées, après un court préambule historique relativement apaisé, par une litanie d’images de victimes et de souffrances, tirées des soulèvements palestiniens et des conflits interarabes entre 1998 et 2008. Comme dans la réalisation précédente, le message est moins politique qu’humaniste : « Les gens n’ont plus de cœur, ils ont perdu tout sens de l’honneur, on dirait bien qu’on a oublié un jour que les Arabes étaient frères. » De la même manière également, une intervention finale, adressée aux spectateurs par les réalisateurs, propose une morale – sur un mode plus injonctif que précédemment toutefois : « Nous devons nous appuyer sur notre conscience pour construire notre rêve arabe. (…) Certes, nous voyons que l’image [de la réalité] est sombre, mais c’est notre faute. »
15Les deux réalisations des frères Aryan bénéficient de facilités techniques et obéissent à des canons esthétiques qui n’ont plus grand-chose à voir avec les « modèles » nassériens mis en circulation trois, voire quatre décennies plus tôt. Néanmoins, la parenté des différentes productions autorise à les rapprocher. Les unes comme les autres, elles sont articulés fondamentalement sur les mêmes ressources (l’emploi de stars de l’image et du son mettant leur popularité au service du message panarabe) et ont indéniablement reçu un très grand écho auprès du public. Mais cette parenté est aussi l’occasion de constater à quel point les récits de la « grande nation » ont subi une transformation considérable. L’évolution des styles musicaux, de la marche militaire à la romance, souligne de façon presque caricaturale la métamorphose du discours sur l’arabité. Dans les années 1960, il était militant et même guerrier, tourné vers l’avenir, confiant dans la mobilisation collective. Au passage du siècle, il a pris une tonalité totalement différente, proche de la complainte, et il est adressé à des individus isolés, en proie à une accumulation de souffrances et de défaites, pour les enjoindre, par un sursaut de conscience, à s’unir, comme pour sauver ce qui peut l’être encore. Les opérettes des années 1960 étaient tournées vers la réalisation d’un objectif placé au-delà du temps de la performance ; celles des frères Aryan donnent au contraire le sentiment de se suffire à elles-mêmes, comme si l’énonciation du projet valait pour sa réalisation (sur internet, la version initiale de al-Damîr al-‘arabî, déjà relativement longue – dix-huit minutes – cohabite avec une autre de plus de trois quarts d’heure, tournée à Beyrouth devant un public fourni, dont la présence apparaît comme une sorte de validation populaire de cette initiative).
16La transformation du projet initial de l’opérette est encore plus manifeste dans une des ultimes formes que celle-ci a pu prendre, en novembre 2011. Alors que la région continuait à être ébranlée par les suites des soulèvements populaires qui avaient débuté un an plus tôt, un financement des Émirats permit la production de Bokra (« Demain »), une chanson humanitaire diffusée à travers les médias arabes pour recueillir des fonds au profit des enfants de la région. Adaptation régionale de Tomorrow (A Better You, Better Me), thème créé par la star nord-américaine Quincy Jones, lui-même mis à contribution pour les arrangements et le tournage, Bokra ne s’écarte pas d’une formule qui avait fait florès en associant plus d’une vingtaine de vedettes venues de seize pays du Maghreb et du Moyen-Orient. Poursuivant une logique déjà en germe dans les deux superproductions précédentes, les illustrations de la vidéo, conformément à son objectif caritatif, se focalisent désormais exclusivement sur des portraits d’enfants, qui apparaissent tous gais et souriants et non plus comme les victimes des guerres et des souffrances. Toutes les références indiquent qu’il s’agit d’un projet pensé et diffusé à l’échelle panarabe (la participation de la chanteuse Shakira est ainsi introduite sur le site internet dédié au clip par le rappel de ses lointaines origines libanaises). Pourtant, dans cette version arabisée d’une chanson dont les paroles initiales ont été modifiées pour l’occasion, à aucun moment l’adjectif « arabe » n’est utilisé pour désigner cette région du monde, qui n’apparaît, dans le texte, que sous la forme – très ambiguë puisqu’elle peut désigner aussi bien un État en particulier que la nation tout entière – « mon pays » (bilâdî). Alors que les conflits du moment tracent de nouvelles frontières au sein d’un système régional en proie à des crises profondes, les codes du « rêve arabe », naguère mobilisés pour construire la « très grande patrie », appellent à un lendemain dans une nation qui n’a, littéralement parlant, plus de nom.
Vie et mort de l’opérette nationaliste
17Au temps de la révolution égyptienne, le destin de l’opérette nationaliste sera résumé avec un humour féroce par Bassem Youssef, un cardiologue devenu une des plus grandes stars des médias après le succès sans précédent de ses vidéos satiriques sur YouTube. Alors qu’il fait déjà l’objet de poursuites judiciaires sous l’accusation d’insultes à l’islam et au président Morsi (issu des Frères musulmans et renversé par le coup d’État du général Sissi), Bassem Youssef diffuse en avril 2013, dans son émission Al Barnameg (« Le programme »), une nouvelle version d’al-Watan al-akbar. Endossant le rôle du chef d’orchestre tenu naguère par Mohammed Abdel Wahab, il y dirige un chœur d’interprètes selon une mise en scène et des tenues copiées sur le classique par excellence de la chanson panarabe tourné au début des années 1960. Dès les premières mesures, les millions de téléspectateurs qui suivent, chaque semaine, une émission qui est alors au faîte de sa popularité reconnaissent le thème dont les paroles, mille et une fois entendues, leur reviennent immédiatement à l’esprit : « Ma patrie, ma très grande patrie, jour après jour ta gloire augmente… » Si ce n’est que, dans la version imaginée par Bassem Youssef, la « très grande patrie » a été remplacée par un des plus petits États, et aussi un des plus riches, de la région, le Qatar, « le plus jeune des frères [arabes], celui dont, jour après jour, la fortune grossit, celui qui passe sa vie à investir et à se vanter de sa richesse », etc. La reprise sardonique du thème fétiche de l’opérette nationaliste connaît un succès sans précédent sur les médias sociaux à un moment où se multiplient les accusations contre un détournement des objectifs de la révolution au profit des intérêts des puissances du Golfe, capables de manipuler l’opinion à travers leurs médias (la chaîne Al Jazeera est naturellement visée).
18Avec une dose d’humour qui n’exclut pas une certaine tendresse pour une époque révolue, Bassem Youssef exprime les sentiments de la jeunesse qui, partout dans la région, proteste pour un avenir meilleur : les promesses de la « grande nation » jouent, désormais, un air trop connu !…
Notes de bas de page
1 Abdullah al-Qasimi (Buraydah, 1907-Le Caire, 1996), al-‘Arab zhâhira sawtiyya (« Les Arabes, un phénomène élocutoire »), Köln, Manshurat al-Jamal, 2006.
2 La Société égyptienne pour la représentation et le cinéma (al-Sharika al-misriyya li-l-tamthîl wa-l-sînâma) donnera naissance, en 1935, aux célèbres Studios Misr. Parmi les très nombreuses actions d’éclat de l’homme de génie qu’était Talaat Harb figure également la création d’EgyptAir, en 1932, en complément d’une école de pilotage où est formée, dès 1933, Lotfia Elnadi, la première femme pilote du pays.
3 Sur cette question, voir le chapitre 8, « La téléréalité de la nation des Arabes », p. 124 et sq.
4 Voir à ce sujet notre chronique « Chanson, arabité et caméléonisme linguistique » avec, en illustration, une vidéo d’époque d’Abdel Hamid Hafez, au milieu de musiciens koweïtiens. [En ligne] http://cpa.hypotheses.org/1462
5 Quelques-unes des opérettes évoquées dans cet article sont présentées, avec leurs liens internet, sur le carnet de recherche Culture et politique arabes. [En ligne] https://cpa.hypotheses.org/6471
6 Latifa, Tunisienne ayant fait principalement carrière en Égypte, est la seule vedette importante parmi la dizaine de voix qui participent au pénible exercice d’évoquer, au prix de paroles et d’une musique indigentes, la passion des grandes années nassériennes au temps de son lointain successeur Hosni Moubarak.

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