Le « roman national » arabe et ses canaux…
p. 50-65
Texte intégral
Levez-vous, réveillez-vous, Arabes ! Les flots de paroles ont débordé
Point de faux espoirs, vous n’êtes que des brindilles prêtes à trépasser !
Par Dieu ! De vous votre berceau se plaint, votre tombe est annoncée !
Comment peut-on vous opprimer sans même votre colère provoquer !
Ibrahim al-Yazigi1
1Il y a plus d’un siècle, les médias arabes de l’époque, à savoir la presse et l’édition, jouèrent un rôle prépondérant dans l’élaboration d’un nouveau « roman national » dans la région. C’est grâce à l’imprimé que l’arabisme connut une telle fortune politique ; c’est lui qui permit, à partir de la seconde moitié du xixe siècle, la diffusion d’un nouvel imaginaire politique auprès des élites urbaines dans un premier temps, puis, progressivement, auprès de couches de plus en plus larges de la société. Dans des journaux dont ils étaient bien souvent à la fois les fondateurs et les uniques journalistes, des publicistes, habités par leur vision de la « grande nation » perdue, appelaient à sa renaissance. Au Proche-Orient et en Égypte surtout, leurs éditoriaux mais aussi leurs fictions en « prose vulgarisée » contribuèrent à la diffusion de ces idées qui ont laissé une empreinte si profonde sur l’histoire de la région.
2Aujourd’hui, les médias locaux croient-ils toujours au « rêve arabe » (al-hulm al-‘arabî), figure rhétorique si souvent reprise tout au long du siècle passé pour évoquer l’avenir radieux d’une nation à nouveau rassemblée ? Au-delà du discours d’un certain nombre d’acteurs qui continuent à appeler à l’unité par conviction ou, plus souvent sans doute, par simple convention, c’est dans le fonctionnement même de ces médias, dans leur positionnement par rapport à ceux à qui ils s’adressent, que réside la véritable réponse à une question qui interroge, en définitive, le destin d’un mythe central dans la vie politique arabe depuis l’époque moderne.
Aux origines du roman national arabe : de la foi au fait religieux…
3Pour évoquer l’actualité qui se déroule dans cette partie de la planète, on utilise presque toujours l’expression de « monde arabe ». Sans penser qu’elle est en fait le produit d’une histoire récente, et qu’elle porte en elle une vision politique qui, éventuellement, fait problème. Jour après jour, commentaires médiatiques et déclarations politiques la reprennent, alors même que sont évoqués des événements qui vont à l’encontre de cette représentation. Entre autres exemples, les déclarations d’Abu Bakr al-Baghdadi, calife autoproclamé de l’État islamique, furent ainsi naturellement rangées à la rubrique « monde arabe », quand bien même elles exprimaient leur refus total de cette représentation. Parfaitement clairs sur ce point, les discours du chef de Daech visaient en effet à rompre avec les constructions politiques habituelles : par la lutte armée, il entendait effacer les frontières modernes pour (r)établir une construction politique fondée sur un autre concept, celui de la « nation musulmane » (al-umma al-islâmiyya), où l’élément arabe ne serait plus qu’une composante parmi d’autres.
4Et sans aucun doute, la « nation musulmane », entendue au sens d’une communauté qui ne revêt pas nécessairement des attributs étatiques, a plus de poids historique que la « nation arabe ». À la différence du califat, dont la légitimité n’a cessé d’être remise en cause par tel ou tel groupe de fidèles tout au long de l’histoire, le principe d’une umma musulmane rassemblant l’ensemble des croyants est un credo incontesté, énoncé d’ailleurs à plus d’une reprise par la révélation coranique, comme dans le célèbre verset de la troisième sourate : « Vous êtes la meilleure communauté qu’on ait fait surgir pour les hommes » (kuntum khayr umma ukhrijat li-l-nâs, III/110). En jouant sur l’ambiguïté de l’adjectif « arabe », que l’on peut considérer comme sous-entendu du fait de sa formulation dans cette langue, la citation coranique calligraphiée au-dessus de la tête des chefs d’État dans l’imposante salle où ils se réunissent au siège de la Ligue arabe au Caire, essaie en vain de doter la « nation arabe » (al-umma al-‘arabiyya) d’une telle légitimité. En effet, par les liens qu’elle entretient avec la formule étatique, cette nation-là appartient totalement à l’ère moderne. La chose n’a rien pour étonner puisque les premiers théoriciens du nationalisme arabe ont élaboré leurs idées en relation (et en réaction) avec ce qu’ils découvraient dans les sociétés européennes du xixe siècle, elles-mêmes profondément modifiées par la mise en place de l’État-nation. C’est alors que les pionniers du renouveau imaginèrent une formule politique capable de rassembler les énergies, toutes confessions et ethnies confondues, pour produire un sursaut « national » contre la domination étrangère, celle des puissances coloniales européennes tout comme celle de l’Empire ottoman.
5Historiquement porté, à ses débuts en tout cas, par les nouvelles bourgeoisies urbaines où les minorités ethniques et religieuses étaient particulièrement bien représentées, le roman national arabe formula, pour se donner un avenir, une fiction politique, celle d’une nation dont la gloire perdue devait être retrouvée grâce à la réforme et à la modernisation. Indissociablement liée aux siècles d’or de l’histoire musulmane, la « maison commune » dont les pionniers de la « renaissance » imaginèrent la construction avait néanmoins pour base moins la foi que le fait religieux. Pour devenir le ciment de l’identité collective, l’islam se voyait ôter une part de sa vérité, en tant que révélation divine, pour gagner sur le plan culturel une dimension susceptible de réunir tous les fils de la future nation, quelles que soient leurs origines et leurs croyances.
6En témoigne à sa façon la dynastie des Saoud, même si son arrivée au pouvoir, rendue possible par l’alliance d’une lignée tribale avec le fondamentalisme wahhabite, est en décalage avec les dynamiques régionales de l’époque. Mais c’est surtout l’écho des idées défendues par le mouvement des Frères musulmans (fondé à Ismaïlia en 1928) qui met en évidence combien l’islam, comme référence identitaire, a conservé une indéniable force d’attraction. Si les appels au panislamisme sont devenus (pour un temps au moins) de moins en moins audibles après l’abolition du califat en 1924, l’histoire arabe moderne, même au temps du nationalisme triomphant d’un Nasser au début des années 1960, montre bien que les symboles religieux n’ont jamais réellement disparu de la rhétorique mobilisatrice. À côté des biographies du prophète de l’islam, volontiers présenté sous les traits d’un nationaliste d’avant l’heure, on trouve aussi l’emploi, plus déconcertant au regard du sectarisme actuel, de la plus importante figure du martyrologe chiite, l’imam Hussein, dépeint par Abderrahmane al-Charqawi, un des auteurs à succès de l’Égypte nassérienne, sous les traits du rebelle révolutionnaire par excellence (Al-Husayn thâ’iran wa-l-Husayn shâhidan, 1969).
Les pionniers du roman national arabe
7La « grande révolte arabe » (al-thawra al-‘arabiyya al-kubrâ), qui éclata en 1916 pour conquérir un territoire allant d’Alep au nord de la Syrie jusqu’à Aden au sud de la péninsule Arabique, illustre parfaitement cette ambiguïté du projet national qui n’hésitait pas à jouer sur le registre religieux : son dirigeant, Hussein ben Ali, par ailleurs « chérif de La Mecque », dénonçait ainsi le gouvernement ottoman impie. Il n’en reste pas moins que cet événement fondateur dans l’histoire politique arabe moderne confirme combien le roman national était déjà inscrit dans l’imaginaire des populations. Entre le poème déclamé à Beyrouth en 1868 par le Syrien Ibrahim al-Yazigi pour exhorter les Arabes à se réveiller et le drapeau « officiel » de la révolte arabe de 1916 (trois bandes, blanche, noire et verte, complétées par un triangle rouge), un projet politique avait vu le jour. Sous un vernis rhétorique mettant en valeur la continuité d’un passé revivifié pour répondre aux défis du présent, il s’agissait bien d’une véritable révolution culturelle. Formule introuvable dans la très riche bibliothèque de l’époque classique, la « patrie arabe », à la recherche de sa traduction politique, était désormais une expression qui parlait à tous les esprits2. Quant aux Arabes eux-mêmes, devenus les acteurs politiques à part entière d’une « nation », ils ne se reconnaissaient plus dans les anciennes définitions du dictionnaire, celles qui n’évoquaient sous ce terme que les brigands du désert menaçant les populations sédentaires « civilisées » de leurs incessantes razzias. Pour les nationalistes à tout le moins – et leur conception du mot s’est imposée sans conteste possible –, être arabe signifiait désormais que les anciens liens, ceux du clan, de la tribu ou encore de la lignée, s’effaçaient pour permettre que soient scellées de nouvelles parentés, fondées sur un autre contrat social.
8Pour recouvrir les sens anciens des mots sous de nouvelles acceptions, pour inventer des expressions qui exprimaient une représentation politique inédite du monde, pour donner en somme au mot « arabe » son sens actuel, il avait fallu, comme on dirait de nos jours, « vendre » aux habitants de cette partie du monde leur roman national. Ce fut l’œuvre de ceux qu’on appelle en arabe « les pionniers de la Renaissance » (ruwwâd al-nahda) : hommes de lettres, traducteurs, romanciers et « journalistes3 ». Leurs écrits furent essentiels pour la diffusion des idées nouvelles, tous les historiens qui ont travaillé sur cette époque le soulignent : les spécialistes de l’écrit, ceux qui assurèrent le passage de la culture de la période classique à celle de l’ère moderne, désormais marquée par la présence massive de l’imprimé, jouèrent un rôle central dans la diffusion des idées nationalistes. Les biographies des principaux acteurs de l’époque mettent ainsi en évidence l’étroit tissu relationnel qui associait les grands noms de la littérature, de l’histoire des idées et de la vie politique.
9Tout le monde s’accorde par conséquent à reconnaître que l’introduction de l’impression mécanique fut essentielle dans le processus qui permit la modernisation des pays de la région et l’essor de conceptions nouvelles porteuses du nationalisme arabe. Il ne paraît pas injustifié d’aller plus loin encore et de transposer à ce contexte particulier les théories de Benedict Anderson à propos du rôle joué par l’imprimerie dans la création d’un imaginaire propice au développement des idées nationalistes4. En forçant à peine le trait, on est tenté d’affirmer que ce qu’on appelle aujourd’hui le monde arabe est bel et bien le produit d’une vision du monde (Weltanschauung) rendue possible par la diffusion de l’imprimé dans cette région. Sans la constitution d’un espace d’échanges inédit grâce aux techniques de l’époque (imprimé mais aussi télégraphe et autres progrès dans les communications terrestres et maritimes), la formulation d’une nouvelle représentation politique, celle qu’incarne le nationalisme arabe, n’aurait pu voir le jour5.
10Cette représentation, pour revenir aux principaux vecteurs identitaires qui traversent la région, réunissait sans doute des musulmans, mais ces derniers ne « faisaient communauté » que s’ils échangeaient par le truchement de la langue arabe. La dimension religieuse existait donc, mais elle était en définitive moins inclusive que la dimension culturelle dans laquelle la langue restait le vecteur commun à tous les acteurs locaux (en principe du moins car, en plus d’un taux d’analphabétisme généralement très élevé, la diffusion de l’arabe à l’écrit demeurait limitée). De fait, la vague des nouveaux écrits, associée à l’adaptation aux contraintes spécifiques de l’écriture imprimée, provoqua une véritable révolution à la fois littéraire et linguistique. La Nahda vit ainsi l’apparition simultanée, dans plusieurs foyers de la région (Le Caire, Beyrouth, Damas, Alep, Bagdad, Tunis pour citer les principaux), de nouveaux genres littéraires tels que les récits de fiction inspirés du roman européen. Ils furent composés dans une langue renouvelée, partagée par toutes les nouvelles élites arabophones : un arabe hérité de la langue classique mais simplifié et modernisé dans ses modes d’expression. En somme, ce qu’on appelle aujourd’hui l’arabe standard (ou bien encore l’arabe médian ou l’arabe de presse) et que l’on pourrait qualifier de « nouvelle prose vulgarisée », au double sens du terme, c’est-à-dire à la fois répandue dans le grand public mais aussi triviale, largement dépouillée de ses arcanes les plus complexes.
L’arabe et le roman national
11Dans le cas arabe, la question linguistique fait néanmoins problème lorsqu’on imagine y appliquer le modèle explicatif proposé par Benedict Anderson. Parmi les conditions propices à la formation d’une « communauté imaginée » au sein de laquelle peuvent se développer des représentations du monde de type nationaliste, l’historien irlandais mentionne en effet le rôle déterminant joué par l’usage commun de la « langue vulgaire » (les langues nationales par rapport au latin dans le cas européen). Or, en dépit de périodes où l’on observe une situation différente avec l’utilisation du dialecte6, les élites de la région firent le choix, de plus en plus massif au fur et à mesure qu’on avançait dans le siècle, d’une expression qui restait globalement fidèle à la langue cultuelle héritée du passé. Elles formulèrent le nouveau discours nationaliste selon l’ancien registre de communication qui, malgré nombre d’aménagements, de simplifications et d’innovations, restait foncièrement élitiste.
12Étranger aux pratiques linguistiques de tous les jours et même à certaines innovations culturelles (celles du théâtre arabophone naissant en particulier et, plus tard, celles de la chanson), ce choix d’un standard proche de la langue classique faisait néanmoins sens à plus d’un titre : langue cultuelle de l’islam, l’arabe littéraire, indissociable de l’histoire des empires arabes du passé, était aussi l’outil qui ouvrait la possibilité d’une communication à l’échelle régionale. Recouvrant un espace dont il était le seul à effacer les particularismes linguistiques locaux, l’arabe dit « médian » s’offrait justement comme l’unique médiation capable d’assurer le partage du roman national au-delà des spécificités locales. Si l’on ajoute à cela le fait que les élites trouvaient avantage à utiliser ce registre linguistique qui assurait le maintien de leur « distinction » par rapport à la masse du peuple dont elles se concevaient comme les guides inspirés, on comprend que les canaux utilisés durant la Nahda se restreignirent rapidement à ce seul niveau de langue.
13On n’a pas toujours pris la mesure des conséquences entraînées par cette orientation linguistique, retenue sans avoir été vraiment décidée. Sans conteste possible, elle est intrinsèquement liée à la manière dont ont été formulées, et reçues par le grand public, les propositions du nationalisme arabe. Elle est également centrale dans la question des élites, dans leur positionnement en tant qu’avant-garde éclairée du peuple, ou encore dans la permanence de rhétoriques mobilisant les ressources de registres linguistiquement proches, notamment celui du religieux. Dans le domaine de la communication politique, ce tournant vers l’arabe classique, qui n’était pas la seule orientation possible, tant s’en faut, a certainement facilité des va-et-vient pleins d’ambiguïté entre les lexiques religieux et politique des mobilisations.
14Néanmoins, le choix d’une langue susceptible de s’inscrire dans l’espace transnational de la « grande nation » arabe s’est heurté très rapidement aux logiques contraires des constructions étatiques. À côté de quelques revues littéraires et culturelles qui ont pu circuler librement dans cet espace, accompagnées par les produits culturels égyptiens à destination, eux, du grand public, tels que les films et les chansons (majoritairement en dialecte du reste), l’essentiel de la production médiatique imprimée, durant une grande partie du xxe siècle, a vu sa circulation restreinte aux frontières des différents pays, pour des raisons bien plus politiques que techniques ou économiques. Dans un paysage morcelé en États plus souvent rivaux que solidaires, les frontières sont venues renforcer les limites d’un canal linguistique, celui de l’arabe littéraire, bien moins partagé socialement que les différents parlers régionaux. Alors qu’une réelle continuité, du moins au sein des élites, avait permis la diffusion des ferments du renouveau entre différents pays semblablement soumis à la domination étrangère, ottomane ou européenne, la conquête des indépendances a paradoxalement entravé, surtout durant la première partie du xxe siècle, la circulation des informations nécessaires au renforcement de la « communauté imaginée » arabe.
Les médiations techniques du roman national arabe
15En effet, toute la seconde partie du xxe siècle peut être analysée, du point de vue de la scène médiatique arabophone, comme une suite d’innovations réanimant, même provisoirement, une meilleure circulation des idées nécessaires au partage collectif du roman national. Symboliquement, les contraintes entravant les échanges entre les pays de la région furent une première fois levées au temps de l’arabisme triomphant. Alors que la figure de Nasser emplissait toute la scène politique régionale et même internationale, l’utilisation d’un nouveau média, la radio, donna un nouvel essor au partage du « rêve arabe ». S’insérant dans les flux de propagande par ondes courtes que nourrissait la guerre froide, celle que l’on appelait la Voix des Arabes (Sawt al-‘arab), créée en 1953, s’adressait d’autant plus facilement à tous les membres de la nation qu’une autre invention, celle du transistor, venue immédiatement après, simplifiait considérablement les modalités de réception. Par conséquent, le message s’adressait bien au-delà de l’espace national égyptien, quand bien même était-il, plus souvent qu’à son tour, diffusé en dialecte local, à l’image de la plupart des discours du raïs (l’égyptien, grâce à la diffusion auprès du large public de ses productions culturelles les plus populaires, était presque devenu, pour nombre d’auditeurs, une sorte de seconde langue nationale)7.
16La défaite de 1967 vint briser sur le plan politique une dynamique unitaire que la création des chaînes de télévision nationales, à diffusion hertzienne à l’époque, mettait parallèlement à mal sur le plan médiatique. À un moment où il subissait la concurrence de plus en plus affirmée de l’islam politique, le roman national arabe, dans son canal privilégié qu’était devenue la télévision, se heurta à nouveau aux frontières étatiques en quelque sorte renforcées par la nécessité de relais terrestres. Néanmoins, une brèche fut ouverte dans cette nouvelle clôture par les avancées réalisées dans le stockage du son, en l’occurrence la cassette audio créée par Philips en 1963. La nouvelle technique permettait en effet à tout un chacun de reproduire, à très bas prix, des enregistrements susceptibles d’être facilement diffusés à l’abri ou presque de toute forme de contrôle. Au fil des ans, son usage devint de plus en plus massif, au point d’ailleurs d’obliger les divers appareils de censure à introduire de nouvelles procédures pour ce médium, à l’image de celles qui existaient déjà pour l’imprimé (interdiction de diffusion de cassettes par voie postale par exemple). Ce qui n’empêcha pas le support de jouer un rôle déterminant dans la construction de l’opinion, comme purent le faire en Iran les discours de Khomeini enregistrés sur cassette lors de la révolution de 1979. Mais, précisément, cette nouvelle possibilité de circulation transnationale profita davantage aux acteurs de l’islam politique, dont la propagande, largement oralisée, résonnait favorablement aux oreilles d’un public populaire, familier du registre religieux8. De leur côté, les soutiens du nationalisme, ultimes héritiers d’un roman national dévalué, notamment après l’échec du projet nassérien, restaient fidèles à la rhétorique « classicisante » qui les avait si bien servis jusqu’alors, négligeant le fait qu’ils avaient souvent perdu l’appui des appareils d’État, sans avoir gagné pour autant celui des nouveaux publics arrivés à l’écrit grâce aux progrès de l’éducation.
17La décennie suivante, celle des années 1980, vit les débuts d’une autre avancée technique, celle de la composition électronique et de la transmission numérique des données. L’association de l’une et de l’autre permit à nouveau à la presse arabe d’effacer en partie les barrières politiques qui avaient entravé la marche de son développement. Elle renouait ainsi, en termes de bassin d’audience, avec les promesses de la Nahda, quand l’essor de l’imprimé dans le monde arabe, conjointement à un service de poste et à la création d’un système de communication moderne, favorisa l’épanouissement de publications à vocation régionale. À la faveur du nouveau contexte, plusieurs quotidiens (Al-Hayat, Asharq al-awsat, Al-Quds al-arabi, Al-Qabas, etc.) furent alors créés à l’étranger (Paris, mais surtout Londres). Ils étaient donc (partiellement) à l’abri des susceptibilités de telle ou telle puissance9, mais gardaient la possibilité, par le biais d’éditions électroniques locales, de toucher l’ensemble du public arabophone. Pour autant, ces nouveaux médias transnationaux continuaient à s’adresser à une partie restreinte de l’opinion car leur diffusion restait doublement limitée : d’une part, en raison de l’utilisation d’une langue écrite fidèle aux canons traditionnels, même si cet obstacle était moins infranchissable qu’au début du siècle pour un nombre toujours plus grand de lecteurs potentiels ; de l’autre, par celui du coût, particulièrement élevé pour ce type de presse, réservée de ce fait à une élite urbaine assez réduite.
18L’apparition des premières chaînes télévisées satellitaires quelques années plus tard entraîna une nouvelle modification radicale des données. En dépit des résistances des États qui, alarmés de se voir privés de leur monopole sur la diffusion télévisée au sein de leur espace national, s’efforcèrent dans un premier temps de limiter drastiquement la réception par paraboles, ce type de diffusion, inauguré dans le monde arabe en 1991 par la chaîne généraliste saoudienne MBC, allait connaître une montée en puissance qu’illustra le phénoménal succès d’Al Jazeera à partir de 1996. Particulièrement remarquable, notamment à ses débuts, au regard de la médiocrité générale de l’offre télévisée arabophone, la chaîne qatarie suscita d’autant plus l’adhésion du public qu’elle était la première à s’être largement affranchie de la plupart des contraintes qui, jusqu’alors, avaient empêché les médias locaux d’être à la hauteur des ambitions du « rêve arabe » : la réception par satellite assurait une couverture à l’échelle de la « grande nation », la diffusion télévisée facilitait considérablement la perception d’un discours utilisant (mais pas exclusivement, en particulier dans les talk-shows) l’arabe standard. Dans le même temps, les contraintes financières étaient quasi inexistantes grâce au « mécénat » de l’émirat du Qatar, par ailleurs bien décidé à s’imposer comme une grande puissance régionale, en n’hésitant pas à recruter les meilleurs professionnels venus de tous les horizons arabes (y compris, le fait mérite d’être souligné, ceux du Maghreb, à l’image d’un Ghassan Ben Jeddou, longtemps vedette de la chaîne qatarie avant de devenir le directeur de la chaîne Al Mayadeen).
19Mais précisément, les ambitions de l’émirat devaient nécessairement aller à l’encontre du positionnement initial d’une chaîne en principe dédiée à toute la nation : plus le poids stratégique du Qatar se confirmait et moins Al Jazeera pouvait prétendre incarner « la voix des Arabes » ! Structurelle, la tension entre ces deux pôles, l’un hyperlocal si l’on pense à la superficie de l’émirat et l’autre supra-régional et même global, est devenue telle, à partir des soulèvements de l’année 2011 notamment, que l’aura de la chaîne a commencé à diminuer. Une évolution que l’on peut croire, du reste, irréversible, car la chaîne est toujours davantage « parasitée » par une inflation de voix concurrentes, tantôt sur le segment de l’information (par exemple, le canal saoudien Al Arabiyya créé en 2003), tantôt dans le secteur des chaînes généralistes, avec de très nombreuses concurrentes privées et publiques sur le satellite. Chaîne d’État, en dépit de son statut fictivement privé, Al Jazeera avait pu lever, durant un temps en tout cas, la plupart des contraintes socioculturelles, économiques, étatiques… qui n’avaient cessé de peser sur la médiatisation du roman national arabe depuis sa création au temps de la Nahda. À l’exception d’une, à tout le moins, celle qui s’opposait à ce qu’une capitale historiquement et géographiquement périphérique – Doha en l’occurrence –, en dépit de son immense richesse, puisse incarner le « cœur battant de l’arabité » !
Un roman national en réseaux
20Traversé de multiples fractures, le monde arabe souffre en effet, entre autres maux, de l’absence d’une « capitale » arabe reconnue par l’ensemble des acteurs, même s’il s’en trouve qui s’imaginent mériter ce titre… Quel que soit son poids économique et politique, Riyad, singulièrement, ne peut jouer ce rôle, comme le montrent à l’envi ses difficultés au seul échelon de la Péninsule, qu’il s’agisse du conflit yéménite avec l’entrée en guerre de la « coalition arabe » en 2015 ou encore du différend avec le voisin qatari en principe clos en 2021.
21Néanmoins, une fois encore, l’arrivée de nouvelles techniques liées au développement d’internet offre peut-être une solution inédite par rapport aux expériences du passé : faute d’une capitale opérant comme un seul lieu central d’émission rayonnant dans toute la région, il reste toujours possible d’imaginer un roman national arabe (se) diffusant de manière réticulaire, à travers les multiples canaux d’une constellation d’acteurs utilisant les réseaux sociaux numériques.
22Après quelques premières expériences à la fin des années 1980, internet a en effet connu un début d’essor au milieu des années 1990, précisément dans le domaine des médias. Différents quotidiens (souvent implantés au Liban) avaient ainsi très vite perçu l’intérêt d’une diffusion sur le réseau des réseaux. Pour un coût largement inférieur aux modalités de diffusion précédentes (même s’il demeurait encore très supérieur à ce qui deviendrait possible, à l’échelle individuelle, quelques années seulement après), ce dernier leur offrait une véritable ubiquité sur le territoire arabe10. De tels sites d’information en ligne ont commencé à élargir et à diversifier l’offre disponible en temps réel à l’échelle régionale (et même globale, cette période marquant aussi une participation dans le jeu politique des diasporas arabes qui n’a fait que s’amplifier avec les réseaux numériques et qui demeure largement à étudier). Par la suite, le développement de blogs par des journalistes – professionnels ou non mais dans leur très grande majorité engagés – a constitué une seconde étape au tournant du millénaire. Bénéficiant d’une très grande audience pour certains d’entre eux, ces sites ont contribué à leur tour à modifier le régime de l’information, moins sur le versant de la production (les auteurs se consacrant pour l’essentiel à une couverture encore traditionnelle sur le plan formel de leur domaine local) que sur celui de la consommation. C’est avec ce type de journalisme que les internautes arabes, dont le nombre a commencé à augmenter de façon importante à la même époque, ont développé de nouvelles manières de naviguer dans leur espace politique, incorporant de plus en plus à leur jugement personnel des références tirées d’un univers d’expériences de plus en plus élargi à l’ensemble de la région.
23Bien entendu, ce voyage virtuel dans l’espace numérique ne se confond pas avec les limites géographiques du monde arabe et c’est en réalité à l’échelle de la planète tout entière que s’est réalisée cette ouverture permise par internet. Néanmoins, ce qui était particulièrement vrai dans les premiers temps, quand les flux, pour des raisons à la fois techniques et sociales, profitaient pour l’essentiel à un public anglophone et socialement favorisé, s’est trouvé rapidement modifié par l’essor des pratiques numériques dans la région. Le développement fulgurant des réseaux sociaux vers la fin de la première décennie de ce siècle de même que l’évolution des supports de consultation, privilégiant toujours plus les téléphones portables, ont ainsi considérablement accru le vivier des utilisateurs dont le nombre dépasse en moyenne, sur l’ensemble de la région, la moitié de la population totale (les pourcentages étant naturellement beaucoup plus élevés si l’on s’en tient aux classes d’âge les plus jeunes). Le numérique arabe est ainsi devenu à la fois davantage « populaire » et surtout plus « arabisé ». En d’autres termes, internet a pu effectivement commencer à fonctionner, au tournant des années 2010, comme une agora où les habitants de la région, au sein de la jeunesse en particulier, communiquent directement entre eux, en dépit des frontières. À l’image de ce qu’ont permis les cafés, les salons et les journaux dans l’Europe du xviiie siècle selon Jürgen Habermas, on peut imaginer qu’internet et ses réseaux sociaux permettent, depuis qu’ils sont présents à grande échelle dans les sociétés arabes, la constitution d’un nouvel « espace public11 ».
24Une telle évolution a pu faire croire – trop facilement ? – à des bouleversements immédiats sur le plan politique, d’autant plus que la découverte de ce phénomène a coïncidé avec les soulèvements de l’année 2011. Pour autant, l’échec de ces mouvements ne signifie pas, loin de là, que le regard porté sur lui-même par le monde arabe n’a pas été profondément changé par cette nouvelle forme de communication (tout comme l’irruption de l’imprimé a étroitement participé à la fabrique de son histoire moderne, il y a un siècle et demi de cela). Si l’on est en droit de penser, surtout rétrospectivement, que les soulèvements dans de nombreux pays de la région en 2011 ne méritaient pas forcément le nom de « printemps » – ou alors seulement comme l’indication d’une brève saison de floraison avant le retour d’un triste automne et même d’une hibernation politique rigoureuse –, rien n’est venu contredire le qualificatif d’« arabe » qu’on leur a apposé, car c’est bien toute la région qui a été parcourue par la fièvre du changement. Les destinées, presque toujours négatives, qu’ont connues ces mouvements n’ôtent rien au fait qu’ils témoignent à leur façon, de par la manière dont ils se sont influencés les uns les autres, de la capacité des nouveaux médias numériques à prendre en charge et à relayer le rêve d’un roman national arabe. Un rêve qui reste encore à construire…
Notes de bas de page
1 Ibrahim al-Yazigi (Beyrouth, 1847-Le Caire, 1906),« Levez-vous, Arabes, réveillez-vous ! », Diwân Ibrâhîm al-Yâzijî, Bayrût, Dâr al-jîl li-l-tab‘ wa-l-nashr, 1983.
2 La langue arabe doit à l’Égyptien Rifa‘a al-Tahtawi « l’invention » du mot « patrie » (watan) dans son acception moderne, aux alentours de 1830. Rapidement intégré au vocabulaire des « modernisateurs » locaux, il sera par exemple glosé, à côté de termes comme nation, gouvernement, politique, par le cheikh Husayn al-Marsafî dans la célèbre « Épître des huit mots » (Risâla al-kalim al-thimân) éditée en 1881.
3 Les guillemets sont nécessaires pour éviter un anachronisme eu égard à l’état embryonnaire des médias dans la région à cette époque. Néanmoins, ces hommes de plume sont, indéniablement, d’authentiques professionnels dont le statut social et les conditions économiques diffèrent très rapidement de celles des hommes de lettres à l’époque classique.
4 Benedict Anderson, L’Imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme (trad. fr.), Paris, La Découverte, 1996 [1983].
5 Pour une illustration plus détaillée de cette lecture de la Nahda, voir Yves Gonzalez-Quijano, « La Renaissance arabe au xxe siècle : médiums, médiations, médiateurs », Boutros Hallaq et Heidi Toelle (dir.), Histoire de la littérature arabe moderne. Tome 1. 1800-1945, Arles, Actes Sud (Sinbad). [En ligne] https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00428522
6 En particulier dans l’Égypte du début du xxe siècle, lorsque se développa un intense discours politique en dialecte égyptien. Voir Ziad Fahmy, Ordinary Egyptians. Creating the Modern Nation Through Popular Culture, Stanford, Stanford University Press, 2011.
7 La question de la langue sera spécifiquement traitée plus loin, dans le chapitre 4, « La langue comme territoire », p. 68 et sq.
8 Pour les années 1970 en Égypte, le phénomène est décrit par Gilles Kepel à travers la figure d’un prédicateur tel que le cheikh Kishk. Voir Gilles Kepel, Le Prophète et Pharaon. Les mouvements islamistes dans l’Égypte contemporaine, Paris, La Découverte, 1984.
9 Partiellement, de fait, dans la mesure où des pressions politiques restaient toujours possibles en jouant sur les leviers économiques du financement, voire même, dans certains cas, en ne reculant pas devant l’utilisation de la violence, comme à l’encontre du caricaturiste palestinien Naji al-Ali, assassiné à Londres en juillet 1987.
10 Avant les premiers navigateurs multilingues, la diffusion de la presse se faisait sous forme d’image, mais sans possibilité de recherche en texte intégral. Sur l’histoire d’internet dans le monde arabe, je me permets de renvoyer à ma propre publication : Yves Gonzalez-Quijano, Arabités numériques. Le printemps du Web arabe, Arles, Actes Sud, 2012.
11 Jürgen Habermas, L’Espace public (trad. fr.), Paris, Payot, 1988.

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Un Moyen-Orient ordinaire
Entre consommations et mobilités
Thierry Boissière et Yoann Morvan (dir.)
2022
Un miroir libanais des sciences sociales
Acteurs, pratiques, disciplines
Candice Raymond, Myriam Catusse et Sari Hanafi (dir.)
2021
L’État du califat
La société sunnite irakienne face à la violence (1991-2015)
Faleh A. Jabar Minas Ouchaklian (éd.) Marianne Babut (trad.)
2024
Au-delà du séparatisme et de la radicalisation
Penser l’intensité religieuse musulmane en France
Anne-Sophie Lamine (dir.)
2024