Des Arabes à l’arabisme
p. 22-31
Texte intégral
Arab (n.): Literally “inhabitant of the desert” and related to Hebrew arabha “desert”. The meaning “homeless little wanderer, child of the street” is from 1848 (Arab of the city, but the usual form was city arab), an allusion to the nomadic ways of the Bedouin. The Arab League was formed in Cairo, March 22, 1945.
Online Etymology Dictionary1
1Pour les historiens, la « naissance » de l’arabisme a lieu vers le milieu du xixe siècle2. C’est alors que l’idée d’une nation arabe commence à être invoquée, essentiellement dans les provinces ottomanes du Proche-Orient, par un certain nombre d’intellectuels assez souvent chrétiens3. Qualifier d’« intellectuels » ces premiers propagandistes de l’unité arabe n’est pas un anachronisme, car ils appartiennent, dans leur très grande majorité, aux élites qui se forment dans les centres urbains, notamment autour des réseaux professionnels ouverts par l’extension rapide de l’imprimerie. Les voix de ces hommes de plume – poètes et de plus en plus souvent prosateurs –, éducateurs, cadres de l’administration, etc., sont issues des filières de promotion sociale créées par la modernisation des sociétés proche-orientales, mais aussi des franges des anciennes institutions de savoir presque exclusivement religieuses. Elles vont élaborer peu à peu une vision totalement nouvelle, axée sur l’unité des Arabes appelés à retrouver leur puissance passée et leur autonomie politique.
2L’occupant, pour ces premiers militants de l’idée arabe, c’est en premier lieu l’Empire ottoman4. Cerné de tous côtés par l’expansionnisme colonial européen, ce dernier perd toutefois beaucoup de son autorité : ainsi, sur le continent européen, la Grèce a obtenu son indépendance grâce au soutien des puissances occidentales en 1830, au moment même où la France entamait la conquête de l’Algérie, elle-même prélude au contrôle de la Tunisie, tandis que l’Égypte des khédives, quasiment autonome depuis le début du siècle, passait sous la domination des Britanniques. Mais précisément, les provinces arabes du Levant constituent une sorte de glacis pour la Sublime Porte qui cherche à tout prix à s’y maintenir, tantôt en renforçant sa présence, notamment par des politiques dites de « turquification », tantôt en lâchant du lest face aux revendications d’autonomie, de plus en plus massives et pressantes, de la population locale.
3Avec ses moments de faiblesse et ses regains d’autorité au gré des tentatives de réforme interne et des pressions extérieures, l’administration ottomane est bien le premier obstacle qui se dresse devant le nationalisme arabe naissant. Mais celui-ci n’ignore pas une autre menace, plus inquiétante encore, celle des puissances européennes bien décidées à remplir le vide créé par le reflux de l’influence ottomane. S’il revient à l’empereur Nicolas Ier d’avoir inventé la célèbre formule qualifiant l’Empire ottoman d’« homme malade de l’Europe », la défaite russe lors de la guerre de Crimée (1853-1856) vient s’ajouter à bien d’autres signaux montrant que la France et la Grande-Bretagne restent les deux seules puissances réellement en mesure de se partager les dépouilles de la Sublime Porte. Au moins, l’éternelle compétition entre ces deux adversaires ouvre-t-elle des espaces dont tirent profit les partisans d’une forme de souveraineté arabe pour faire connaître leurs idées5. En témoignent, à l’instar de bien d’autres trajectoires comparables, les pérégrinations incessantes d’un auteur tel que Farès Chidiac, qui navigue durant plus d’un demi-siècle – de 1825, lorsqu’il quitte le Mont Liban, à sa mort à Istanbul en 1887 – entre Malte, Le Caire, Alexandrie, Londres, Paris, Tunis. Ces exils constituent autant de refuges où il trouve les appuis nécessaires à la diffusion des journaux et revues qu’il ne cesse d’animer à l’intention des cercles lettrés arabophones…
4Après plusieurs décennies de germination, le début du xxe siècle coïncide avec l’entrée de plus en plus décisive du nationalisme arabe dans l’arène politique internationale. L’école orientaliste française mentionne souvent à cet égard la tenue en 1913, à Paris, dans les locaux de la Société de géographie, du premier Congrès national arabe qui lance un « appel à la nation arabe » pour mettre un terme à l’occupation étrangère et hâter son autodétermination6. À vrai dire, bien d’autres réunions de ce type avaient eu lieu auparavant, notamment, dès la fin des années 1870, celles qui se tinrent dans diverses villes du Proche-Orient telles que Beyrouth, Damas, Alep, Hama… Nombre de personnalités importantes du nationalisme arabe naissant imaginèrent de créer une entité politique placée sous l’autorité de l’émir Abdelkader, alors réfugié à Damas (on y reviendra). Parmi celles-ci, Youssef Bey Karam plaide ainsi pour une formule relevant d’une confédération « des natifs de langue arabe dans les pays du Levant » (abnâ’ al-lugha al-‘arabiyya fî aqâlîm sûryâ). En effet, il n’échappe pas à cette figure quelque peu oubliée aujourd’hui du combat pour un Mont Liban autonome qu’il « vaut mieux pour nous, orientaux, d’avoir l’Orient entier comme patrie pour nous tous qu’un ensemble de [petites] patries fragiles à la mesure de leur petitesse et de leurs divisions7 ». Bien d’autres initiatives, toujours dans le dernier quart du xixe siècle, confirment l’existence d’un nationalisme qui déborde la sphère des échanges intellectuels pour s’immiscer dans les tractations politiques de l’époque.
5Quelle que soit l’importance du décalage temporel – quelques années seulement ou plusieurs décennies – entre les premiers appels à l’unité des Arabes et leur traduction effective dans le champ politique, l’arabisme s’impose comme un facteur déterminant au Moyen-Orient dans le contexte de la Première Guerre mondiale. Ou plus exactement dans le cadre de ses prolongements sur le théâtre moyen-oriental à travers la lutte entre les Empires centraux (Allemagne, Autriche-Hongrie, Empire ottoman) et les pays de l’Entente (Royaume-Uni, France, Italie et Russie). C’est en effet à l’instigation des alliés français et britanniques que Hussein ben Ali, chérif de La Mecque, lance en 1916 un mouvement de révolte contre les Ottomans. Il a pour point de départ la région du Hedjaz mais gagne très rapidement les provinces arabes du Levant (Liban, Syrie, Palestine, etc.). À l’issue de la guerre, les troupes de Faysal, le fils du chérif qui a lancé la sédition, se sont emparées de Jérusalem, Damas et même Alep. En octobre 1918, Faysal forme un gouvernement civil à Damas tout en négociant, auprès des vainqueurs du premier conflit mondial, les termes d’un accord qui, de son point de vue, permettra « d’unir enfin les Arabes dans une seule nation ». Le 7 mars 1920, le Congrès national syrien vote l’indépendance de la Syrie et son unité intégrale avec la Palestine et la Transjordanie. L’émir Faysal ben Hussein est proclamé « roi constitutionnel » d’un Royaume arabe de Syrie qui s’avère éphémère, car les troupes de la France, qui a reçu mandat sur la Syrie à la conférence de San Remo, mettent en déroute les forces des nationalistes lors de la bataille de Maysaloun. Quelques mois plus tard, les Britanniques, désireux de jouer la carte des nationalistes arabes contre leurs rivaux français, proposent à Faysal le trône d’un royaume d’Irak créé sur le territoire de la Mésopotamie, province ottomane que la Société des Nations vient de placer sous leur mandat, tandis que la partie orientale de la Palestine revient un peu plus tard à Abdallah, autre fils du chérif Hussein, sous le nom de Transjordanie.
6La désintégration de l’Empire ottoman à l’issue de la Première Guerre mondiale et, accessoirement, l’abolition du califat votée par la Grande Assemblée nationale de Turquie en 1924 marquent l’entrée du nationalisme arabe dans une nouvelle phase de son histoire. Au fil des années, il affirme toujours plus sa présence au sein de ce que l’on appelle aujourd’hui le Moyen-Orient (plutôt que le Levant ou le Proche-Orient). Peu à peu, il s’appuie sur des partis politiques mieux structurés, tel le Baath officiellement créé en 1947, et s’éloigne du nationalisme conservateur des origines pour adopter des positions plus radicales, en faveur de régimes constitutionnels et même républicains. Alors que les premières tentatives de regroupement s’étaient effectuées sur la base des hiérarchies traditionnelles où la « noblesse » hachémite, soutenue par les grandes familles urbaines, prenait les rênes d’un hypothétique royaume arabe, l’arabisme s’inscrit alors davantage au sein de la dynamique des nouvelles élites locales pour accéder à l’indépendance. Et plus les anciennes puissances coloniales leur opposent de résistance (par exemple en Algérie pour le cas français), plus cette lutte s’associe à une perspective internationaliste qui épouse souvent les idéaux socialistes ou encore revendique une « troisième voie » propre aux pays de ce que l’on commence à appeler le tiers-monde.
7Après être restée longtemps marginale au sein de l’imaginaire national arabe qui gravitait essentiellement autour du Proche-Orient, l’Égypte, notamment à la suite de la création de la Ligue des États arabes en 1945, prend une place de plus en plus centrale dans la dynamique unitaire, surtout à la suite de la révolution des Officiers libres de juillet 1952. Quels que soient les jugements portés sur la personnalité de Nasser et sur son héritage politique, les années durant lesquelles il fut au pouvoir constituent sans aucun doute l’âge d’or de l’arabisme. Fort du soutien quasiment inconditionnel de l’opinion publique, le président égyptien donne une nouvelle impulsion à la Ligue des États arabes tandis que se succèdent d’éphémères projets – et contre-projets – d’union entre les pays « artificiellement » créés au lendemain de la dissolution de l’Empire ottoman, notamment celui de la République arabe unie (al-Jumhûrîya al-‘arabîya al-muttahida), entre Le Caire et Damas au début de l’année 1958, élargie quelques semaines plus tard en États arabes unis (al-Duwal al-‘arabiyya al-muttahida) avec l’adjonction de la partie nord de l’actuel Yémen. Autant de tentatives d’association auxquelles ripostent les Hachémites en créant entre les royaumes de Jordanie et d’Irak une Union arabe (al-Ittihâd al-‘arabî) qui ne vivra que quelques mois, jusqu’à la proclamation de la république d’Irak en juillet 1958.
8À quel moment s’effondre ce que certains appellent encore « le rêve arabe » ? D’aucuns retiennent la date de septembre 1961, avec la fin de la République arabe unie… Mais c’est très souvent la défaite de juin 1967 qui est perçue comme point charnière « entre triomphe et désespoir » du projet arabiste, à l’image de la périodisation classique que reprend, par exemple, l’historien d’origine irakienne Adeed Dawisha8. La défaite militaire du raïs égyptien suscite une telle désillusion, en particulier au sein des milieux intellectuels, que la croyance en la possibilité d’un monde arabe unifié ne s’en serait jamais remise… Symboliquement, les millions d’Égyptiens – et d’Arabes, dans de multiples villes de la région – qui descendent dans la rue en septembre 1970 pour accompagner le président Nasser dans son dernier voyage ne saluent pas seulement la disparition d’un dirigeant charismatique. D’une certaine manière, ils pleurent la fin de l’utopie arabe, devenue plus manifeste que jamais avec la mort du raïs.
9Privilégiant un point de vue plus diplomatique, d’autres mettent en avant la signature des accords de Camp David en mars 1979 (une année qui est aussi celle de la révolution iranienne et de la prise du sanctuaire de La Mecque par un groupe extrémiste dirigé par Juhayman al-Otaibi). La paix entre Israël et l’Égypte entraîne en effet, l’année suivante, l’exclusion de cette dernière d’une Ligue arabe laissée sans véritable leadership. Mais il est vrai aussi que le renversement d’alliances que scelle Anouar el-Sadate en se rendant à Jérusalem s’inscrit dans un constat d’échec de l’action arabe conjointe, constat que la défaite de juin 1967 a révélé au grand jour et que n’ont pas réellement effacé les quelques succès militaires des premiers jours de la guerre d’octobre 1973. D’ailleurs, certains estiment que ce dernier conflit marque, non pas une demi-victoire arabe mais, bien au contraire, la confirmation définitive de l’impuissance militaire face à Israël et le début d’une stratégie de substitution – les pressions énergétiques de la « guerre du pétrole » – menée sous l’égide de l’Arabie saoudite avec, pour conséquence, l’abandon progressif de la dimension arabiste incarnée par la question palestinienne9.
10Il est toujours possible de proposer d’autres analyses, en considérant par exemple que l’affaiblissement de l’arabisme était en quelque sorte génétiquement programmé avec la création, en 1945, de la Ligue arabe, laquelle consacrait, sous un affichage unitaire, la partition de facto du monde arabe en divers États aussi « frères » que rivaux… Ainsi, le conflit qui opposa entre 1962 et 1970 le Royaume mutawakkilite du Yémen aux forces de la République arabe du Yémen fut pour l’essentiel une guerre par procuration entre l’Égypte et l’Arabie saoudite10. Cette dernière, d’ailleurs, prit rapidement des mesures, dès les années 1960, pour contrer le soutien populaire au leadership charismatique de Nasser en faisant la promotion d’une unité islamique manifestement « réinventée » pour faire pièce aux progrès de l’arabisme, y compris au sein de sa propre population11. Dès lors, la volonté saoudienne, à partir des années 1970, d’affaiblir progressivement les projets unitaires arabes serait bien à l’origine des courants réunis sous l’appellation générique d’« islam politique » et qui révéleront toute leur capacité de mobilisation avec l’assassinat du président Sadate en octobre 1981. Quel que soit le moment où son échec politique devient flagrant, il reste que l’arabisme ne peut masquer davantage, de nos jours plus que jamais, une totale impuissance dont la Ligue arabe offre une affligeante caricature…
L’arabisme, juste un rêve d’Orient ?
11Selon l’historien Henry Laurens, la première mention, en français, de l’expression « monde arabe » dans un contexte politique officiel remonte au dernier quart du xixe siècle12. C’est un député du Cantal, Francis Charmes, qui l’utilise en 1882 à l’occasion d’un débat à la Chambre, juste après la conquête de la Tunisie. Pour comprendre comment celui qui deviendra trois années plus tard directeur des affaires politiques au ministère des Affaires étrangères en arrive à faire cet usage d’une dénomination encore rare à cette époque, y compris en langue arabe, il faut sans doute invoquer la « passion de l’Orient » qui anime l’Europe depuis la fin du xviiie siècle. C’est particulièrement vrai, toujours selon Henry Laurens, pour la France, qui crée les Arabes en tant que grande « nation », héritière des Grecs, soumise à une injuste occupation par les Ottomans et destinée à être reconduite vers les lumières de la civilisation.
12Si la campagne d’Égypte lancée par Bonaparte s’inscrit naturellement dans cet imaginaire, c’est quelques décennies plus tard que surgit l’idée d’un « Royaume arabe », à deux reprises mais néanmoins avec le même acteur principal, Abdelkader13. En 1860 et 1865, l’empereur Napoléon III cherche en effet à sonder la réaction de l’émir oranais, exilé à Damas depuis 1855, vis-à-vis d’un éventuel État arabe indépendant dont il se verrait confier les destinées. Bien entendu, jamais la diplomatie française n’a sincèrement épousé la cause arabe qui, de toute manière, commence à peine à se développer dans l’opinion locale. En revanche, l’intronisation d’un « empereur d’Arabie » pour « reconstituer une nationalité arabe », comme certains l’écrivent à l’époque14, aurait l’avantage aux yeux de la diplomatie française d’affaiblir plus encore les Ottomans en détachant de leur pouvoir des provinces arabes (du Proche-Orient) qui, de surcroît, échapperaient aux ambitions rivales des Britanniques.
13Chez ces derniers, également, on trouve des partisans d’un renouveau de la grandeur arabe. À l’encontre des visées de la couronne britannique avant tout soucieuse de conserver le contrôle de la route des Indes, et non sans se démarquer en partie d’un orientalisme britannique volontiers fasciné par le « bédouinisme » des nomades arabes, Wilfrid Scawen Blunt, poète anti-impérialiste avant l’heure, évoque ainsi dans la préface de The Future of Islam qu’il publie en 1882 un « mouvement national des Arabes » marqué, dans sa perspective, par la révolution d’Orabi Pacha qui vient de se dérouler en Égypte.
14La connivence des grandes puissances coloniales de l’époque et la manière dont elles trahiront – entre autres victimes – leurs promesses à l’égard des soulèvements arabes contre les Ottomans à la fin de la Première Guerre mondiale montrent, sans ambiguïté aucune, que les diplomaties britannique et française ne voient dans les aspirations arabes à un autogouvernement qu’un instrument utile à leur propre domination sur la région. Mais peut-on aller plus loin et considérer que le projet d’une entité politique arabe indépendante fut, pour l’essentiel, le fruit des spéculations de quelques experts orientalistes œuvrant, parfois naïvement mais plus souvent cyniquement, pour leurs propres intérêts nationaux ? C’est ce qu’affirment certains courants islamistes pour lesquels l’arabisme n’est qu’une construction coloniale destinée à détourner du véritable chemin de l’unité, l’islam, en oubliant que la notion de « monde musulman » est tout aussi étrangère à la tradition que celle de « monde arabe »15.
15Néanmoins, en réaction au récit répandu qui aborde la Nahda16, et par conséquent celui de l’essor d’une identité nationale arabe, au seul prisme de l’adoption ou de l’assimilation des idées européennes (y compris sous une forme défensive), l’historiographie contemporaine est désormais beaucoup plus sensible au caractère « indigène » de cette affirmation politique. Dans cette perspective, l’invention d’une identité associée à un territoire est sans doute liée à l’expansionnisme colonial européen mais à la manière d’une tentative, de la part des acteurs locaux, de se saisir des concepts européens, notamment celui de l’auto-administration des peuples, pour mieux les retourner contre leurs inventeurs (qui s’en étaient bien servis en Grèce par exemple, à l’encontre du pouvoir ottoman). Face aux discours de groupes d’influence tels que le « parti colonial » en France, qui usent de stéréotypes (le musulman, l’Arabe, l’indigène…) mis en circulation, comme l’a montré Edward Saïd dans un ouvrage resté célèbre, par un orientalisme reposant souvent sur des constructions essentialistes voire racistes, les premiers militants du nationalisme érigent en retour leur propre affirmation arabe (et musulmane)17. Selon la formule exposée par Stephen Sheehi, cette manière de se saisir des valeurs « universelles » occidentales, tout en les mettant au service de leur combat contre les empires européens, peut assurément se lire comme une « naturalisation des discours de la modernité18 ».
16En tout état de cause et à l’encontre de ce qui est encore si souvent suggéré, y compris par une référence aussi prestigieuse que l’historien nord-américain Bernard Lewis, le « panarabisme », pas plus que le « panislamisme », ne traduit un improbable retour au passé, faute de pouvoir embrasser la modernité19. D’ailleurs, les mouvements identitaires qui irriguent la région arabe durant la seconde moitié du xixe siècle ne reprennent pas des catégories anciennes mais s’inventent de nouvelles références. « Monde arabe », ainsi que « monde musulman » – on le verra de façon plus détaillée dans le chapitre suivant – sont ainsi des dénominations qui n’existent pas en tant que telles avant l’époque moderne et qui répondent à une construction intellectuelle et politique largement produite en réaction au discours occidental et aux pratiques des administrations coloniales.
Notes de bas de page
1 [En ligne] https://www.etymonline.com/word/arab [archive]
2 Sur cette question assez largement traitée en français, on peut mentionner, notamment Henry Laurens, L’Orient arabe. Arabisme et islamisme de 1798 à 1945, Paris, Armand Colin, 1993 et Henry Laurens, Les Crises d’Orient. Question d’Orient et Grand Jeu, 1768-1914, Paris, Fayard, 2017. Pour des références anglophones, voir Leyla Dakhli, « Arabisme, nationalisme arabe et identifications transnationales arabes au 20e siècle », Vingtième Siècle, no 103, 2009.
3 Mais pas exclusivement, loin de là. La prédominance des « minoritaires », en particulier chrétiens, au tout début du mouvement arabiste et, plus généralement, au sein du processus de la Nahda est un des thèmes que l’historiographie contemporaine a largement remis en question, souvent dans le cadre d’une interrogation sur le caractère eurocentré des études sur la Nahda. Voir un article qui a fait date : Ernest Dawn, « The Origins of Arab Nationalism », Rashid Khalidi (dir.), The Origins of Arab Nationalism, New York, Columbia University Press, 1991. Voir aussi Abdulrazzak Patel, The Arab Nahda. The Making of the Intellectual and Humanist Movement, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2013, et surtout Stephen Sheehi, « Toward a Critical Theory of al-Nahdah: Epistemology, Ideology and Capital », Journal of Arabic Literature, no 43, 2012.
4 C’est encore vrai pour Negib Azoury, auteur en 1905 d’un des « classiques » de la pensée politique arabiste, Le Réveil de la nation arabe, qui est aussi un des premiers ouvrages de ce type à mentionner explicitement la menace sioniste (décrite en termes de « péril juif universel » [!]). Le titre exact, souvent cité d’une manière abrégée, est « Le Réveil de la nation arabe dans l’Asie turque en présence des intérêts et des rivalités des puissances étrangères, de la curie romaine et du patriarcat œcuménique, partie asiatique de la question d’Orient et programme de la Ligue de la patrie arabe » [souligné par nous].
5 Les jeux d’alliance complexes permettent l’adjonction d’autres rivaux. Ceux-ci comprennent des puissances européennes, bien entendu, mais aussi les États-Unis d’Amérique, qui signent, en 1787, à peine plus d’une décennie après leur déclaration d’indépendance, un premier traité avec le Maroc, prolongé par un second accord en 1836. Voir El-Mostafa Azzou, « Les États-Unis et le statut international du Maroc (1906-1956) », Guerres mondiales et conflits contemporains, no 219, 2005. [En ligne] https://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/revue-guerres-mondiales-et-conflits-contemporains-2005-3-page-103.htm
6 Voir ainsi, à l’occasion du centenaire de cette conférence, les contributions de Dominique Chevallier, Charles Saint-Prot, Thierry Rambaud et Gérard Khoury dans Géographie, no 1 552, 2014.
7 Cité dans Sarkis Abuzayd, « Al-‘uthmâniyya wa-l-‘urûba wa-l-mashraqiyya wa-lubnân al-kabîr », Al-Akhbâr, 7 octobre 2019. [En ligne] https://al-akhbar.com/Opinion/279006 [archive]
8 Adeed Dawisha, Arab Nationalism in the 20th Century. From Triumph to Despair, Princeton, Princeton University Press, 2003.
9 Voir Roger Naba’aa, « Centenaire des accords Sykes-Picot. Du renouvellement de la question d’Orient », Madaniya Info, 20 mai 2016. [En ligne] https://www.madaniya.info/2016/05/20/centenaire-des-accords-sykes-picot-du-renouvellement-de-la-question-d-orient/ [archive]
10 Sur cette question, voir le développement intitulé « Voix des Arabes vs Voix des musulmans » dans le chapitre 2, p. 34 et sq.
11 Dans un entretien accordé au New York Times le 21 mars 2018, le prince Mohammed ben Salmane a livré la première reconnaissance saoudienne officielle de cette politique adoptée à l’instigation des États-Unis pour contrer l’influence soviétique au Moyen-Orient.
12 Voir Henry Laurens, Le Royaume impossible. La France et la genèse du monde arabe, Paris, Armand Colin, 1990, et Orientales II. La IIIe République et l’Islam, Paris, CNRS Éditions, 2004.
13 Voir Charles-Robert Ageron, « Abd el-Kader souverain d’un royaume arabe d’Orient », Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, no 8, 1970. [En ligne] https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3406/remmm.1970.1028 Voir aussi Bruno Étienne, « Les projets d’un “royaume arabe” au Bilâd al-Shâm. Histoire d’un malentendu entre la France et l’émir Abd el-Kader », Ahmed Bouyerdene, Éric Geoffroy et Setty G. Simon-Khedis (dir.), Abd el-Kader. Un spirituel dans la modernité, Dimashq, Presses de l’Ifpo, 2012. [En ligne] https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/books.ifpo.1801
14 L’expression est utilisée par le maréchal de Mac-Mahon, gouverneur général de l’Algérie en 1864. Voir Georges Spillmann, « Le royaume arabe d’Algérie », Revue du souvenir napoléonien, no 266, 1972. [En ligne] www.napoleon.org/histoire-des-2-empires/articles/le-royaume-arabe-d-algerie/ [archive]
15 Par exemple, pour Abdallah Azzam, religieux palestinien et théoricien du jihad assassiné en 1989 au Pakistan, le nationalisme arabe n’est que le fruit d’une « tentative occidentale pour empêcher l’islam d’être le seul lien en lui en substituant un autre ». Voir Abdallah Azzam, « Al-qawmiyya al-‘arabiyya », sans date. [En ligne] http://www.moslim.se/maktaba/kotob/melal-qawmiyah-azzam.htm [archive]. Pour une critique de la notion de « monde musulman », voir Cemil Aydin, The Idea of the Muslim World. A Global History, Cambridge, Harvard University Press, 2017. Un aperçu de l’ouvrage est disponible en français dans une série de trois articles sur le site Mizane.info. [En ligne, pour le premier] https://www.mizane.info/cemil-aydin-conflit-monde-musulman-chretien-mythe/ [archive]
16 On considère généralement que le terme est définitivement présent dans son acception moderne à travers les écrits de Jurji Zaydan durant la dernière décennie du xix e siècle. Sur l’évolution du mot en arabe – et par conséquent sur les problèmes que pose sa traduction courante, à savoir « la renaissance » [arabe] –, voir Hannah Scott Deuchar, « “Nahda”. Mapping a Keyword in Cultural Discourse », Alif. Journal of Comparative Poetics, no 37, 2017.
17 Edward Saïd, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident (trad. fr.), Paris, Le Seuil, 1980.
18 Stephen Sheehi, art. cit.
19 Bernard Lewis, Que s’est-il passé ? L’Islam, l’Occident et la modernité (trad. fr.), Paris, Gallimard, 2002.

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