Introduction
p. 8-21
Texte intégral
Ma fierté, crinière au vent, retrouvée
Mes Arabes,
Mes arabailles,
Mon Arabaillerie,
Mon Arabitude semée, germée, épanouie dans mon sang !
Noureddine Aba1
1À quoi bon s’interroger aujourd’hui sur ce que pourrait bien être sa « fabrique » quand l’arabité, entraînée dans sa chute par celle de l’arabisme, passe aux yeux du plus grand nombre comme une relique en passe d’être oubliée ? S’il est vrai que le projet d’une nation arabe unie a connu naguère – ou plutôt autrefois – son heure de gloire, n’est-il pas aujourd’hui un rêve définitivement éteint ? Fouad Ajami, le politologue d’origine libanaise qui n’était pas encore le conseiller influent qu’il deviendrait par la suite aux États-Unis, n’annonçait-il pas, dès la fin des années 1970, que le « mythe du panarabisme » arrivait à son terme2 ?… Une affirmation que reprendraient ensuite bien d’autres analystes, tel l’influent éditorialiste Hazem Saghieh qui publia, à la fin des années 1990, un ouvrage très remarqué sous le titre Adieu à l’arabisme3. Cette fois-là, l’irréfragable constat d’un échec notoire était prononcé par un homme connu au sein de l’intelligentsia locale pour son soutien, que l’on avait pu croire indéfectible, au nationalisme arabe. À l’évidence, les convictions de Hazem Saghieh avaient beaucoup évolué, peut-être en lien avec sa nomination au poste d’éditorialiste à Al-Hayat. Car « panarabe », ce quotidien d’origine libanaise installé à Londres l’était sans doute, en donnant le ton à l’opinion dans toute la région à une époque où les chaînes d’information satellitaires étaient encore balbutiantes. Mais cette inscription régionale se limitait à sa seule diffusion – le journal était en effet disponible, au même moment, dans la plupart des capitales arabes grâce à un système d’impression développé à la faveur des premières avancées des communications numériques. Sur le plan idéologique, en revanche, Al-Hayat se faisait surtout le porte-parole zélé des intérêts d’une dynastie saoudienne depuis toujours hostile aux appels à l’unité politique arabe. Sauf à imaginer que cette union des Arabes puisse se faire sous son propre leadership, une ambition devenue davantage envisageable pour la maison Saoud après la disparition de Gamal Abdel Nasser en 1970…
2L’entrée dans le troisième millénaire n’a fait que confirmer ces sombres prédictions sur la fatale destinée de l’arabisme avec en point d’orgue, si l’on peut le dire, l’annonce par Abou Bakr al-Baghdadi de la création de son « califat » : une proclamation faite en juin 2014, soit seulement deux années avant le centième anniversaire de la « grande révolte arabe » (al-thawra al-‘arabiyya al-kubrâ), souvent considérée comme la première réussite des visées unificatrices arabes. En effet, si la naissance de cet « État islamique » prétendait effacer les frontières qui séparaient les diverses entités politiques locales nées de la division de l’Empire ottoman à l’issue de la Première Guerre mondiale, ce n’était plus au nom d’un sentiment national réunissant les peuples de la région, car le leader de Daech prêchait d’abord et avant tout pour la constitution d’un pouvoir islamique. D’ailleurs, c’est auprès des fidèles de la « nation musulmane » (al-umma al-islâmiyya), bien au-delà des seules frontières du monde arabe par conséquent, que le nouveau « calife » réclamait allégeance, et les combattants venus du monde entier pour répondre à son appel appartenaient à toutes sortes d’ethnies et n’avaient en commun qu’une même foi dans l’authentique radicalité de ce message.
3Quand bien même le califat de Daech a-t-il connu une existence en définitive assez brève, son effondrement n’a guère profité à une nation arabe plus divisée que jamais en dépit – ou à cause – de l’hégémonie qu’exercent sur elle les puissances du Golfe, Arabie saoudite et Émirats en tête. Sous leur pression conjuguée, la Ligue arabe ne joue, et depuis bien longtemps, qu’un rôle de plus en plus marginal à côté d’organisations rivales bâties tantôt sur une solidarité régionale, comme le Conseil de coopération du Golfe (CCG, Majlis al-ta‘âwun al-khalîj al-‘arabî), tantôt sur l’unité du monde musulman, comme l’Organisation de la coopération islamique (OCI, Munadhdhama al-ta‘âwun al-islâmî) ou encore la Ligue islamique mondiale (LIM, Râbita al-‘âlam al-islâmî). En juin 2019, le Royaume wahhabite manifestait sa mainmise sur le système régional en organisant à La Mecque, pour marquer la fin du mois de ramadan, la réunion simultanée de la Ligue arabe, de l’OCI et du CCG, sachant que la Syrie était alors exclue de la Ligue arabe (depuis 2011) 4 et de l’OCI (depuis 2012). Damas était pourtant au cœur du projet arabe, ne serait-ce qu’historiquement puisque c’est la future capitale syrienne qui fut le siège, à la suite du soulèvement du prince hachémite Faysal, du premier « Royaume arabe » de l’ère moderne5.
4Même la question palestinienne, longtemps pierre angulaire de l’unité régionale, est de moins en moins épargnée par cet effondrement de la cause arabe. En dépit des enjeux qu’elle continue à charrier auprès d’une grande partie de l’opinion, ne serait-ce qu’en raison du poids symbolique de la question de Jérusalem, on assiste à une multiplication des signaux en faveur d’une normalisation toujours plus grande avec l’État israélien. L’initiative vient des dynasties pétrolières du Golfe, parties prenantes des nouvelles alliances que cherche à nouer la diplomatie nord-américaine dans le cadre du « contrat du siècle » dont la réalisation a été confiée à Jared Kushner, gendre du président Donald Trump.
5Toujours plus d’arguments, et depuis fort longtemps, militent par conséquent à l’appui des thèses de ceux qui proclament la mort de l’arabisme. Pour autant, cela signifie-t-il que l’arabité partage la même destinée ? Ou, pour le dire autrement, l’échec du projet politique entraîne-t-il nécessairement la disparition du fait de se percevoir et même de se vouloir « arabe » ?… En réalité, de nombreux indices soulignent au contraire la résilience d’un fort sentiment identitaire. On pourrait même aller jusqu’à affirmer que la vigueur de ce dernier semble être inversement proportionnelle à l’affaiblissement de l’arabisme. Comme si la réalité d’une unité politique toujours plus impossible n’entravait en rien l’expression de manifestes convergences « culturelles » ou encore « sociétales » entre les divers lieux de la nation. C’est de ce point de vue que la « fabrique de l’arabité » intéresse, précisément parce qu’elle permet de comprendre, au moins en partie, cette apparente contradiction entre, d’un côté, l’incontestable épuisement d’un projet politique et, de l’autre, la surprenante vitalité des affiliations identitaires qui lui sont pourtant liées.
6De toute manière, quand bien même s’accorderait-on à reconnaître que le projet unitaire arabe est à ranger définitivement au musée des idéologies révolues, cela ôterait-il quelque chose à son importance passée ? Que l’on perçoive sa disparition comme un malheur irréparable ou au contraire comme un tournant salvateur pour échapper à la malédiction qui paraît devoir frapper la région, le rêve d’une nation arabe réunie a incontestablement marqué de son empreinte la destinée des peuples de cette partie du monde durant tout le xxe siècle. Accident d’un passé définitivement refermé ou mythe politique toujours capable de renaître de ses cendres tel un phénix ? Il convient en tout cas de s’y intéresser, ne serait-ce que pour mieux comprendre cette histoire. L’impasse actuelle des projets visant à construire une unité politique arabe est bien la conséquence d’un faisceau de facteurs parmi lesquels figure, désormais, l’impuissance du projet unitaire à susciter de plus fortes et plus efficaces mobilisations en sa faveur. Par conséquent, les limites de sa capacité à « fabriquer » des représentations partagées participent incontestablement de l’échec de l’arabisme. Et son éventuelle réapparition sur la scène politique dépend également, plus encore peut-être en cette période de reflux, de son aptitude à fédérer, aujourd’hui et demain, des énergies autour d’un projet qui fasse sens, en d’autres termes de son aptitude à « fabriquer » de l’arabité…
Mawtinî, « ma patrie »…
7Au début de l’été 1916, le chérif de La Mecque6, avec le soutien d’un officier de liaison britannique resté célèbre sous le nom de Lawrence d’Arabie, lançait contre le pouvoir ottoman la « grande révolte arabe ». Presque un siècle plus tard, en mars 2015 précisément, neuf États arabes réunis au sein d’une coalition menée par l’Arabie saoudite déclenchaient l’opération « Tempête décisive », officiellement en soutien au président yéménite Abdrabbo Mansour Hadi chassé de Sanaa par le mouvement houthi. Souvent présentée dans les médias comme une alliance des « pays arabes sunnites » (en l’occurrence l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, le Koweït, le Bahreïn, l’Égypte, le Qatar, la Jordanie, le Maroc et le Soudan), cette initiative avait très certainement pour véritable objectif de contrer, avec le soutien des États-Unis, la menace iranienne. Saluée par le secrétaire général de la Ligue arabe alors qu’elle se déroulait pourtant sur le territoire d’un « pays frère », l’intervention militaire menée par l’Arabie saoudite confirmait, s’il en était besoin, la réalité du nouvel équilibre régional en faveur du principal pays de la péninsule Arabique, et surtout l’effondrement du projet unitaire qui était resté, un siècle durant, au centre des débats politiques de la région.
8Sans surprise, l’entrée en lice de la coalition saoudienne était accompagnée d’une autre offensive, médiatique cette fois, destinée à convaincre l’opinion locale de la nécessité d’une telle intervention armée. Conjointement aux explications des experts soulignant sur les plateaux télévisés l’imminence du péril lié au « terrorisme chiito-perse », nombre d’artistes de variétés participèrent à la mobilisation guerrière en interprétant des chants martiaux de circonstance. À sa manière, Elissa, une vedette libanaise dont les succès relèvent pour l’essentiel de la chanson sentimentale, prit part à l’effort de guerre en diffusant une vidéo dans laquelle elle exécutait – dans tous les sens du terme ! – un thème déjà ancien intitulé Mawtinî (« ma patrie »). Cette initiative suscita bien des moqueries, ne serait-ce qu’en raison des très nombreuses fautes de langue commises par une interprète de variétés plus habituée à aligner des rimes faciles en dialecte qu’à déclamer un poème écrit dans un arabe classique aux formules sophistiquées7. Mais les critiques dénonçaient surtout l’opportunisme d’une chanteuse qui revisitait un monument de la chanson patriotique arabe pour flatter les ambitions géopolitiques des Saoudiens, menés à la guerre par un jeune et incontrôlable ministre de la Défense, Mohammed ben Salmane, lequel n’était pas encore officiellement l’héritier du trône.
9Bien avant Elissa et son interprétation que d’aucuns jugèrent intempestive dans le contexte de la mobilisation « arabe » lors de la guerre contre les forces houthies, des générations avaient fredonné Mawtinî, une mélodie qui a traversé toute l’histoire moderne de la région. Sa création, dans les années 1930, est déjà tout un symbole puisqu’elle réunit, au sein des milieux estudiantins de Beyrouth, deux fervents partisans du nationalisme arabe : le célèbre compositeur libanais Mohammad Flayfel et un jeune poète palestinien de Naplouse, Ibrahim Tuqan, resté dans les mémoires, en dépit de sa mort précoce à l’âge de 36 ans, comme la « voix de l’arabité » (sawt al-‘urûba). La patrie que ces deux jeunes gens célèbrent dans leur création n’est pas le Liban, ni même la Palestine, l’une et l’autre toujours sous contrôle mandataire à cette époque, mais la nation arabe, dont ils veulent, comme une bonne partie de leurs compatriotes, contribuer à la renaissance. Pour ces deux jeunes militants, il ne s’agit pas de louer la beauté du sol natal avec des sanglots nostalgiques dans la voix, comme le fera plus tard Elissa, mais bien plutôt de lutter pour l’indépendance de la « grande nation » arabe, au besoin par les armes comme le souligne l’orchestration originale sur fond de marche militaire.
10C’est d’ailleurs le caractère martial de cette mélodie qui permit à ce thème musical de devenir, depuis les années 1960 jusqu’au milieu des années 1990, l’hymne national officieux de la Palestine (en concurrence avec un autre morceau, intitulé Bilâdî, bilâdî [« mon pays, mon pays »], plus directement associé à l’OLP). De façon bien plus surprenante, le thème fétiche de la résistance armée palestinienne allait également être retenu, en 2004, comme hymne officiel de l’Irak, sans doute sur les conseils de quelque expert en « affaires indigènes » auprès de Paul Bremer, l’administrateur civil nommé par le département de la Défense sur le territoire occupé par les troupes nord-américaines. Par une cruelle ironie de l’histoire, l’un des principaux emblèmes de la lutte des Arabes pour leur indépendance et leur unité fut ainsi retenu pour célébrer le régime mis en place par les États-Unis après le renversement de Saddam Hussein…
11Certains trouveront peut-être que les multiples utilisations qu’a connues, au fil des ans, un thème tel que Mawtinî relèvent de l’anecdote. Mais on peut, au contraire, considérer qu’il y a matière à réflexion dans les étonnantes transformations de ce symbole, dont les citations successives au sein de la grande partition arabe forment comme une sorte de contre-chant aux destinées du projet politique arabe. En définitive, ces variations sur un thème unique, celui qu’ont créé au milieu des années 1930 deux jeunes militants épris de rêves nationalistes, méritent toute notre attention. Elles dessinent en creux les heurs et malheurs du nationalisme arabe : composé au temps des grandes années de mobilisation populaire au cœur du Proche-Orient, le thème connaît son heure de gloire lors de l’affirmation nationale palestinienne, avant d’accompagner l’effondrement du parti par excellence de l’arabisme, le Baath (dans sa branche irakienne). Avec, pour finir, une ultime réapparition burlesque sous forme de complainte laborieuse entonnée par une starlette opportuniste joignant sa voix au chœur des thuriféraires d’un Royaume saoudien saisi par une funeste hubris guerrière contre son « frère » yéménite, un des pays les plus pauvres de la planète…
12Quel que soit l’intérêt d’une telle approche, les pages qui suivent n’ont cependant pas pour principal objet de convoquer la production culturelle locale pour illustrer les vicissitudes du projet unitaire arabe, ou, plus largement, les aléas de l’histoire de la région. En revenant sur certains des symboles patriotiques qui ont habité, à un moment ou à un autre, l’imaginaire des habitants de cette région à l’époque moderne et même contemporaine, je me propose avant tout d’apporter un éclairage sur ce que j’appelle ici la « fabrique de l’arabité ». En d’autres termes, à l’image de la surprenante destinée d’une chanson aussi populaire que Mawtinî et à partir d’autres exemples tirés aussi bien de la culture populaire que de la création savante, il s’agit surtout de comprendre si ces productions ont incité – et éventuellement incitent encore – les habitants de cette région du monde à « faire communauté » dans ce qu’on appelle communément aujourd’hui « le monde arabe8 ».
« Arabitude »
13C’est d’abord au sein des élites locales, à partir de la seconde moitié du xixe siècle, que l’arabisme fait son apparition. Par la suite, son rôle politique est allé croissant lors des mobilisations nationales, jusqu’à ce qu’il devienne hégémonique sur la scène régionale au milieu du xxe siècle, à travers la figure charismatique du président Nasser, dont la mort, en 1970, est souvent considérée comme le signal d’un inexorable déclin du mouvement. Cette histoire est connue ; en revanche on s’est beaucoup moins intéressé à la manière dont l’arabisme, avec ses réussites et ses échecs, s’est développé en lien avec l’« arabité », cette croyance, difficile à cerner, en une identité arabe partagée. Et pourtant, l’essor spectaculaire d’une affirmation politique opposée à la fois à l’occupation européenne et à la domination ottomane s’est indéniablement accompagné, à l’aube du xxe siècle, d’une nouvelle manière de se percevoir et de s’affirmer « arabe ». Et si les idées de l’arabisme se sont imposées avec toujours plus de vigueur sur la scène régionale, au point de la dominer entièrement quelques décennies plus tard, c’est bien, entre autres facteurs, parce qu’une partie de l’opinion a massivement épousé les représentations culturelles et intellectuelles associées à la nouvelle doctrine politique. A contrario, lorsque beaucoup considèrent aujourd’hui que l’idée arabe est une idéologie non seulement dépassée mais irrémédiablement vouée à disparaître, c’est aussi parce que le fait de se vouloir arabe ne résiste plus, du moins aux yeux d’une grande partie des acteurs concernés, à la concurrence d’autres représentations, d’autres affiliations reposant sur des solidarités perçues comme plus proches, ou plus fondamentales, telles que le sentiment d’appartenir à une tribu, à une ethnie, à une région, à un pays, ou encore à une communauté de fidèles…
14Quand bien même on se refuse à en faire un credo indiscutable, comme c’est le cas pour certains de ses zélateurs particulièrement inébranlables dans leurs convictions, il n’en reste pas moins que l’arabité, en tant que telle, continue largement à échapper à l’observation. Au contraire de l’arabisme, disséqué dans ses moindres détails, elle n’est pour ainsi dire jamais un objet d’étude à part entière, à quelques exceptions près. Au regard des innombrables travaux qui portent sur tel ou tel aspect de l’histoire politique de l’arabisme, rares sont ceux qui interrogent, comme l’a fait Stephen Sheehi en 20049, les prolégomènes de l’identité arabe moderne. Pourtant, dans l’usage qu’en font les acteurs locaux, arabité et arabisme sont deux volets d’une même notion, indissociablement liés l’un l’autre.
15Dans les premiers écrits qui s’emparent de l’idée d’une nation arabe à partir de la seconde moitié du xixe siècle, on voit ainsi s’imposer peu à peu l’usage moderne d’un terme ancien, celui de ‘urûba. Tiré de la même racine dont proviennent le mot « arabe » et ses dérivés, la ‘urûba, c’est à la fois le sentiment d’appartenir à la « nation » arabe et la doctrine politique visant à la (re)naissance historique de ladite nation. Conformément aux idées dominantes à cette époque, celles des épopées nationales chères aux romantiques européens notamment, ou encore celles qui président à la célèbre définition de la nation que propose un peu plus tard Ernest Renan10, l’affirmation arabe s’est en effet développée en posant à la fois l’existence d’un peuple et la nécessité pour lui de prendre en main son destin. Aujourd’hui encore, la ‘urûba désigne en arabe tantôt ce qu’il faudrait pouvoir appeler l’« arabitude » pour en souligner l’aspect à la fois construit et revendiqué, à savoir une identité commune forgée sur un patrimoine partagé par les membres de la nation, tantôt le nationalisme arabe proprement dit, en l’occurrence les diverses propositions politiques visant à réaliser l’unité de la région11. En dépit des voix qui voudraient poser la différence entre le sentiment identitaire et la doctrine politique, notamment en réservant pour cette dernière le terme de qawmiyya12, la langue ordinaire aussi bien que le vocabulaire politique courant continuent à employer ce mot (en arabe) sans vraiment dissocier les deux volets.
16À cette nuance près que la dimension identitaire précède dans les esprits, systématiquement ou presque, le projet politique. En d’autres termes, l’existence d’une identité arabe commune, fondée notamment sur la langue et sur l’histoire13, ouvre sur le projet politique qui se donne comme mission de « redonner vie » à la nation disparue. C’est d’ailleurs très exactement le sens du mot ba‘ath (que Jacques Berque propose de traduire par « résurgence »), terme repris par les mouvements politiques qui arriveront au pouvoir en Syrie et en Irak. En pratique, l’existence de l’arabité est une condition nécessaire – et sans doute suffisante pour certains – à la renaissance de la nation arabe. Elle est même le gage, pour les partisans les plus enthousiastes de cette dernière, de la victoire finale de ce projet contre les forces qui s’efforcent de retarder l’inéluctable unification de la patrie en attisant les divisions internes ou encore en implantant, au cœur du territoire national, un corps étranger tel que l’État israélien… De façon significative, une autre hypothèse, celle d’une identité commune qui se forgerait au fil du temps et des constructions politiques, est très rarement examinée. La différence est frappante au regard d’autres contextes, par exemple celui de l’Union européenne où le développement d’un sentiment identitaire partagé est bien davantage imaginé comme le possible résultat d’actions concertées sur le moyen ou le long terme, grâce à des initiatives telles que la création de la chaîne télévisée franco-allemande Arte ou bien encore le programme d’échanges universitaires Erasmus…
Effondrement de l’arabisme et construction de l’arabité
17Poser la construction d’une identité commune plutôt que son existence a priori ne signifie en aucun cas une remise en cause du très important legs linguistique, culturel, voire anthropologique, qui constitue en définitive le riche patrimoine commun aux populations de la région. Néanmoins, alors que les travaux – peu nombreux de toute manière – qui ont été consacrés au versant identitaire de l’arabisme s’accordent pour l’essentiel à dresser l’inventaire des caractéristiques qui auraient forgé, de toute éternité ou presque, l’identité arabe14, j’ai préféré adopter dans les pages qui vont suivre une démarche inverse, attentive à la « fabrique de l’arabité », à savoir à ces multiples processus qui ont permis la formation d’un horizon identitaire partagé. Celui-ci ne repose pas sur un héritage commun transmis « naturellement » depuis toujours ou presque, ou même pour ainsi dire « génétiquement acquis » : bien au contraire, il a été établi peu à peu ou, plutôt, construit. Car, si elle a pu être le résultat de politiques volontaristes, notamment par la mise en œuvre de programmes culturels et d’actions de propagande clairement conçus dans cette perspective, la construction de références communes s’est bien plus souvent effectuée, à mon sens, de manière empirique, au gré des hasards et des circonstances, avec un certain nombre de réussites qui confirment d’ailleurs a posteriori l’existence d’un contexte favorable à pareille « fabrication ».
18Cette manière de procéder a pour intérêt de permettre l’observation d’un phénomène a priori paradoxal, à savoir que les échecs aussi manifestes que répétés de la construction politique de l’unité arabe n’ont jamais réussi à enrayer totalement une dynamique beaucoup plus positive du point de vue identitaire. Malgré une succession de défaites plus retentissantes les unes que les autres, le sentiment de partager une histoire commune et le désir de la réaliser n’ont jamais totalement abandonné les acteurs de la région. Les multiples soulèvements qui ont parcouru celle-ci durant la première moitié de l’année 2011 en ont d’ailleurs apporté un témoignage récent, puisque les jeunesses arabes, à travers leurs protestations incontestablement très diverses, n’en ont pas moins mis en évidence combien elles partageaient les mêmes références et les mêmes espoirs. Au point, dans certains cas, d’associer spectaculairement leurs revendications et leurs stratégies au cours de gigantesques rassemblements protestataires organisés, simultanément ou presque, sur les différentes grand-places (maydân/mayâdîn) des principales capitales. Superficielle et réductrice, et même quelque peu « orientaliste » par ce qu’elle dévoile sur la nature du regard porté sur l’objet qu’elle prétend décrire15, l’expression de « Printemps arabe », que les médias ont rapidement contribué à imposer, a malgré tout le mérite de rendre compte de cette communauté de perception : quelle que soit la diversité des contextes, tant géographiques que politiques, sociologiques, économiques, etc., on retrouve cette référence arabe dans le « dégage » des Tunisiens ou le « kifâya » des Égyptiens, mais aussi dans les protestations du Mouvement du 20 février au Maroc, celles de la place de la Perle au Bahreïn et bien d’autres encore.
19Le chaos qui règne dans nombre de pays où ont éclaté les protestations du « Printemps arabe » ou encore l’arrivée au pouvoir de régimes pires encore que ceux qu’ils ont remplacés souligne l’échec cuisant de l’intifada de la jeunesse arabe en 2011. La période actuelle sonne-t-elle par conséquent le glas de l’arabisme comme on pourrait le croire en observant le navrant ballet diplomatique auquel se livrent Israël et les puissances pétrolières du Golfe sous le regard complaisant des États-Unis ? Pourtant, comme on l’a rappelé plus haut, c’est loin d’être la première fois que l’on prédit la fin de l’arabisme. Malgré tout, celui-ci semble toujours capable de ressurgir dès que le contexte permet à certains acteurs de se mobiliser – et de mobiliser – sur la base d’une « arabitude » partagée, laquelle doit donc bien exister quelque part, au moins dans l’imaginaire commun.
20Il va sans dire que cette réalité évanescente est difficile à saisir, et les différents chapitres de cet ouvrage ne prétendent en aucune façon tracer le récit à la fois fidèle et exhaustif de cette construction complexe où la ‘urûba, par le biais de représentations collectives qui structurent telle ou telle vision du monde, passe de l’imaginaire au symbolique, selon les catégories de Maurice Godelier16. Plus modestement, je propose l’observation de quelques-uns des facteurs qui ont permis tantôt le renforcement de ce sentiment d’appartenance commune, tantôt son affaiblissement.
Notes de bas de page
1 Noureddine Aba (Aïn Oulmène, 1921-Paris, 1996), Montjoie, Palestine, cité dans Colette Valat, « Des poètes maghrébins d’expression française face à la Palestine », Horizons maghrébins, no 57, 2007.
2 « An idea that has dominated the political consciousness of modern Arabs is nearing its end, if it is not already a thing of the past. It is the myth of pan-Arabism… ». Fouad Ajami, « The End of Pan-Arabism », Foreign Affairs, 57/2, 1978-1979.
3 Hazem Saghieh, Wadâ‘a al-‘urûba, Bayrût, Dâr al-sâqî, 1999.
4 En novembre 2011, dix-huit membres de la Ligue arabe ont « suspendu » (et non pas exclu) la participation de la Syrie (seuls le Yémen et le Liban se sont opposés à cette décision). Depuis ce moment, le siège du pays est resté inoccupé et non pas confié à l’une des coalitions d’opposition.
5 Pour un rappel des principales étapes de l’histoire politique de l’arabisme, voir le chapitre 1, « Des Arabes à l’arabisme », p. 24 et sq.
6 Titre porté par le chef de la maison hachémite traditionnellement responsable, de manière surtout honorifique, de la garde des lieux saints. Le chérifat de La Mecque a existé sans interruption du début du xiiie siècle jusqu’à 1924, date de la prise de la ville par les Saoud.
7 Voir Abderrahmane Jasim, « Ilisâ : ahlân fî nâdî “muhdithî al-‘urûba” » [« Elissa : bienvenue au club des “rénovateurs de l’arabité”], Al-Akhbâr, 30 avril 2015. [En ligne] https://al-akhbar.com/Celebrities/20030 [archive]
8 Sur l’histoire de cette appellation et les espaces qu’elle recouvre, voir le chapitre 2, « Les territoires perdus de l’arabisme », p. 34 et sq.
9 Stephen Sheehi, Foundations of Arab Identity, Gainesville, University Press of Florida, 2004.
10 « Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. » Voir Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation ?, Paris, Flammarion, 2011 [1882].
11 Voir Aurore Koehl, « Altitude, négritude, bravitude ou la résurgence d’une suffixation », Congrès mondial de linguistique française, Lyon, juillet 2012. [En ligne] https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00715507/document
12 Terme auquel on adjoint souvent l’adjectif ‘arabiyya. Il s’agit en effet de préciser qu’il s’agit bien du nationalisme « arabe », pour le différencier d’un autre niveau d’appartenance, en l’occurrence celui de l’État-nation.
13 En incluant, y compris chez bien des théoriciens « laïcs » de l’unité arabe, la perspective religieuse propre à l’islam. En témoignent, parmi bien d’autres exemples, les écrits du Syrien (« chrétien ») Michel Aflaq, un des fondateurs du parti Baath juste après la Seconde Guerre mondiale, parlant de l’arabisme comme « un corps dont l’âme est l’islam » (« Commémoration du prophète arabe », conférence prononcée à Damas en 1943).
14 À l’image de l’œuvre imposante d’al-Tayyib Tîzinî (al-Tayyib Tîzinî, Mashrû‘ ru’ya jadîda li-l-fikr al-‘arabî mundhu bidâyâti-hi hattâ al-marhala al-mu‘âsira, Dimashq, Dâr Dimashq, 1982). Dans une autre perspective, Robert Hoyland distingue une très ancienne « arabité » (arabhood) de la péninsule Arabique, qui se renforce, dans les premiers siècles de l’hégire, avec l’arabisation de l’empire né de l’essor de l’islam (Robert Hoyland, Arabia and the Arabs. From the Bronze Age to the Coming of Islam, London, Routledge, 2001).
15 Rabab El-Mahdi, « Orientalising the Egyptian Uprising », Jadaliyya, 11 avril 2011. [En ligne] https://www.jadaliyya.com/Details/23882 [archive]
16 Maurice Godelier, L’Imaginé, l’imaginaire et le symbolique, Paris, Gallimard, 2015.

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