Conclusion
p. 272-297
Texte intégral
1À la lumière des procédés de construction du lecteur dans et par le texte, la densité de l’œuvre de Yusuf Zaydan apparaît avec encore plus de clarté. Le caractère problématique de cette œuvre peut ainsi être expliqué par la relation entre l’auteur, le texte, le lecteur et la société au sein de laquelle ces trois pôles évoluent. Ainsi, s’il est vrai que Zaydan façonne sa réception par son habilité à construire et entretenir une réputation, ce sont surtout ses textes – avec le projet sociétal qu’ils semblent englober – qui contribuent à faire de cet auteur une figure singulière du panorama littéraire arabe. Ces derniers représentent en effet le lieu principal dans lequel se concrétise l’originalité du rapport que l’auteur instaure – dans l’Égypte du début du xxie siècle – avec le lecteur d’une part, et avec les acteurs du champ littéraire d’autre part.
2Appartenant à la catégorie de l’intellectuel nahdaoui par ses objectifs, Zaydan s’en distingue par sa capacité à exploiter de manière originale son double profil – à cheval entre le romancier et l’historien – afin d’exposer d’une part ses théories à travers les différents canaux de la fiction et de l’épitexte théorique, et d’autre part de faire sa place dans le champ littéraire égyptien et arabe. En ce qui concerne l’écriture fictionnelle, Zaydan s’oriente en particulier vers le genre du roman historique et celui du roman à thèse, plus aptes à véhiculer ses théories grâce à leurs caractéristiques spécifiques : techniques de la vraisemblance, exemplarité des personnages référentiels, traitement textuel de la matière historique en ce qui concerne le premier genre ; binarisation du système des personnages et redondances en ce qui concerne le deuxième. Cependant, même si toutes les potentialités argumentatives de ces genres sont exploitées par notre auteur, la possibilité de contradictions et le risque de mauvaise compréhension entraînés par la polyphonie romanesque persistent. Plus adaptés à exposer l’argumentaire précis de l’auteur, les écrits théoriques (notamment son essai al-Lāhūt al-‘arabī wa-uṣūl al-‘unf al-dīnī) interviennent donc pour endiguer ce risque. Ainsi, essai et roman s’intègrent et se complètent dans l’œuvre de Zaydan. Si le premier permet la cohérence de l’exposition et l’univocité de l’interprétation, sa puissance expressive et sa capacité performative sont limitées. Le roman, quant à lui, fait vivre la pensée en l’incarnant dans des personnages avec lesquels les lecteurs peuvent s’identifier. De cette façon, il permet d’atteindre un public plus large.
3Ces deux types d’écriture – qui correspondent aux fonctions respectives de l’écrivain et de l’écrivant décrites par Barthes – coexistent chez tout intellectuel engagé ; mais, chez Zaydan, elles assument une valeur différente, du fait de sa qualité d’universitaire d’une part, et de la reconnaissance internationale obtenue à partir de la publication de son roman ‘Azāzīl d’autre part. Ces deux éléments lui confèrent une légitimité double, qui fonde son autorité discursive. Celle-ci s’exerce sur le lecteur à travers plusieurs procédés textuels et extratextuels, que Zaydan exploite en vue de la réalisation de son objectif.
4La construction de la réception, elle, se fonde sur la compétence du lecteur encodé, des répertoires présents dans les textes, ainsi que sur sa compréhension des hypercodages de ces derniers. Durant son « acte de lecture », le lecteur réel va, quant à lui, « percevoir » le texte, puis s’y « impliquer »1, en déplaçant, éventuellement, son point de vue, ou en augmentant ses compétences. Cette influence sur les positions et sur la compétence du lecteur semble être le but principal poursuivi par notre auteur. Ce dernier vise un destinataire prioritaire, doté d’un degré de culture assez élevé pour qu’il puisse saisir les nuances des textes, mais également assez réduit pour qu’il puisse jouer le rôle de « disciple » que ces textes ont défini pour lui. Se déclinant sous de multiples facettes, ce destinataire privilégié finit par s’identifier avec un lectorat égyptien qu’il est question d’instruire d’une part, et d’autre part d’unifier sous la bannière d’une cohésion nationale fondée sur l’histoire et d’une condamnation collective de la violence émanant du religieux.
5Si les romans de Zaydan peuvent être rapprochés du « roman de formation » que nous trouvons dans le monde arabe, à partir de la Nahda, dans des œuvres telles que la Jambe sur la jambe d’Ahmad Faris Chidyaq, ce sont aussi des romans « didactiques » dans le sens qu’ils appellent le lecteur à approfondir ses connaissances. C’est le sens de l’expression « roman de connaissance » (riwāyat al-ma‘rifa) employée par la romancière égyptienne Salwa Bakr au sujet du roman ‘Azāzīl, qu’elle décrit comme un « roman référentiel » qui « se fonde sur la remise en question des certitudes acquises et de la matière historique » et qui, de ce fait, « change chez le lecteur sa connaissance du monde, car il ne se limite pas uniquement à ébranler ses certitudes, mais les remplace souvent par d’autres ». Ainsi, poursuit l’auteure et critique littéraire égyptienne, « ce type de roman utilise l’histoire comme une matière première qu’il faut remettre en question dans le but de vérifier sa véracité », chose qu’il fait en s’appuyant sur d’autres matériaux historiques (Bakr 2008). Cette description attribue aux romans de Zaydan un aspect caractéristique : la transmission qu’il opère, à travers le romanesque, d’une certaine lecture de l’histoire semble se doubler non seulement d’une action sur la conscience du lecteur, mais de l’enrichissement de son bagage culturel. L’une des fonctions que l’auteur attribue aux références érudites, aux descriptions détaillées des lieux et des personnages référentiels, aux inserts historiques sous forme de scènes ou de sommaires, aux précisions toponymiques, c’est justement la redécouverte, pour le lecteur arabe, d’un « nous » enseveli et d’un « autre » inconnu ou méconnu. Saluée par plusieurs critiques, la richesse des références contenue dans ‘Azāzīl fait également que « de nombreux critiques se sont abstenus de le lire » (’iǧḥām kaṯīr min al-nuqqād ‘an tanāwuli-hā), de peur qu’il ne requière un effort de recherche trop important (Bakr 2008). L’auteur émaille l’ensemble de ses productions fictionnelles de références érudites, dont certaines ne vont être déchiffrées, dans leur globalité, que par un lecteur docte ou en quête de connaissances. C’est le cas, également, du roman Guantanamo, dans lequel la maîtrise des références coraniques est une condition sine qua non pour la compréhension fine des personnages et de leur rôle dans le texte. Zaydan lui-même met en avant, dans un avertissement précédant al-Lāhūt al-‘arabī, l’exigence que ses textes présentent à l’égard des lecteurs. Ces derniers, affirme Zaydan, « ne s’adressent pas au lecteur paresseux, ni à ceux qui sont habitués à ce que l’on réponde aux questions habituelles par des arguments tout prêts2 ». L’attitude de Zaydan vis-à-vis de son lecteur est ainsi ambigüe : si d’une part il assume face à ce dernier la posture de maître à élève, il affirme d’autre part, à plusieurs reprises, s’adresser à un public qui est tout à fait conscient et capable de recevoir son message. Ainsi, dans son essai Fiqh al-ṯawra, l’auteur insiste sur l’importance qu’il accorde à la diffusion de « la connaissance » (al-ma‘rifa) à travers les activités interactives qu’il propose via sa page Facebook, via les rencontres mensuelles qu’il anime à la salle Sāqiyat al-Ṣāwī du Caire ainsi qu’à travers les rubriques hebdomadaires – telles que Manārāt al-ḥikma al-‘arabiyya [Les phares de la sagesse arabe] – qu’il tient dans la presse arabe. Dans ces dernières, par exemple, Zaydan approfondit les grandes figures de la philosophie arabe, sujet qui, selon ses détracteurs, n’est pas approprié à la presse écrite et risque de lui faire perdre beaucoup de lecteurs. À ceux qui avancent ce type d’argument, Zaydan répond qu’ils accusent à tort de superficialité les lecteurs de la presse. Ces derniers, poursuit le romancier, « sont l’autre versant de l’écrivain, son miroir » (hum al-ğānib al-muqābil li-l-kātib, bal hum bi-l-nisba ’ilay-hi ka-l-mir’āt). Sans un « lectorat conscient » (al-qurrā’ al-wā‘iya), ajoute-t-il, l’écriture n’a ni but ni sens. Ainsi, conclut Zaydan, écrivains et lecteurs – c’est-à-dire « énonciation et réception » (al-’ilqā’ wa-l-talaqqī) – doivent être unis sous le signe non pas de la quantité, mais de la qualité et de la profondeur (Fiqh al-ṯawra, p. 101).
6En dépit de son habileté à se construire un large lectorat, la production romanesque de Zaydan reçoit de nombreuses critiques. Il y a, premièrement, la critique émanant de l’Église copte qui, pour compenser son impossibilité à jouer un rôle politique dans le pays depuis l’époque Mubarak, s’est octroyé la fonction de représentante de l’ensemble de la communauté copte (Cantini 2008) et de défenseur de ses symboles3. Par ailleurs, le rapide succès et la foudroyante carrière de romancier de Zaydan soulèvent quantité de doutes dans les milieux littéraires en Égypte. Si la compétition au sein de ces derniers a pu créer des jalousies, il est vrai aussi que l’attitude perçue comme professorale et prétentieuse de notre auteur n’a pas contribué à le faire accepter davantage, à la fois par les membres d’un champ qui fonctionnait jusqu’alors en cercle fermé, et par un certain lectorat engagé commençant à jouir d’une démocratisation de la culture et de la participation politique à la reconstruction nationale (surtout après la révolution de 2011). À mi-chemin entre les prétentions des représentants « légitimes » du paradigme nahdaoui et les aspirations de la jeunesse intellectuelle et révolutionnaire de la place Tahrir, Zaydan est ainsi critiqué à la fois par les premiers et par la deuxième. Par les premiers, Zaydan se voit notamment reprocher d’être – comme Alaa al-Aswany – un romancier commercial. Aussi, certains critiques affirment que, dans le cas de ‘Azāzīl, le Booker aurait récompensé le succès commercial du roman plutôt que sa valeur littéraire intrinsèque (Farghali 2008). Quant à la deuxième, elle lui reproche des positions ambiguës vis-à-vis des élites politiques sous le régime de Moubarak. Plusieurs intellectuels dénoncent, notamment, son absence du mouvement Kifāya (« Assez ! ») né au début des années 20004.
7En ce qui concerne son œuvre romanesque, les critiques ont volontiers fait remarquer sa valeur inégale, après avoir comparé son chef-d’œuvre ‘Azāzīl avec ses autres romans. Nous avons fait abstraction de ces débats, pour nous concentrer sur la démarche originale de l’auteur, sur ses stratégies d’écriture, et notamment sur sa capacité à construire son destinataire privilégié. Notre analyse nous a menée à identifier les éléments qui font la richesse de cette démarche, mais aussi les contradictions de l’argumentaire qui la structure. Ces dernières dérivent en partie de la personnalité de l’auteur, mais trouvent également leur origine dans la nature complexe et incontrôlable de l’œuvre d’art qui, au moment de sa réalisation, rassemble une multitude d’éléments divers et, au moment de son interprétation, produit une multitude de perceptions possibles.
8En tout état de cause, Zaydan représente sans aucun doute l’un des phénomènes de la littérature arabe du début des années 2000. Cet auteur a su exploiter la brèche que la démocratisation de la culture a ouverte, afin de créer sa place à l’intérieur d’un champ littéraire légitime dont l’accès était longtemps resté interdit à ceux qui, comme lui, représentaient des éléments exogènes. Il a mis à profit son parcours d’historien, en fondant sur celui-ci son autorité et sa légitimité en tant que romancier. Ainsi, il a réussi à transformer son statut d’outsider en un élément d’originalité et en un gage de qualité. De ce point de vue, Zaydan illustre les transformations ayant cours au début du xxie siècle au sein du champ littéraire égyptien et plus largement arabe. Avec l’auteur de ‘Azāzīl, d’autres écrivains égyptiens incarnent ces transformations5.
9Saisir les différentes formes que revêtent ces transformations, voire cet éclatement du champ littéraire dont le cas de Yusuf Zaydan constitue un des exemples les plus frappants durant les deux premières décennies du xxie siècle, permet de mieux comprendre la littérature arabe la plus contemporaine et ce qu’elle exprime sur les sociétés en recomposition – politique, économique et culturelle – desquelles elle émane.
Notes de bas de page
1 Les notions de « perception » et d’« implication » sont tirées de Iser 1985 et de Jouve 2008.
2 Lam yūḍa‘ hāḏā al-kitāb li-l-qāri’ al-kasūl, wa-lā li-’a’ulā’ika allaḏīna ’admanū talaqqī al-’iğābā al-ğāhiza, ‘an al-’as’ila al-mu‘tāda.
3 Dans une étude sur des feuilletons télévisés situés dans le quartier multiconfessionnel de Shubra au Caire, l’historien Gaétan du Roy nous montre comment l’Église copte – qui essaye de jouer le même rôle d’instance de représentation communautaire qu’al-Azhar pour les musulmans – prétend contrôler la représentation des coptes au cinéma et à la télévision, en jouant vis-à-vis du médium télévisé un rôle semblable à celui qu’elle assume vis-à-vis de la fiction littéraire avec la censure morale qu’elle établit du roman ‘Azāzīl (voir Du Roy 2020, p. 142-143).
4 Ces affirmations sont basées sur une série d’interviews que nous avons menées en Égypte en mai 2014, avec plusieurs journalistes et membres de l’intelligentsia égyptienne, comme Muhammad Hashim (directeur de la maison d’édition Dar Mirit et organisateur de salons littéraires dans son bureau au Caire), Sayyid Mahmoud (journaliste culturel à Al-Hayat, Al-Ahram et Al-Akhbar), Hilmi al-Namnam (journaliste culturel à Al-Masry al-youm et rédacteur à Dar al-hilal) et bien d’autres.
5 C’est le cas, par exemple, de l’écrivain à succès Ahmed Mourad qui affiche une attitude d’indifférence totale vis-à-vis du champ littéraire égyptien et de ses tenants « légitimes », contrairement à Zaydan et à ceux qui, comme lui, assument une posture d’opposition, voire de défiance, vis-à-vis de ces derniers. Concernant la trajectoire d’Ahmed Mourad et sa posture assez exceptionnelle en marge du champ littéraire égyptien, voir Jacquemond (2020, p. 51-84).

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