Chapitre 5
Construction de l’autorité
p. 210-221
Texte intégral
1Pour que l’objectif rhétorique soit atteint, c’est-à-dire pour que le texte soit lu comme l’auteur l’a prévu1, il faut que le discours émane d’une source d’autorité. Historien renommé, Zaydan se sert de son statut d’universitaire pour remédier au manque structurel d’autorité du récit romanesque (Suleiman 1983, p. 141). Selon la rhétorique aristotélicienne, l’action sur l’auditoire passe par trois éléments : le logos, le pathos et l’ethos. Le premier correspond à la capacité de produire un discours organisé en arguments valides, le deuxième à l’art d’émouvoir l’auditoire, le troisième à construire une image de soi crédible et digne d’autorité. Ainsi, dit Aristote, l’orateur qui veut influencer son auditoire doit avant toute chose faire preuve de phronesis, soit de compétence. De la même manière, l’auteur qui veut agir sur les consciences doit fournir des données précises, détaillées, voire chiffrées sur les périodes historiques dont il traite. Il doit faire preuve d’un savoir vaste, voire encyclopédique, de manière à se présenter comme une référence inégalable. Il doit être capable, enfin, d’appuyer son propre discours par des arguments d’autorité, qui ne peuvent être remis en cause. Tous ces éléments constituent ce que Ruth Amossy a appelé l’« ethos discursif », c’est-à-dire l’ethos de l’autorité énonciative, par opposition à l’« ethos préalable » représenté par l’image de l’auteur auprès de l’auditoire en fonction de son statut ou de sa réputation (Amossy 2010). Denis Pernot affirme à ce propos que « le romancier qui désire faire œuvre pédagogique doit montrer qu’il a compétence à parler en maître pour s’autoriser à ponctuer l’intrigue qu’il construit de réflexions, de commentaires ou de conseils ». L’œuvre du romancier-pédagogue est ainsi souvent précédée d’une préface « invitant le lecteur à s’en tenir à une position d’écoute » (Pernot 2000, p. 270). Chez Zaydan ce travail préfaciel est mené grâce à sa posture de personnage public, et à travers sa production épitextuelle. Mais il est aussi présent tout au long du texte, à travers les signes de l’autorité discursive. Qu’on les lise comme des romans à thèse, comme des romans historiques ou autre, les romans de Zaydan apparaissent comme des romans autoritaires car ils renvoient, en dernier lieu, à une parole de Vérité qui est celle de l’historien et du pédagogue. La démarche de l’auteur est double : avant tout, il élabore et nourrit la construction de sa réputation de romancier pédagogue ; ensuite, il réalise un texte duquel se dégage, autant sur le plan intradiégétique (c’est-à-dire à l’intérieur du récit fictionnel) qu’extradiégétique, une autorité discursive.
La réputation
2La réputation est un élément important dans la mesure où elle entre en jeu dans la construction de l’horizon d’attente du lecteur avant même que ce dernier se penche sur le texte. En effet, certains sociologues affirment que la réputation pèse fortement sur l’attention que l’on porte à une œuvre et sur la façon d’en aborder la lecture2. Les prix littéraires ont souvent une influence sur la réputation, car ils peuvent créer ou changer le statut d’un auteur. Ceci est d’autant plus vrai en Égypte, où le champ littéraire dit « légitime » a été pendant longtemps fermé sur lui-même, et n’a commencé à s’ouvrir que depuis le début des années 2000. Ainsi, l’International Prize for Arabic Fiction (IPAF), mis en place en 2008, a permis à un auteur tel que Zaydan, inconnu dans le champ littéraire, de se faire connaître et de devenir en même temps l’un des romanciers arabes les plus en vogue du moment. Cependant, l’obtention d’un prix renommé tel que celui-ci ne suffit pas à la construction d’une bonne réputation. Cette dernière doit être cultivée, entretenue. Zaydan a été très habile de ce point de vue, car il a réussi à tirer profit au maximum de son succès à la suite de la publication de ‘Azāzīl et de l’obtention du Booker en 2009. Il a fidélisé d’une part ses lecteurs, grâce à de nombreuses activités menées sur les réseaux sociaux, et a attiré d’autre part la meilleure maison d’édition égyptienne du moment, Dār al-šurūq, qui a pris en charge la publication de tous ses romans et autres ouvrages. Après la sortie de ‘Azāzīl, cet historien spécialiste de soufisme et de philosophie islamique, connu uniquement dans un cercle d’initiés, a su progressivement s’imposer auprès du grand public comme une autorité en matière d’histoire des religions, et comme un référent incontournable – du moins pour ses très nombreux admirateurs – sur la situation sociale et politique de l’Égypte des dernières années. À côté de cela, il a su paradoxalement mettre à profit la mauvaise réputation dont il pâtissait – et dont il continue de pâtir – au sein du champ légitime. Accusé à plusieurs reprises d’être un écrivain médiocre, voire de plagier des romans connus3, puis de porter atteinte, par ses œuvres et ses propos, au christianisme et à l’islam, il s’est défendu en mettant en avant l’hostilité que pouvaient générer ses positions politiques indépendantes d’une part, et son statut de marginal, d’outsider indésiré par rapport au champ littéraire légitime d’autre part. Ainsi, si la présumée bonne réputation peut avoir des conséquences négatives sur la carrière (on se souvient par exemple de Romain Gary qui, après l’obtention du Goncourt en 1966, décide de publier sous un pseudonyme pour s’affranchir de sa réputation), la présumée mauvaise réputation peut à l’inverse en avoir de positives. La réputation est donc loin d’être le pur reflet de la qualité intrinsèque de l’écrivain : elle est aussi le résultat de facteurs institutionnels, historiques et sociaux (Chauvin 2013). Ces trois facteurs entrent en jeu aussi dans la construction de l’effet de lecture de la part du romancier et dans le travail interprétatif opéré par le lecteur sur le texte fictionnel. Si on reprend la distinction faite par Ruth Amossy entre ethos discursif et ethos préalable, la réputation est incluse dans le cadre du deuxième, dans la mesure où elle précède l’acte de lecture ; toutefois, elle représente aussi une construction continue (se déroulant avant et après la production des textes), et à ce titre elle participe aussi de l’ethos discursif. Les frontières sont en effet très perméables entre le discours sur soi produit par le texte et celui qui se situe à l’extérieur du texte.
L’autorité discursive
L’ethos discursif sur le plan intradiégétique
3Selon Vincent Jouve « tous les procédés destinés à renforcer la confiance qu’inspire le locuteur relèvent de l’ethos : citations, références aux “autorités”, appui sur des témoignages, appel à l’histoire et au vraisemblable ». Ainsi, poursuit-il, « un jugement aura d’autant plus de force que celui qui l’émet est qualifié pour cela » (Jouve 2015, p. 112). En ce qui concerne l’autorité discursive qui se dégage des textes, elle réside dans plusieurs éléments, autant au niveau intradiégétique qu’extradiégétique. Ces éléments ont en commun de renvoyer à une parole de vérité : vérité de l’universitaire ou vérité de la parole divine.
4Sur le plan intradiégétique, le premier signe de l’autorité discursive chez Zaydan est représenté par la parole du narrateur homodiégétique témoin oculaire d’événements charnières et de personnages clés de l’histoire. Ce dernier, que nous avons évoqué lorsque nous avons parlé des informateurs du roman historique, source de l’histoire mais aussi interprète ultime de celle-ci, fonctionne comme relai des informations qui proviennent de son expérience vécue, mais aussi des témoignages recueillis auprès des acteurs des événements, notamment des personnages référentiels. Savants, personnages charismatiques, dotés ou transmetteurs d’une parole sainte ou divine, ces derniers sont les vecteurs principaux, à l’intérieur de la diégèse, de l’autorité discursive. Denis Pernot décrit la manière dont se construit, par l’intermédiaire de cette catégorie de personnages, la légitimité du romancier pédagogue. Ce dernier, dit-il, met en scène un jeune héros qui rencontre dans son parcours « des mentors susceptibles de lui glisser des avertissements similaires à ceux qu’il souhaite faire passer à ses lecteurs ». De cette façon, il introduit dans son récit des figures occupant des positions d’autorité ou valorisées, dont il fait entendre les voix sans avoir besoin de s’immiscer lui-même dans le récit. Ainsi, « appuyée sur la parole d’autorités que le lecteur averti connaît », l’œuvre du romancier pédagogue assume l’aspect d’une œuvre à thèses (Pernot 2000, p. 272-273). Dans les romans de Zaydan, une place privilégiée est occupée par tous les personnages qui sont porteurs de connaissances et d’érudition, à travers lesquels on perçoit, dans le texte, la présence de l’auteur en sa qualité d’universitaire. C’est le cas principalement de Hiba et de Nestorius dans ‘Azāzīl, du Nabatéen dans al-Nabaṭī, du protagoniste, de Noura et de tous les personnages qui jouent au fur et à mesure le rôle de guides dans les lieux parcourus dans Maḥāll. Frédéric Lagrange nous fait remarquer que Hiba est, comme son créateur, un passionné du livre ; que, comme lui, il aime s’exhiber en érudit. Sa légitimité en tant que source d’autorité discursive tient à son érudition. Déclinaison de la phronesis aristotélicienne, cette érudition est l’un des moyens pour Zaydan d’exprimer son opinion dans le champ littéraire (et politique) arabe et égyptien. Frédéric Lagrange note que celle-ci n’est pas la seule voie d’accession à la légitimité, mais que Zaydan la choisit car il a les instruments pour la pratiquer. La proximité avec la rue (al-ḥāra, litt. « le quartier »), poursuit Frédéric Lagrange, pourrait représenter une autre voie pour se construire une légitimité discursive, comme elle l’était pour Naguib Mahfouz et d’autres. Mais l’auteur de ‘Azāzīl ne connaît, ni ne provient de la rue. La preuve en est que, quand ils existent, ses dialogues en dialecte ne sont pas aussi réussis que ceux qui se trouvent chez des auteurs dont la langue est imprégnée des idiomatismes de la rue. Zaydan s’exprime, et ne peut que s’exprimer, conclut Frédéric Lagrange, depuis sa bibliothèque, ou depuis sa chaire de professeur à l’université (Lagrange 2013-2014).
5Son autorité et sa légitimité en tant que romancier pédagogue résidant essentiellement dans l’étendue de sa science, nous trouvons dans ses romans de nombreux passages qui donnent lieu à la profusion de ce vaste savoir. Dans ‘Azāzīl, par exemple, les conversations entre Nestorius et Hiba au sujet de la bibliothèque de ce dernier sont l’occasion de longs excursus érudits. Ainsi, lorsque Nestorius découvre que le moine est en possession d’un exemplaire de la Cité de Dieu de saint Augustin, il saisit l’occasion pour s’étendre sur le contexte et les raisons de la rédaction de cet ouvrage (‘Azāzīl, p. 39). Vers la fin du roman, une autre digression érudite sur l’origine d’Azazel prend place, par la voix du narrateur, au milieu d’un dialogue entre Hiba et l’Azazel fictionnel (‘Azāzīl, p. 349). L’importance des digressions et inserts érudits dans ce roman a frappé la critique, à tel point que le Libanais Abbas Beydoun définit ‘Azāzīl comme une œuvre appartenant à un genre disparu : le « roman encyclopédique » (riwāya mawsū‘iyya) (Beydoun 2009).
6Dans al-Nabaṭī, ce sont les assemblées du Nabatéen qui offrent l’occasion de longues digressions savantes. Vu le contexte du roman, celles-ci sont moins centrées sur l’histoire et la culture livresque que sur la culture orale, la sagesse populaire et la philosophie. C’est le cas, par exemple, lorsque l’homme raconte la légende de la naissance du dieu El, appelé à certains endroits Dhu al-Shara, ailleurs connu sous d’autres noms. Dans un passage au début du roman, la protagoniste définit elle-même le rôle de ce personnage dans la construction de l’autorité discursive, puisqu’elle prédit qu’il sera celui qui lui apprendra, dans une autre vie, « les mystères de la langue des Arabes et les secrets de la relation entre les mots et leurs significations » (Al-Nabaṭī, p. 24). Le Nabatéen a donc un rôle de maître, de précepteur vis-à-vis de la protagoniste, destinataire privilégiée de sa sagesse et alter ego textuel du lecteur du roman.
7Il est certain, par ailleurs, que l’écriture du roman historique nécessite, dans tous les cas, une certaine attention au détail dans la construction du décor. La grande richesse de détails historiques, géographiques, topographiques, sociologiques qui sont fournis par les romans de Zaydan plonge le lecteur arabe successivement dans les querelles doctrinaires de l’Orient chrétien au ve siècle, dans les guerres entre Perses et Byzantins au viie siècle, dans les pratiques et croyances religieuses de l’Arabie préislamique, et dans les coulisses des réseaux djihadistes au xxie siècle. La description d’Alexandrie dans ‘Azāzīl, menée avec la minutie du cartographe et l’affection enthousiaste de l’enfant de la ville qu’est Zaydan, représente un modèle très réussi de construction du décor du roman historique4. Mais dans les romans de Zaydan cette attention au décor excède les raisons purement stylistiques liées au genre littéraire. La description des lieux et de leurs habitants est menée d’une façon extrêmement précise, voire scientifique, comme si elle avait un autre objectif que la simple construction d’un cadre pour le récit.
8Dans le roman Maḥāll, à travers les explications du protagoniste – guide touristique en Haute-Égypte – on apprend, par exemple, de nombreuses informations sur la composition ethnique de la ville d’Assouan peuplée, nous dit-on, d’Arabes et de Nubiens, dont on détaille respectivement les noms et les caractéristiques des nombreuses tribus (Maḥāll, p. 24-25). Dans ce roman, c’est la structure même du texte – organisé en sept chapitres chacun desquels porte le nom d’un lieu – qui permet d’introduire, à travers des figures de cicérones connaissant les lieux par lesquels passe le protagoniste, des inserts savants. Une fois arrivé à Alexandrie, le rôle de cicérone est attribué à Noura, qui devient son guide à travers la ville. La jeune femme lui fait ainsi découvrir Karmuz, un vaste quartier qui s’étend autour des murs du cimetière, au centre duquel se trouve le monument ptoléméen appelé « le pilier des mâts », érigé à la mémoire d’un patriarche chrétien, et où se trouvait anciennement le temple du Sérapéum (Maḥāll, p. 83). Elle l’emmène également visiter la place appelée, à l’époque ptoléméenne, Būkāliya (du mot grec qui signifie « pâturage des vaches ») dans laquelle il n’y avait point de vaches, mais un beau temple érigé par Cléopâtre au nom de son fils Césarion (« le petit César »), temple transformé à l’époque chrétienne en une église démantelée à son tour durant la période islamique (Maḥāll, p. 93). Ailleurs dans le roman, c’est au tour du Syrien Fawwaz et de l’Ouzbèque Alishir (Maḥāll, p. 164 et suiv.) de jouer le rôle de guides, en informant le protagoniste sur l’histoire contemporaine de l’Ouzbékistan (Maḥāll, p. 154-155), sur la composition ethnique de l’Afghanistan (Maḥāll, p. 193) ainsi que sur nombre d’autres éléments historiques et sociologiques concernant la région.
9‘Azāzīl est un roman dans lequel on trouve un foisonnement de toponymes, de titres, de notions, de mots grecs, latins, coptes, syriaques, etc. Connus uniquement d’un public d’érudits, ces mots étranges – en particulier ceux qui relèvent de la culture et de l’histoire chrétienne – sont inconnus du lecteur arabe contemporain, de surcroît lorsqu’il est de culture islamique. Pour le romancier pédagogue qu’est Zaydan, l’autorité passe avant tout par la maîtrise des mots et des concepts. Pour asseoir son autorité discursive, être capable de nommer et de définir est, pour lui, aussi important que le fait même de posséder la connaissance.
10Ainsi, si les textes théoriques sont le lieu principal dans lequel s’exprime l’universitaire soucieux de préciser, voire rectifier la dénomination et la définition d’un certain nombre de termes importants5, les romans ne manquent pas de mises au point terminologiques et d’explications lexicales, qui apparaissent parfois comme des ajouts artificiels. Dans al-Nabaṭī, ces mises au point passent par l’intermédiaire de la narratrice. C’est le cas, par exemple, lorsque cette dernière compare les mots coptes ’arbūn et kīmī6 avec leurs équivalents arabes mahr (« dot ») et miṣr (« Égypte »), ou parle des appellations réciproques utilisées entre coptes et Arabes (Al-Nabaṭī, p. 25-26).
11Dans Maḥāll, il est également question à plusieurs reprises de précisions lexicales et terminologiques, d’abord à travers les personnages de Fawwaz et d’Alishir en Ouzbekistan, puis de Qari, accompagnateur afghan. Les visites que ces deux personnages réalisent avec le protagoniste constituent un prétexte constant pour introduire des explications savantes. C’est le cas, par exemple, lorsque Fawwaz lui explique l’étymologie du mot « Ouzbékistan », de ūz, « nous », bak « seigneurs » et stān » terre » ou « lieu », avec la signification de « la terre de ceux qui ont une âme de seigneurs, ou de gens dignes de respect ». C’est le cas également lorsqu’Alishir apprend au protagoniste l’origine du nom « Tamerlan » (Taymūr lank, « Taymour le boiteux »), appellation insultante que les Ouzbèques, attachés à la figure du célèbre prince, détestaient (Al-Nabaṭī, p. 164-165).
12Parfois l’explication lexicale est l’occasion pour introduire des informations de type historique. C’est le cas lorsque Qari explique au protagoniste l’origine du terme « taliban » (ṭālibān, « étudiants »), faisant initialement référence aux étudiants de droit islamique qui s’étaient constitués en une force revendiquant le pouvoir et qui, après avoir combattu les Russes, avaient fini par se transformer en criminels voulant éradiquer toute opposition politique (Maḥāll, p. 208).
13Enfin, la citation des textes sacrés participe également à la construction – sur le plan intradiégétique – de l’autorité discursive dans les romans de Zaydan. Si, comme dit Susan Suleiman, « toute parole de Vérité est celle d’un dieu » (Suleiman 1983, p. 141), alors les nombreuses citations de la Bible et du Coran représentent une forte parole de vérité, donc d’autorité. Ainsi, dans Maḥāll, le Coran est évoqué à deux reprises comme preuve scripturaire de l’histoire7. Dans Guantanamo, il fournit au protagoniste le principal argument d’autorité pour démontrer l’inexactitude de certaines théories diffusées par l’islam radical (à l’origine desquelles il y a l’ignorance ou la mauvaise compréhension du texte) et pour contester les attitudes obscurantistes et rétrogrades de certains détenus (Guantanamo, p. 184-186).
L’ethos discursif sur le plan extradiégétique
14Dans ‘Azāzīl, l’universitaire Zaydan apparaît également à travers certains éléments extradiégétiques. Ces derniers sont introduits par le « traducteur », le premier narrateur établi par la fiction du manuscrit. C’est ce premier narrateur qui permet de justifier l’apparition d’inserts érudits, notamment à travers les notes de bas de page et les parenthèses dans lesquelles figure le correspondant moderne de certaines dates et toponymes. Les nombreuses notes de bas de page sont de plusieurs sortes : elles fournissent des informations sur le manuscrit (fictionnel) et sur les annotations retrouvées par le traducteur en marge de celui-ci (‘Azāzīl, p. 14 et 125) ; elles donnent des précisions sur le sens de termes anciens, rares ou d’origine étrangère, tels que tanayyaḥa (mot syriaque désignant le fait de se reposer, en usage dans les milieux ecclésiastiques orientaux avec le sens de « décéder ») (‘Azāzīl, p. 23), al-waral (« le varan ») (‘Azāzīl, p. 75), al-‘ā‘ (mot égyptien ancien pour désigner la maladie de la « bilharziose ») (‘Azāzīl, p. 144), al-firrīsī (« pharisien ») (‘Azāzīl, p. 222), sūtūrū (mot syriaque désignant la « protection ») (‘Azāzīl, p. 355), al-qawqiyyūn (terme désignant des chants de potiers dans la région d’Alep) et bien d’autres encore ; elles fournissent des informations historiques, voire parfois sociologiques (‘Azāzīl, p. 55, 85, 158, 210, 218, 224 et 236), ou encore relatent les annotations en arabe trouvées par le traducteur en marge du manuscrit (‘Azāzīl, p. 26, 136, 148 et 330).
15Dans son introduction, le personnage du traducteur avertit le lecteur de ces ajouts explicatifs qu’il a apportés à la narration (‘Azāzīl, p. 12). En ce qui concerne par exemple les toponymes, il justifie son choix de remplacer la dénomination ancienne avec son correspondant moderne (Akhmim pour Panoplis, Marach pour Germanicia, Wadi Natroun pour le désert de Scété) par l’objectif de permettre au lecteur d’identifier aisément ces lieux. Lorsqu’en revanche il s’agit de lieux possédant une valeur symbolique qui serait perdue si l’on adoptait l’appellation actuelle, comme c’est le cas pour Nicée (aujourd’hui Iznik en Turquie), le choix du traducteur a été de laisser l’ancienne dénomination (‘Azāzīl, p. 11-12). Cette double notation apparaît dans le roman à plusieurs reprises (‘Azāzīl, p. 14, 20, 30, 58, 59, 61, 62, 66, 140, 142 et 144). Dans l’introduction d’al-Lāhūt al-‘arabī, Zaydan revient sur cette question, en l’expliquant aussi par la nécessité d’éviter les confusions (Al-Lāhūt al-‘arabī, p. 40-41). Les noms entre parenthèses explicitant – pour le lecteur moderne – la correspondance avec les lieux actuels, viseraient donc à combler l’absence de notes de bas de page lorsque celles-ci risqueraient de ralentir la lecture. Si tel est le but affiché par l’auteur, il nous semble que ces ajouts offrent également à ce dernier une occasion supplémentaire de montrer sa phronesis et de consolider ainsi son ethos discursif.
Notes de bas de page
1 Cette idée est, en soi, problématique. Dans le cadre d’une analyse textuelle, l’auteur dont on parle est – pour utiliser la terminologie d’Umberto Eco – l’auteur « modèle », c’est-à-dire l’auteur tel qu’il se dégage de l’ensemble des éléments du texte. En ce qui concerne Zaydan, la production épitextuelle fournit – comme nous l’avons montré dans la deuxième partie du livre – d’importants éléments permettant d’identifier les intentions de l’auteur quant à la lecture qu’il faut avoir de son œuvre.
2 Voir notamment Rodden (1989) et Heinich (1999).
3 ‘Azāzīl serait notamment la copie du roman de Dan Brown Da Vinci Code (2003), ou bien du roman de Charles Kingsley Hypatia (1853), traduit en arabe par Izzat Zaki dans les années 1960.
4 Voir le chapitre « La capitale du sel et de la cruauté » (‘Āṣimat al-milḥ wa-l-qaswa) (‘Azāzīl, p. 58-79).
5 Voir, par exemple, dans les premières pages d’al-Lāhūt al-‘arabī, la longue leçon de terminologie autour du mot waṯaniyya (« paganisme »), ou des différentes désignations des religions abrahamiques (Al-Lāhūt al-‘arabī, p. 18-21).
6 En effet, il semble que Kīmī (Kemi ou Kemet signifiant, dans la langue des Pharaons, le « pays des Noirs » ou le « pays noir »), ait été l’un des noms donnés à l’Égypte ancienne.
7 Voir notamment la page 21 du roman Maḥāll : après une discussion avec un touriste juif, dans laquelle ce dernier soutenait que tout le territoire s’étendant entre l’est du Nil et l’ouest de l’Euphrate appartenait aux Juifs, le protagoniste se met à réciter le verset 4 de la sourate al-Isrā’ dans laquelle on rappelle l’« orgueil excessif » (‘uluwwan kabīran) du peuple juif. Voir aussi la page 43, lorsque le héros rappelle à la jeune Noura l’histoire des sept vaches grasses et des sept vaches maigres évoquée dans les versets 43 à 49 de la sourate Yūsuf (Joseph) et reproduite sur une tablette datant du temps de Ptolémée (Maḥāll, p. 21).

Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Penser la Palestine en réseaux
Véronique Bontemps, Jalal Al Husseini, Nicolas Dot-Pouillard et al. (dir.)
2020
Un Moyen-Orient ordinaire
Entre consommations et mobilités
Thierry Boissière et Yoann Morvan (dir.)
2022
Un miroir libanais des sciences sociales
Acteurs, pratiques, disciplines
Candice Raymond, Myriam Catusse et Sari Hanafi (dir.)
2021
L’État du califat
La société sunnite irakienne face à la violence (1991-2015)
Faleh A. Jabar Minas Ouchaklian (éd.) Marianne Babut (trad.)
2024
Au-delà du séparatisme et de la radicalisation
Penser l’intensité religieuse musulmane en France
Anne-Sophie Lamine (dir.)
2024